Katharina Schratt, un portrait par Heinrich von Angeli
Le texte qu'on va lire est extrait d'un ouvrage qui parut à Vienne, Im glanz der Kaiserzeit (Dans l'éclat de l'époque impériale). L'auteur est la princesse Eleonora Fugger von Babenhausen qui, par sa naissance (elle était la fille du prince Charles de Hohenlohe-Bartenstein) comme par son mariage, eut l'occasion de fréquenter familièrement plusieurs membres de la famille impériale. Dans ce chapitre, elle évoque l'amitié qui lia l'empereur François-Joseph et madame de Kiss-Schratt. Témoin direct, elle projette une vive lumière sur un épisode célèbre de la vie de l'Empereur.
Dans l'intimité de François-Joseph
En septembre 1895 j'allai avec mes enfants à Hietzing, ce joli quartier de Vienne tout en villas. C'était autrefois le séjour de campagne le plus élégant et le plus prisé des Viennois. Hietzing n'a jamais été un faubourg dans l'acception ordinaire du terme. On y voit encore beaucoup de ces maisons de campagne aristocratiques elles né comportent généralement qu'un rez-dechaussée, tout au plus un étage. Au milieu de jardins bien dessinés et soigneusement entretenus, on y respire l'air du vieux Vienne. On se croit transporté au temps de la simplicité champêtre de nos grands-parents et aïeux.
Le nom de Hietzing est dérivé de celui de la famille noble Uezingen, qui y demeurait dès le XIIe siècle. Mais cette savante explication historique n'est pas du goût des Viennois, ils lui préfèrent celle-ci, plus poétique : pendant le siège de Vienne par les Turcs en 1529, le pacha Chassan Michel Oglu campa dans le Hietzing de nos jours, et la statue de la Vierge fut ôtée de l'église et cachée dans un arbre. Quatre habitants du village, faits prisonniers par les Turcs, enchaînés à cet arbre, supplièrent la Vierge de les sauver. Ils virent tout à coup l'arbre s'éclairer et la statue entourée d'une lumière extraordinairement brillante. Ils entendirent en même temps ces mots à plusieurs reprises : Hütseng (hütet euch), « gardez-vous », et les chaînes tombèrent de leur cou et de leurs pieds. Depuis cette merveilleuse aventure, évoquée par un tableau placé au-dessus du grand autel de l'église de Hietzing, cette statue de la Vierge est très vénérée. Aucune impératrice, aucune archiduchesse, n'a manqué de doter l'église de quelque objet de prix. Maria-Hietzing devint un lieu de pèlerinage très fréquenté, n'en demeurant pas moins, avant comme après, un petit village avec fort peu d'habitants. Quand Marie-Thérèse fit de Schœnbrunn sa résidence d'été, les membres de l'aristocratie, les ministres et les diplomates furent incités à bâtir des maisons de campagne dans le voisinage du château impérial. La plus grande vogue de Hietzing remonte au règne de l'empereur François. Le parc de Schœnbrunn avait été ouvert au public, on y pouvait rencontrer tous les jours l'Empereur et tous les Archiducs et Archiduchesses, on respirait l'air de la cour, un omnibus permettait de communiquer avec Vienne, et le Casino Dommayer faisait entendre les premières jolies valses de Lanner et de Strauss. Le Viennois a toujours beaucoup aimé et apprécié ces choses, et voilà comment Hietzing est devenu une véritable et élégante ville d'eaux, très recherchée. Les plus brillantes années se prolongèrent jusqu'en 1870. Puis il y eut une période calme jusqu'à l'inauguration du chemin de fer de l'Etat en 1899. L'existence y fut alors moins paisible. Quand j'allai à Hietzing en 1895, on était encore loin de l'animation qui y règne aujourd'hui. Le dimanche était assez mouvementé, il est vrai, mais la semaine était tranquille et on y menait une vie extraordinairement agréable. J'avais pris une très jolie villa dans la Gloriettengasse, à côté de l'entrée du jardin tyrolien et du jardin botanique. Je découvris bientôt que j'avais pour voisine Catherine de Kiss-Schratt, l'actrice du Hoftheater. Mes enfants firent les premiers sa connaissance. Ils avaient l'habitude de jouer dans le jardin devant la villa et madame Schratt passait là tous les jours. Je ne tardai donc pas non plus à la connaître. Je m'en félicitai beaucoup, ses façons gaies et naturelles m'attirèrent tout de suite. Nous fûmes depuis lors en excellents termes de voisinage.
Catherine Schratt naquit le 11 septembre 1855 à Baden, près de Vienne. Elle était issue d'une famille très considérée qui habitait là depuis plusieurs générations. Formée par le maître de diction Strakosch, elle fut engagée en 1872 au théâtre de Berlin où elle débuta sous le nom de Gustel de Blasewitz. L'année suivante elle passa au Stadttheater, directeur Laube, où on lui confia presque exclusivement les rôles gais, d'un humour réaliste. Laube l'avait en grande estime et la faisait jouer souvent, car elle faisait salle comble, le public la goûtant fort. Elle joua en 1878 au théâtre allemand de Moscou où le tsar Nicolas la remarqua. Elle quitta le théâtre en 1879 et épousa M. Antoine de Kiss, appartenant à une vieille famille de gentilshommes hongrois. Elle lui donna un fils en 1880. Les jeunes époux menèrent pendant les deux premières années de leur mariage une vie large et facile, mais au commencement de 1882 les soucis matériels firent leur apparition et madame de Kiss-Schratt prit la résolution de remonter sur la scène. Elle joua d'abord en Amérique. À son retour à Vienne, elle trouva son mari dans les plus grands embarras d'argent. Son père était mort en laissant ses affaires dans un tel désordre que la famille Kiss était menacée d'une ruine complète. De bons amis conseillèrent alors à madame de Kiss-Schratt de solliciter une audience de l'Empereur, pour obtenir de lui qu'il ordonne la restitution des propriétés de famille confisquées autrefois par la Hongrie. Un oncle de son mari, en effet, le général Ernst von Kiss, avait été fusillé en 1849 comme révolutionnaire et ses biens avaient été saisis. L'Empereur reçut madame de Kiss-Schratt très gracieusement, mais l'audience ne donna aucun résultat. Le ministre président, alors Koloman de Tisza, déclara qu'il était inconstitutionnel de consacrer les deniers de l'État à remettre sur pieds une famille qui s'était perdue par sa légèreté. L'opinion très répandue que l'empereur François-Joseph s'était amouraché de madame de Kiss pendant cette audience, relève du domaine de la fable il se passa encore deux ans avant que l'Empereur lui témoignât de l'intérêt. J'ai raconté ailleurs comment cela se fit.
[Voici le passage auquel la Princesse fait allusion « L'Empereur, depuis l'engagement de madame de Kiss-Schratt au théâtre de la Hofburg et pendant l'audience qu'il lui avait accordée au sujet de ses affaires de famille, n'avait pas autrement fait attention à elle. Au bal des Industriels, en 1885, Sa Majesté l'aborda et lui parla. Ceci n'avait rien d'extraordinaire, car, dans ces bals annuels de la Hofburg, l'Empereur distinguait souvent les artistes, acteurs, ou personnalités marquantes en leur adressant quelques paroles. Madame Schratt ce soir-là était particulièrement jolie et l'Empereur s'entretint assez longuement avec elle. Il se rendit depuis très souvent au Burgtheater et ne manquait aucune représentation quand madame Schratt jouait. L'Impératrice l'accompagnait en général au théâtre, elle partageait son intérêt et approuvait la petite distraction que ces soirées procuraient à l'Empereur. Elle fit appeler un jour le professeur von Angeli, peintre bien connu, et lui commanda un portrait de l'actrice pour l'Empereur. Angeli n'avait pas dit à madame Schratt pour qui était le portrait. Il n'avoua qu'à la dernière séance que l'Impératrice le lui faisait faire pour l'Empereur et que les Majestés viendraient dans quelques instants visiter l'atelier. Madame Schratt se leva effrayée et demanda où elle pourrait se cacher. Le mieux serait, lui dit le professeur, d'attendre à côté, car il était possible que leurs Majestés voulussent la voir. L'Empereur et l'Impératrice vinrent, regardèrent le portrait, qui était très réussi, et, apprenant que madame Schratt était dans la pièce voisine, ils la firent entrer et causèrent avec elle de la façon la plus animée. L'Empereur demanda à madame Schratt, avant qu'elle ne quittât l'atelier, où elle passerait l'été. Elle répondit qu'elle partait incessamment pour Carlsbad, où elle devait faire une cure de trois semaines. Puis elle irait au Wolfgangsee et passerait l'été au château de Frauenstein, qu'elle avait loué. « Je viendrai alors vous voir d'Ischl », répartit l'Empereur.
Madame Schratt me raconta un jour dans quelles conditions cette visite la surprit. L'Empereur ayant appris la date exacte de sa venue à Frauenstein avait envoyé un messager dans la soirée annonçant sa visite pour le lendemain matin. Madame Schratt, à peine arrivée, était au milieu de malles qui n'étaient pas même défaites. Et il lui fallait recevoir dignement dans quelques heures l'auguste visiteur. Elle fit comparaître d'abord sa cuisinière, lui expliqua de quoi il s'agissait et qu'il fallait en tous cas qu'un petit déjeuner fût prêt.
« Mais c'est aujourd'hui samedi, les boutiques sont déjà fermées et nous n'avons rien dans la maison » s'écria avec effroi la cuisinière pâlissante.
Il ne prendra pas grand' chose, arrangez-vous avec ce que nous avons », répondit madame Schratt.
L'Empereur étant arrivé le lendemain matin, elle dit timidement au cours de la conversation :
« Puis-je offrir quelque chose à votre Majesté? »
« Certainement, certainement, j'aurai grand plaisir à déjeuner. L'Impératrice m'a dit qu'on avait de très bonnes choses à manger chez vous. »
Mon embarras fut au comble, ajouta madame Schratt, lorsque je me souvins que je n'avais chez moi que des cigares de la Régie, car je savais combien Sa Majesté aimait fumer un bon cigare. Mais il n'est pas vrai que je me sois écriée comme on l'a répété plus tard : « Jésus! Et je n'ai rien d'autre maintenant chez moi qu'un mauvais Impérial ! (Le peuple nommait ainsi les cigares de la Régie impériale.) ]
Madame de Kiss-Schratt fut engagée en 1883 au théâtre de la Hofburg sans protection aucune ; elle y débuta dans le rôle de Lorle dans « Ville et village » sous le nom de Käthchen von Heilbronn. Ses camarades sont unanimes à louer son aimable et charmant caractère. Elle était toujours gaie et pleine d'humour, mais toujours d'une parfaite moralité. Elle ne permettait ni tenue libre, ni plaisanteries déplacées. Pendant son séjour à Hietzing, et plus d'une fois depuis, j'ai été son invitée. Les heures que j'ai passées chez elle ont toujours été pleines d'agrément. Sa maison était un vrai coffret à bijoux, remplie des plus beaux trésors artistiques. Elle les montrait volontiers et en parlait avec beaucoup de compétence. On rencontrait souvent chez elle les personnalités les plus intéressantes. Les plus hauts dignitaires, princes de l'Église, ambassadeurs et ministres, se réunissaient chez elle, les premiers acteurs de Vienne y faisaient des conférences, on y entendait la musique la plus choisie, et, « last not least », la chère était chez elle d'une qualité rare.
J'y ai vu très souvent l'ambassadeur allemand d'alors, prince Eulenburg, qui m'était très sympathique et me fit l'impression d'un homme particulièrement bien doué. C'était touchant de l'entendre parler avec amour de sa femme et de ses enfants. Il m'a lu fréquemment de ses poésies, contes et nouvelles, témoignages d'une nature profonde et de grands dons, poétiques. L'épouvantable destinée qui fut la sienne quelques années après et le fit choir de si haut, a certainement éveillé des sentiments de haineuse satisfaction chez des gens qui avaient envié un bonheur qui ne lui avait encore jamais fait défaut : l'amitié qui le liait à l'empereur Guillaume, la puissance dont il disposait. J'ai eu pour lui la plus grande compassion, car lui seul a payé pour tant d'autres, qui, comme lui affligés de tendances anormales, s'étaient laissé aller au même vice. Plus encore que toutes les personnes intéressantes rencontrées chez elle, madame Schratt retenait ma curiosité, car sa liaison avec l'empereur François-Joseph était pour moi une énigme j'en arrivais à me dire que cela tenait du prodige. La solution de l'énigme me fut donnée le plus simplement du monde quand je connus vraiment madame Schratt. C'était bien un prodige, ce lien d'amitié qui unissait madame Schratt à l'empereur François-Joseph, représentant inaccessible de la souveraineté. Mais il n'y avait là rien de surnaturel, au contraire : le prodige, c'était son parfait naturel. Il agissait sur tous ceux qui la connaissaient. Elle savait distraire l'Empereur. Sa gaieté, qui ne franchit jamais les limites de la bienséance, son humour intarissable uni à une grande bonté, son tact délicat qui ne lui laissa jamais oublier qu'elle était devant son Empereur, lui gagnèrent toute la confiance de son auguste ami. Et l'Impératrice savait que madame Schratt donnait à son époux ce qu'elle-même ne pouvait lui donner : de riantes heures sans souci chez une femme qui ne lui proposait aucun problème à résoudre. Madame Schratt eut une situation exceptionnelle à la cour, situation qui ne dépendait pas seulement de l'empereur François-Joseph ; elle possédait au même degré l'amitié et la confiance de l'Impératrice et du cercle tout intime de la famille impériale. Il est significatif à cet égard que l'Impératrice ait communiqué d'abord l'écrasante nouvelle de la mort du Kronprinz, non à la Kronprinzessin, non à sa fille Valérie, mais à madame Schratt, pour qu'elle l'aidât à préparer l'Empereur à cet effroyable malheur.
L'impératrice Élisabeth a répété maintes fois à son entourage, plus tard, que madame de Kiss-Schratt lui fut un grand soutien à ce terrible moment. Elle recommanda à ses filles de ne jamais abandonner madame Schratt après sa mort. La princesse Gisèle de Bavière est fidèle à ce vœu de l'Impératrice, elle a montré en toute circonstance à madame Schratt sa bienveillance, elle est toujours allée la voir lors de ses passages à Vienne et l'a reçue souvent aussi dans son palais de Munich. Aujourd'hui encore, où que je rencontre la princesse Gisèle, elle me demande des nouvelles de madame Schratt et me charge de ses souvenirs pour elle. L'archiduchesse Valérie, au contraire, se tint sur la réserve, car la famille de Toscane, où elle entra par son mariage, n'a jamais été bien disposée pour madame Schratt. Comme l'archiduchesse Valérie était d'une nature timide et sans énergie, elle n'a jamais pu faire prévaloir son opinion. Elle a été une épouse exemplaire, une mère idéale, uniquement consacrée aux siens. Elle vivait surtout à la campagne, de préférence au château de Wallsee, où elle mourut dans sa cinquante-sixième année. À sa mort, tous les environs accoururent pour l'accompagner une dernière fois. La princesse Gisèle, s'étant mariée en Bavière, était devenue par ce fait un peu étrangère à la société de Vienne. Elle était la fille favorite de l'Empereur, qui se montrait toujours très heureux quand elle venait l'été à Ischl. Après la mort du Kronprinz, les liens d'amitié qui unissaient l'empereur François-Joseph à madame Schratt se resserrèrent encore. L'Impératrice avait été très ébranlée par son immense douleur, sa santé gravement compromise. Elle faisait de fréquents voyages, et il fallut que madame Schratt tînt compagnie à l'Empereur pour qu'il ne se sentît pas trop seul. L'impératrice Élisabeth chargeait madame Schratt, avant chacune de ses absences, de soigner et de surveiller l'Empereur, telle une nurse qui prend soin d'un enfant. Elle lui recommandait de veiller à ce que l'Empereur prît son exercice habituel, ne passât pas toute la journée devant sa table à écrire, enfin ne négligeât pas sa santé. Madame de Kiss-Schratt entra ainsi tout à fait dans l'intimité de la famille impériale. La princesse Gisèle et l'archiduchesse Valérie goûtèrent souvent avec l'Empereur chez madame Schratt, soit à la villa Felicitas, à Ischl, soit rue de la Gloriette. L'Impératrice était-elle à Lainz, elle invitait fréquemment madame Schratt à quelque repas. D'innombrables télégrammes de la main de l'Empereur démontrent clairement que madame de Kiss-Schratt jouissait dans la famille impériale de considération et d'estime. Je ne citerai que quelques-uns de ces documents. Ainsi, le 11 juin 1894, François-Joseph télégraphiait :
Madame Catherine de Kiss-Schratt, Wien Hietzing n° 9 Gloriettenstrasse. Impératrice vous invite pour demain trois heures à la villa pour repas. Prière télégraphier aussitôt si acceptez ou non. Cordial merci pour votre lettre. FRANÇOIS-JOSEPH
Le 20 septembre 1894, l'Empereur télégraphiait de Corfou :
Madame Catherine de Kiss-Schratt Ischl Villa Felicitas. Merci infiniment aimable lettre. Suis calmé mais n'arrive malheureusement pas à écrire. Quand serez-vous à Hietzing? Espérant prompt revoir mille souvenirs cordiaux de Corfou, ceux aussi de l'Impératrice. FRANÇOIS-JOSEPH
Ou encore l'ordre écrit de la main de l'Empereur à son valet de chambre Ketterl de téléphoner ce qui suit à madame de Kiss-Schratt à la villa Félicitas :
S. A. Valérie désire revoir madame de Kiss-Schratt. A quelle heure nous rejoindra-t-elle dans le jardin? Prière de répondre.
Il existe beaucoup de ces instructions écrites au valet de chambre Ketterl.
Lorsque je m'installai à l'automne de 1895 à Hietzing, je n'eus pas seulement l'occasion d'entrer en rapports plus intimes avec madame de Kiss-Schratt et d'entretenir avec elle un commerce animé de bon voisinage, mais j'eus aussi la joie d'apprendre à mieux connaître l'Empereur. Je le rencontrais souvent dans la rue ou dans le parc de Schœnbrunn, où il se promenait très librement, sans suite. Des policiers faisaient bien la garde de loin, mais ils ne devaient pas se laisser voir. L'Empereur avait horreur de toute surveillance exercée autour de lui. II tenait ces précautions pour superflues, car il se sentait en parfaite sécurité. Personne ne pensait à un attentat, c'est certain, mais il arrivait que des solliciteurs, abordant l'Empereur, l'accablaient de leurs requêtes. Pour y remédier, les « Secrets » — on appelait ainsi les détectives à Vienne — faisaient une ronde discrète et prudente autour de l'Empereur.
L'empereur François-Joseph fut toujours très gracieux pour moi. Si je le rencontrais, il s'arrêtait et me parlait. Dès six heures et demie du matin, après avoir travaillé pendant deux heures, il traversait le parc de Schœnbrunn, passait devant la ménagerie au travers des jardins tyrolien et botanique, pour aller rue de la Gloriette chez madame Schratt, y déjeuner avec elle, avant de l'emmener faire une promenade dans le parc. Cette promenade durait environ une heure, puis l'Empereur reconduisait madame Schratt à la villa. S'il était à la Hofburg et qu'il fît beau, il arrivait en voiture à Schoenbrunn après le déjeuner, vers une heure, pour faire une promenade avec madame Schratt dans le Kammergarten, partie du parc réservée à l'Empereur. Si le temps était mauvais, il faisait téléphoner par son valet de chambre à Hietzing : « L'Empereur n'ira pas aujourd'hui à Schœnbrunn et demande si madame viendra à la Burg après une heure. » Madame Schratt savait toujours distraire l'Empereur pendant ces promenades en commun. Elle lui racontait toutes sortes d'anecdotes qu'il écoutait volontiers et dont il riait de bon cœur, mais ces historiettes ne devaient être ni risquées ni à double sens. C'était un genre qu'il n'aimait pas. Elle racontait aussi maint potin du monde, mais toujours avec bienveillance. Elle n'eut jamais l'idée de médire de quelqu'un auprès de l'Empereur. Tout au contraire elle était essentiellement conciliante, apaisante, et égayait l'Empereur. Que de gens, même des membres de la famille impériale, doivent à son adroite et délicate intervention leur rentrée en grâce. C'était précisément là tout son art et personne ne pouvait la remplacer, pas même dans la famille impériale. Elle pouvait tout dire à l'Empereur et avait toujours sur lui une influence favorable. Madame de Kiss-Schratt a pu, pendant trente ans, jouer auprès de Sa Majesté le rôle d'une dame de compagnie prévoyante et gaie, apportant un peu de soleil dans sa vie solitaire. Solitaire, il l'était, bien quel eût des enfants, des petits-enfants et beaucoup de parents. Sa nature très réservée éloignait ceux mêmes qui lui tenaient de plus près. L'Empereur leur paraissait aussi inaccessible que si une barrière infranchissable les séparait de lui. Madame de Kiss-Schratt seule a réussi à s'approcher de l'Empereur, humainement parlant. Le charme de sa personnalité ouvrit le cœur de l'empereur François-Joseph où nul autre ne pouvait pénétrer. Bien qu'il n'y eût entre eux aucune privauté, l'Empereur disant toujours « Madame » à madame Schratt et elle ne lui parlant jamais qu'en le traitant de Majesté, elle n'en était pas moins la seule avec laquelle il parlât de tout ce qui l'occupait souci politique, difficile affaire de famille, bref il discutait toute chose sérieuse avec elle. Et pendant toutes ces années au cours desquelles madame Schratt jouit de cette confiance illimitée, si véritablement amicale de l'Empereur, il ne lui arriva jamais de se mêler à une intrigue, de faire un méchant potin, ni d'en être elle-même l'objet. Jamais non plus elle ne répéta ce que l'Empereur avait pu lui dire. Ce qui lui était arrivé personnellement, ce qu'elle avait entendu, elle le racontait à l'Empereur quand elle pensait le divertir par là. On ne peut assez estimer une telle conduite.
Je donnai un dîner après avoir fait la connaissance de madame de Kiss-Schratt et je l'invitai avec quelques messienrs. Des chanteurs populaires avaient égayé la soirée et nous nous séparâmes à une heure très tardive. Je rencontrai l'Empereur le lendemain, dans le jardin de Schœnbrunn, il me salua, comme toujours, et me retint en me posant cette question « Dites-moi, je vous prie, qui était le monsieur dont l'uniforme était peu ordinaire et qui dînait hier chez vous? » « Uniforme peu ordinaire », répétai-je interrogativement. « Qui cela pouvait-il bien être? Je n'avais à mon dîner aucun officier étranger. »
J'eus alors l'idée qu'il s'agissait peut-être du comte Herbert Herberstein, officier d'état-major, attaché militaire à Paris, qui passait à Vienne une courte permission. Et je dis à l'Empereur qu'il ne pouvait s'agir que de lui.
Sa Majesté sourit et dit : « Vous voyez par là à quel point madame Schratt est peu au courant de nos uniformes. Elle m'a dit que c'était quelque chose de tout à fait particulier ! »
Madame de Kiss-Schratt me fit prier quelques jours plus tard de lui envoyer mon fils Georges. Elle voulait le présenter à l'Empereur. J'en fus toute troublée, car mon fils était, malgré ses six ans, un petit drôle très hardi et d'un incroyable franc-parler. Je craignais qu'il ne se montrât pas suffisamment respectueux. Je lui fia toutes sortes de recommandations, entre autres, je lui dis de ne pas oublier de baiser la main de l'Émpereur.
Il entra, très à son aise, dans son costume blanc de marin et j'attendis son retour le cœur battant. Il revint triomphant à la maison, avec une grande boîte de soldats et me raconta que tout s'était très bien passé. L'Empereur avait été très aimable avec lui. «Pourtant, maman », ajouta-t-il, « tu n'avais pas raison au sujet du baisemain, l'Empereur m'a dit qu'on ne baise pas la main à un homme, mais aux dames. »
Peu après j'eus la haute distinction d'une visite de Sa Majesté. C'était le 15 novembre 1895, avant midi j'ai bien noté le jour je vis de la fenêtre la grille de mon jardin s'ouvrir, et, à mon vif étonnement, l'Empereur, qui se dirigeait rapidement vers la maison. Je courus vite au bas de l'escalier pour aller à sa rencontre. Très touchée, je le remerciai de sa visite. Il était venu en petite tenue de général, sans suite, tout à fait en simple particulier et il ne s'était pas fait annoncer. Mes enfants n'étaient pas là, j'étais toute seule, et je dois avouer que j'étais très embarrassée. Il s'informa de mes enfants et tout spécialement de Georges, qu'il connaissait déjà et dont il examina et loua les exercices d'écriture qu'il vit sur la table. Quiconque sait combien l'empereur François-Joseph était inaccessible et jusqu'à quel point il était réservé de nature, comprendra ce que, jeune femme de trente-et-un ans, j'éprouvai en le voyant dans mon salon en tête-à-tête familier avec moi. Je garde toujours pieusement le fauteuil sur lequel il s'est assis.
Madame Schratt vint chez moi le 9 décembre et me demanda de venir déjeuner chez elle, le lendemain, avec mon fils. L'Empereur y serait aussi. J'acceptai naturellement avec joie, mais cette nouvelle et sans doute intéressante rencontre avec l'Empereur me rendait très nerveuse. La question toilette me tourmentait. Et comment se comporterait mon petit Georges qui était si primesautier ? J'eus d'affreux cauchemars pendant la nuit. Je choisis enfin pour toilette une robe tailleur en drap covercoat. Je serrai mon cou dans un col d'homme, ce qui me donna des bourdonnements sans nom, mais c'était alors la grande mode et je me dis : « Il faut souffrir pour être belle. » Madame de Kiss-Schratt et moi attendîmes Sa Majesté dans le salon. Lorsqu'il arriva, elle alla au-devant de lui dans l'antichambre. J'étais trop occupée du bonheur de partager d'une façon si intime le repas de l'Empereur pour faire attention à ce que je mangeais. Je n'ai remarqué que ceci les huîtres, ôtées de leur coquille, étaient servies sur une assiette de verre, accommodées à l'huile et au vinaigre, ce que je n'avais encore jamais vu. L'Empereur était de très bonne humeur. Son air de cérémonie un peu raide avait disparu. Je me souvins alors d'un incident où j'avais pu, bien involontairement, désobliger l'Empereur.
Cet incident remontait à deux ans. Des manoeuvres avaient lieu à Guns du 16 au 20 septembre 1893 en présence de l'empereur Guillaume. Je voulus y assister et me rendis d'Odenburg à Guns en compagnie de la comtesse Alberti, femme de l'aide de camp de l'Empereur. Le cheval m'était interdit, car il y avait à peine six semaines que mon fils Léopold était né. Nous suivîmes donc en voiture. Nous laissâmes la femme de l'ambassadeur d'Allemagne, la princesse Reuss, prendre les devants, elle savait toujours d'où l'on pouvait le mieux voir l'Empereur et les manœuvres. Nous arrivâmes à un chemin creux et mîmes pied à terre. L'empereur François-Joseph parut soudain au galop avec toute sa suite, et chasseurs et fantassins, cachés dans l'herbe haute qui bordait les deux côtés du chemin, firent entendre une terrible fusillade. Nous ne les avions pas vus. Nous savions que l'empereur François-Joseph voyait d'un mauvais œil les spectateurs aux manœuvres et nous nous hâtâmes vers les voitures, pour nous tirer au plus vite de cette inquiétante situation. La princesse Reuss y réussit, mais une autre voiture, dont les occupants s'étaient éloignés, se trouva coincée contre la mienne et je fus obligée d'attendre que ces malheureux promeneurs se dégageassent, c'étaient, à ce que j'appris plus tard, des reporters. L'Empereur cependant était à deux pas. Sa voix retentit, irritée : " Au diable cette damnée voiture! Comment la laisse-t-on ici en plein champ de manœuvres ! " Et gardes et officiers d'ordonnance d'accourir, le sabre en main, nous poussant devant eux jusqu'à ce qu'enfin nous puissions nous réfugier dans une bourgade. Nous avions perdu toute envie de suivre les manœuvres et rentrâmes très penaudes. Le jour suivant, plus adroites, nous laissâmes la voiture dans un petit village et nous montâmes à pied une colline d'où nous vouli,ons à distance respectueuse cette fois contempler les troupes. Je me reposais sur une borne, très inconfortablement, lorsque je vis venir au grand trot une voiture de la cour. Je me levai afin de faire ma révérence au cas où ce serait un des membres de la famille impériale. Je regardai la voiture attentivement et je reconnus l'empereur Guillaume. À ses côtés était assis le général-prince Louis Windischgraetz, qui m'était un peu parent et avec qui j'étais très liée. Il me reconnut aussitôt et je remarquai qu'il souffla quelque chose à l'Empereur, à la suite de quoi ce dernier me salua de la façon la plus aimable. Après le passage de la voiture, l'empereur Guillaume se retourna et me sourit. Je fus naturellement très flattée et j'avouerai qu'il me parut plus agréable à ce moment que l'empereur François-Joseph, qui m'avait traitée la veille si ,cavaliérement. Le prince Windischgraetz, le soir, me dit de me placer, le lendemain, de façon à ce qu'il puisse me présenteur à l'empereur Guillaume, qui avait témoigné le désir de faire ma connaissance. Mais cette présentation n'eut pas lieu. Je n'ai connu personnellement l'empereur Guillaume que bien des années après.
Je crus donc pouvoir rappeler cet incident à l'Empereur, pendant que nous étions si familièrement réunis chez madame Schratt. Et je commençai hardiment : « Votre Majesté me permettra de me justifier au sujet du malheureux incident des manœuvres de Guns. »
L'Empereur m'arrêta aussitôt.
« Je vous en prie, ne parlez pas de cela, je suis encore confus aujourd'hui d'avoir perdu patience à ce point. Je vous en demande vraiment pardon. Je ne vous avais pas reconnue, naturellement. Vous n'avez aucune idée des embarras que causent les spectateurs pendant les manoeuvres. » Madame Schratt me dit plus tard que l'Empereur avait été très irrité, cette fois-là, parce que l'ambassadrice princesse Reuss l'agaçait, car, disait-il « Elle veut fourrer son nez partout. »
Quand l'Empereur alluma son cigare après le déjeuner, madame de Kiss-Schratt voulut lui avancer un confortable fauteuil, mais l'Empereur le refusa très nettement, en dépit de l'exclamation étonnée de la maîtresse de maison « Mais Sa Majesté s'asseoit toujours dans ce fauteuil! » Il ne voulait évidemment pas se permettre devant moi de prendre ses aises, comme le fait un vieux monsieur dans l'intimité.
L'archiduc Louis-Victor ayant appris que je rencontrais l'Empereur à Hietzing et que j'avais même déjeuné avec lui, eut la pensée de faire partager cet honneur à d'autres dames. Il réunissait chaque dimanche la famille impériale dans un dîner de famille qui avait généralement lieu à la Hofburg, quelquefois aussi chez un des frères de l'Empereur, l'archiduc Charles-Louis, ou l'archiduc Louis-Victor, ou chez l'archiduc Frédéric, ou encore chez le duc de Cumberland. Ces dîners de famille étaient toujours très ennuyeux. L'archiduc crut donc que ce serait une agréable diversion, pour l'Empereur s'il donnait des dîners où il inviterait des femmes de la Société. L'Empereur accepta trois invitations. Le résultat ne fut pas brillant. J'assistai une fois avec mon mari à l'un de ces dîners impériaux ; on y était très guindé, et l'Empereur n'était pas de très bonne humeur. On voyait que, sorti de sa vie réglée habituelle, il n'était pas précisément enchanté de l'invention de l'archiduc. Ces dîners ne furent donc pas continués. Il me revint que l'Empereur s'était exprimé ainsi : « L'archiduc Louis-Victor a voulu encore faire l'important et se mêler de tout! »
Je montais beaucoup à cheval en ce temps-là et j'emmenais surtout avec moi mon fils aîné Georges. Il n'avait que six ans, mais il montrait beaucoup d'aptitude et de goût pour ce sport. Il montait un petit poney que je tenais à la longe. Rentrant un jour à la villa, ayant mis pied à terre et menant nos chevaux, nous rencontrâmes l'Empereur. Mon fils avait la tête basse et paraissait très chagrin. L'Empereur le remarqua et demanda ce qui était arrivé.
« Le petit est tombé de son poney et cela l'afflige beaucoup. »
« Bon, bon, reprit l'Empereur en se tournant vers mon petit garçon, tu n'as pas besoin d'attacher de l'importance à cet incident. Je suis tombé bien souvent de cheval dans mon jeune temps. Ce n'est que comme cela que l'on apprend à monter. »
L'Empereur avait parfaitement raison; l'avenir le prouva. Mon fils Georges est devenu un très bon cavalier. En juin 1912, au concours hippique international Olympia de Londres, il gagna le premier prix sur sa jument de huit ans Othero. Il était lieutenant aux gardes du corps et l'emporta sur vingt-huit concurrents, lui seul officier allemand, ce qui remplit de fierté mon cœur de mère.
Nous n'avions pas à Hietzing de bon terrain pour le cheval. Il était défendu de galoper à travers champs et nous devions nous contenter de trotter dans les allées ou de risquer un petit galop sur d'étroites lisières de prairies. Je m'en plaignais à madame Schratt, qui le dit le lendemain même à l'Empereur, et celui-ci me donna aussitôt la bienveillante autorisation de promener mes chevaux à ma guise dans le Tiergarten de Lainz, à condition de ne le faire qu'en l'absence de l'Impératrice. Il lui était désagréable, quand elle était au château, de rencontrer quelqu'un au cours de ses promenades solitaires. L'impératrice Elisabeth préférait, dans ses promenades au Tiergarten, la partie réservée aux sangliers. Pour éloigner les animaux, qui étaient parfois gênants, elle se servait d'une petite houssine qu'elle portait toujours. Elle était accompagnée d'une dame de la cour, un laquais suivant à quelque distance. Madame Schratt me raconta que l'Impératrice lui avait demandé comment j'étais à cheval. Elle n'aimait que les silhouettes minces. Il était difficile de lutter avec elle à cet égard. Elle se servait de tous les moyens possibles pour garder sa ligne, cela au détriment de sa santé, c'est peut-être là l'origine de la maladie de cœur dont elle souffrit pendant les dernières années de sa vie. Dieu merci, bien que ne répondant pas absolument à ses idées de minceur, j'étais dans une honnête moyenne et ne m'attirai pas tout à fait sa disgrâce. Je la rencontrais souyent dans le parc de Schœnbrunn au cours de ses promenades. Mais au moment où on l'approchait, elle mettait son éventail, dont elle ne se séparait jamais, devant sa figure, en sorte qu'on ne pouvait voir ses traits. Un jour pourtant, je réussis à la voir. C'était dans le parc, sur le chemin qui mène à la Gloriette. Elle était accompagnée de son professeur de grec. Je la trouvai très changée, très vieillie, son teint avait la couleur du cuir, mais sa taille était toujours belle, mince et souple, sa démarche était la même, droite et fière. Elle allait si vite que l'on ne pouvait dire qu'elle marchait, elle courait, et son professeur avait pour tâche, pendant cette promenade au galop, de lui lire les classiques grecs. L'Empereur me raconta un jour que, d'ordinaire, elle faisait seize fois le chemin de Schœnbrunn à la Gloriette, aller et retour. Il est vraiment surprenant que le pauvre professeur grec ait pu endurer cela. Du reste, après quelque temps, je le sus plus tard, il fallut importer de Grèce un remplaçant.
Je rencontrai une après-midi sa voiture qui allait la chercher dans la partie haute et réservée du parc de Schœnbrunn. Je courus prestement derrière et j'attendis avec plusieurs personnes qui espéraient comme moi revoir l'Impératrice. Nous attendîmes assez longtemps, enfin la grille s'ouvrit. Nous vîmes approcher la belle voiture aux roues dorées, tiré par des chevaux pommelés. Mais quelle déception ! l'Impératrice avait vivement baissé les stores de la voiture et nous ne pouvions rien voir. Nous étions frustrés du fruit de nos peines. Il me vint involontairement à l'esprit que l'Impératrice ne pouvait être d'esprit normal. On disait couramment que le sang des Wittelsbach était en cause. II me paraît plus logique d'attribuer ces dispositions anormales au sang des landgraves de Hesse qui coule d'ailleurs dans les veines des Wittelsbach. Les landgraves de Hesse précisément, c'est singulier, avaient, pour la plupart, la manie de se soustraire aux regards. Les dernières survivantes de la maison de Hesse-Homburg, mortes vers 1860, sortaient toujours au crépuscule dans une voiture fermée, et dont les stores étaient baissés. Et cette voiture n'allait que dans les chemins en dehors de la ville, jamais au travers de la ville. La rencontre de cette voiture au trot paisible avait quelque chose d'hallucinant, ai-je lu quelque part. Et en voyant les stores baissés de la voiture de l'Impératrice, je ne pus me défendre de penser que ces dispositions-là sont héréditaires. L'excentricité des landgraves de Hesse, depuis leXVIIe siècle, a pu être prouvée. Ils prétendaient voir des esprits. Le landgrave George II de HesseDarmstadt (1626-1661) était atteint de cette maladie, de même Frédéric II de Hesse-Homburg, le héros de Fehrbellin, et le langdrave de Hesse-Cassel, « le curieux Seigneur et vendeur d'âmes ». Louis IX de Hesse-Darmstadt était aussi affligé de la peur des esprits. Il veillait en général, passant les nuits en conversations avec des fonctionnaires de la cour ou avec l'aumônier militaire Venator, son directeur spirituel. On dit qu'il le fit appeler à une heure du matin, une nuit, « pour savoir de lui de façon certaine si le grand-prêtre, dans l'Ancien Testament, allait dans le Saint des Saints la tête couverte. » Il était tellement tourmenté par la peur des esprits qu'il loua entièrement, dit-on, les grands appartements du château de Darmstadt. L'empereur Joseph a dit de ce château « J'aurais ici, moi et les neuf électeurs, toute la place voulue. » Le sang hessois coule dans les veines de l'impératrice Elisabeth, comme dans celles de son époux et cousin l'empereur François-Joseph. De ses quatre grands-parents, le Kronprinz Rodolphe tenait donc du sang hessois. Il n'est pas étonnant que ce prince, ainsi taré héréditairement, ait été un homme peu ordinaire, voué à une fin exceptionnellement tragique.
Le Tiergarten de Lainz, où j'allais si souvent à cheval le matin, est bien un des plus beaux sites que j'ai vus. Je ne connais pas de capitale dans le voisinage immédiat de laquelle se trouve un parc naturel d'une telle beauté et d'une telle étendue. Sa création et son entretien sont uniquement dus à l'amour de la nature et de la chasse qui caractérise les Habsbourg. Pour protéger les cultures d'alentour, les champs et les vignes, contre le gibier, surtout à l'ouest et au nord-ouest de Vienne, on entoura de bonne heure d'une palissade la partie boisée de la rive droite de Vienne. Ce qui la protégea contre les constructions et les usines. Le mur qui entoure le Tiergarten impérial a arrêté de façon impérieuse les spéculateurs en bâtiments.
Les chevauchées du matin dans ce magnifique parc comptent parmi mes plus beaux souvenirs. Elles ne m'offraient pas seulement un grand plaisir sportif, elles me montraient la nature dans toute sa beauté. La nature, au Tiergarten, est extraordinairement variée. Dans les parties ouest surtout, le bois Johann, la riche alternance des vieilles futaies et des immenses prairies ensoleillées vaut au promeneur le spectacle de tableaux d'une beauté sans nom. A l'automne, quand le feuillage des hêtres et des chênes séculaires, se détachant sur les sombres sapins, se coloraient et paraissaient baignés d'or, quand la paix religieuse de la forêt n'était troublée que par le pas des chevaux ou la fuite éperdue d'une harde, mon cœur se dilatait.
La position de madame Schratt, tant que l'Impératrice vécut, était tout à fait assurée. Personne à la cour n'aurait osé l'attaquer. Cette intimité des souverains et de madame Schratt tourmentait le grand intendant de la cour, le prince Hobenlohe : il craignait que cette familiarité de l'Empereur avec une dame fût, bien à tort, mal interprétée. Sans rien entreprendre contre madame Schratt, il s'en tenait néanmoins éloigné. Son successeur, le prince Rodolphe Liechtenstein, allait beaucoup chez madame de Kiss-Schratt, il parlait même d'elle avec l'Empereur, ce qu'aucune autre personne de l'entourage n'eût osé faire. Le Prince était un homme d'une amabilité rare, et très sympathique, que je connaissais depuis mon enfance et estimais beaucoup. Je dînai plus d'une fois avec lui chez madame Schratt, et j'ai pu me convaincre qu'il lui était très attaché. Par contre, son neveu et successeur, le prince Alfred Montenuovo, fut l'ennemi le plus acharné de madame Schratt. La situation exceptionnelle de cette artiste au Burgtheater ne lui plaisait pas. Elle intercédait souvent auprès de l'Empereur pour des camarades que Montenuovo voulait écarter. Elle le gênait, car il voulait être seul maître et directeur du théâtre de la cour.
L'empereur François-Joseph n'en resta que plus attaché à madame Schratt, dont la position, cependant, était devenue plus difficile. La mort de l'Impératrice lui avait fait perdre son plus ferme soutien, et Montenuovo était un puissant ennemi. Il y eut conflit dès 1900. Madame de Kiss-Sehratt avait acquis une pièce à Paris [les droits de faire jouer ctette pièce ndlr], où elle aurait pu jouer un rôle très intéressant. L'empereur Napoléon paraissait sur la scène. Montenuovo et le directeur Schlenther se prononcèrent contre l'acceptation de la pièce et l'Empereur se chargea de le faire savoir à madame Schratt en lui disant qu'il était impossible de faire figurer l'empereur Napoléon sur la scène du Burgtheater. Madame Schratt fut froissée au plus haut point. Elle prit un assez long congé et se mit à voyager à l'étranger. À l'expiration de son congé, comme elle ne paraissait pas, on lui envoya un ordre de rappel. Elle donna sa démission. Et l'Empereur l'accepta sans plus. Il ne connaissait pas les femmes, et il ne lui vint pas à l'esprit de s'entendre d'abord avec madame Schratt. Il croyait que si elle voulait son congé, elle le voulait promptement, sans quoi elle ne l'aurait pas demandé. Il ne songeait pas qu'une artiste se fait toujours un peu prier et que madame Schratt n'avait certainement pas supposé que sa démission serait si vite acceptée. Montenuovo et Schlenther étaient contents d'avoir éloigné madame Schratt et d'avoir annulé son influence au Burgtheater. Ils surent présenter les choses de telle manière que l'Empereur crut que madame Schratt était fatiguée de jouer et voulait recouvrer sa liberté d'action. Madame Schratt fut profondément blessée de la rapide acceptation de sa démission. Elle resta une année entière sans revenir à Vienne. Le prince Liechtenstein, qui voyait combien l'Empereur se sentait seul, fit tout au monde pour la faire rentrer à Vienne, et il y parvint enfin. On la prévint, avant qu'elle revît l'Empereur, qu'il ne voulait pas revenir sur la question, ni en entendre parler. Cela lui aurait été évidemment d'autant plus désagréable qu'il se rendait compte qu'il avait commis une erreur et estimait ne pas pouvoir la réparer. L'Empereur croyait enfin que madame Schratt oublierait vite son ressentiment, ce en quoi il se trompait. Elle s'est toujours souvenue de cet incident, moins parce qu'il lui avait valu une blessure d'amour-propre que parce que l'Empereur n'avait pas pris ouvertement son parti, comme l'aurait certainement fait l'Impératrice. Ce qui se passa là fut tout naturel. L'Empereur détestait les discussions. Il voulait les éviter quand c'était possible et, puisque Montenuovo et madame Schratt ne s'accordaient pas, il n'avait pas vu d'autre solution que de les séparer.
Montenuovo, à mon sens, a commis une grande faute en congédiant madame Schratt. L'Empereur avait une vie solitaire et triste. Ses visites au Burgtheater faisaient parti de ses rares distractions. Il aurait été du devoir de Montenuovo de faire tout au monde pour lui conserver cette petite joie. Quand madame Schratt eut quitté le Burgtheater, en octobre 1899, il se désintéressa complétement du théâtre. Il n'a plus jamais assisté à une représentation.
PRINCESSE NORA FUGGER
* **Un autre texte de la princesse apporte son témoignage direct sur les jours qui suivirent le décès tragique de l'archiduc Rodolphe. Je l'ai publié dans le recueil Rodolphe. Les textes de Mayerling (BoD, 2020).
Quatrième de couverture
Suicide, meurtre ou complot ? Depuis plus de 130 années, le drame de Mayerling fascine et enflamme les imaginations, et a fait couler beaucoup d'encre. C'est un peu de cette encre que nous avons orpaillée ici dans les fleuves de la mémoire : des textes pour la plupart oubliés qui présentent différentes interprétations d'une tragédie sur laquelle, malgré les annonces répétées d'une vérité historique définitive, continue de planer le doute. Comment s'est constituée la légende de Mayerling ? Les points de vue et les arguments s'affrontent dans ces récits qui relèvent de différents genres littéraires : souvenirs de princesses appartenant au premier cercle impérial, dialogue politique, roman historique, roman d'espionnage, articles de presse, tous ces textes ont contribué à la constitution d'une des grandes énigmes de l'histoire.
Le recueil réunit des récits publiés entre 1889 et 1932 sur le drame de Mayerling, dont voici les dates et les auteurs :
1889 Les articles du Figaro1899 Princesse Odescalchi1900 Arthur Savaète1902 Adolphe Aderer1905 Henri de Weindel1910 Jean de Bonnefon1916 Augustin Marguillier1917 Henry Ferrare1921 Princesse Louise de Belgique1922 Dr Augustin Cabanès1930 Gabriel Bernard1932 Princesse Nora FuggerLe dernier récit, celui de la princesse Fugger, amie de la soeur de Mary Vetsera, est pour la première fois publié en traduction française. Il n'était jusqu'ici accessible qu'en allemand et en traduction anglaise.Luc-Henri Roger, Rodolphe. Les textes de Mayerling, BoD, 2020. En version papier ou ebook.
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