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Lucheni, l'assassin de Sissi était-il aliéné? Une étude critique par Aristide Papadaki, privat-docent de psychiatrie légale à l'Université de Genève

Publié le 26 août 2022 par Luc-Henri Roger @munichandco

 L'étude d'Aristide Papadaki fut publiée le 25 janvier 1907 dansL'Encéphale, un journal de psychiatrie publié et dirigé par A. Antheaume et M. Klippel, qui fut édité par divers éditeurs parisiens (H. Delarue, Doin, Eticom, Elsevier Masson).

Lucheni, l'assassin de Sissi était-il  aliéné? Une étude critique par Aristide Papadaki, privat-docent de psychiatrie légale à l'Université de Genève

Par Police de sûreté du canton de Vaud — Archives cantonales vaudoises

Le Régicide Lucheni est-il aliéné?

Dans le numéro du 15 avril 1907 des Archives d'Anthropologie criminelle a paru une étude de MM. Ladame et Régis sur le régicide Lucheni, l'assassin de l'Impératrice d'Autriche.

Déjà le lendemain du procès, tous ceux qui cherchaient à approfondir, sans parti pris, le motif du crime se demandaient si Lucheni n'était pas un déséquilibré, un anormal. Seuls les magistrats refusaient d'entendre parler d'irresponsabilité : « Il n'est pas davantage un aliéné, s'écriait M. le Procureur Général. Lucheni lui-même proteste contre cette hypothèse » (!), et malgré sa conviction, il posait aux jurés le dilemme : « la prison ou l'hospice des fous ! C'est la prison que vous lui choisirez ! » (réquisitoire).

L'étude attentive de cette très intéressante et détaillée observation clinique conduit le lecteur initié en psychiatrie à la conclusion nette et précise de l'état pathologique de la mentalité du criminel. Il ressort, en effet, de ses antécédents que Lucheni fut un déséquilibré toute sa vie, chargé de stigmates de dégénérescence, impulsif, irritable, mystique même. Mais à côté de tout cela, nous croyons avoir trouvé dans l'observation de MM. Ladame et Régis un ensemble d'arguments et de symptômes psychiques dénotant une affection mentale autrement plus précise que celle à laquelle les auteurs ont conclu. C'est ce que nous essaierons de démontrer.

Nous procéderons par ordre des arguments puisés au cours de la lecture du travail en nous efforcant d'éviter des répétitions inutiles, auxquelles ce genre de critique pourrait nous entraîner. Pour notre argumentation, nous utiliserons aussi les travaux de MM. les Professeurs A. Gautier (1) et R. Forel (2), cités par les auteurs.

Ainsi qu'il ressort de l'acte d'accusation « Lucheni était résolu de tuer le duc d'Orléans, mais ne l'ayant pas trouvé, il se serait rendu à Evian dans l'espoir de le rencontrer ; déçu dans cet espoir, il serait revenu le lendemain à Genève résolu « à attendre, pour le frapper, quelque personnage de marque. » Par ce fait même il s'écarte sensiblement d'un vulgaire assassin.

Dores et déjà il semble probable que le but poursuivi est la démonstration d'une théorie raisonnée. En effet, au cours de l'interrogatoire, à la question du président : « Qui vous a décidé à la tuer ? », il répond « la misère ».

D. — « Mais vous n'avez pas connu la misère. »
R. — « Le jour de ma naissance ma mère m'a renié ! » Cette réponse, à supposer qu'elle soit la conclusion d'idéation logique, témoigne de la bizarrerie du jugement de Lucheni.

« Est-ce la misère qui a poussé Lucheni à frapper », se demande judicieusement M. Gautier et il ajoute : « Non, quoi qu'il en ait pu dire, car à elle seule elle ne saurait conduire un homme raisonnable à frapper une femme qui ne lui a rien fait » M. Gautier a raison. Que de points d'interrogation doit-on se poser, que de problèmes à résoudre en parcourant la vie de l'accusé, telle qu'elle a été décrite par son défenseur, pour arriver à comprendre comment la soi-disant « misère » a pu armer sa main ! « Si Lucheni avait pu vouloir, remarque avec raison M. le Professeur Forel (la volonté dépend de l'organisation cérébrale), il aurait pu éviter la misère en restant tranquillement « dans la bonne place qu'il avait jusqu'à ce qu'il en eût une meilleure. » Certes tout autre vrai misérable aurait envié sa situation. Le motif de son mécontentement général réside non pas dans un début de révolte contre la société, ni dans la fomentation d'idées anarchistes, mais dans sa propre constitution mentale pathologique, caractérisée, entre autres, par de l' instabilité. Si Lucheni n'a pas connu la misère, c'est à l'hospice qu'il le doit, où, d'après ses propres paroles, « il était heureux  » et où il espérait « pouvoir rester jusqu'à douze ans ». Tout esprit normal aurait eu quelque reconnaissance ; lui s'en révolte et accepte le magnicide comme moyen de « venger sa vie », autrement dit sa naissance illégitime, l'abandon de sa mère, son éducation sommaire aux frais de l'hospice, sa vie vagabonde de sans-métier ! L'absurdité pathologique de son raisonnement est plus qu'évidente.

On a cherché le mobile de son acte dans ses idées anarchistes dont lui-même s'est déclaré un fervent défenseur, mais M. Gautier ne peut s'empêcher de constater avec raison que « l'explication fournie par l'accusé dans son interrogatoire ne concorde « pas absolument avec cette hypothèse ».

D. — « Avez-vous été influencé par d'autres ? »
R. — « Non. Je me suis converti tout seul, affirme-t-il, pour « des raisons que je sais, mais qu'il ne me convient pas de dire (3). » 
Qu'il se soit « converti » tout seul ne nous paraît pas douteux, mais nous nous permettons d'émettre quelques doutes sur la valeur des raisons qu'il dit « savoir ». S'il lui convenait de nous les dire nous les aurions certainement trouvées marquées au sceau de sa logique systématisée. Le fait qu'il s'intéresse à la lecture de journaux anarchistes trouve son explication dans la forme politique de sa paranoïa. Le socialisme et l'anarchie sont le système politique et social actuel qui promet le développement libre de l'individu selon ses droits naturels, la suppression de toute inégalité sociale et une part équitable au bonheur. Il est donc compréhensible qu'un délire politique de notre époque s'alimente des idées anarchistes et socialistes, suivant en cela l'observation bien connue, que les délires subissent l'influence des idées régnantes.
Ce n'est donc pas « l'anarchiste », mais bien l'aliéné raisonneur fanatique « sans peur et sans reproche, sans remords et sans « pitié, qui a fait frissonner la salle par ses déclarations (4) » :
D. — « Vous repentez-vous ? »
R. — « Non ! »
D. — « Agiriez-vous de même si c'était à refaire ? »
R. — « Je le referais ! » et plus loin, « J'ai voulu tuer un gros « personnage, un Mont-Blanc (sic), un de ceux qui depuis dix-neuf siècles oppriment l'ouvrier et exploitent le peuple ! » 
Ce langage imagé, que MM. Ladame et Régis ont aussi noté au cours de leur visite à Lucheni, est bien caractéristique et de constatation journalière chez les paranoïques. Les idées revêtent la forme d'images incompréhensibles pour nous autres, mais fort explicites dans leur propre mentalité par l'interprétation qu'ils y attribuent. Ce trait se manifeste aussi dans leurs écrits, où un jambage, un dessin, la coïncidence sur une même ligne de tel ou tel mot, représentent pour eux la signification d'une idée des plus importantes. Celle que Lucheni attribue à son expression imagée « un Mont-Blanc », recevra son explication plus loin, au moment de son attentat.

A la demande du président : « Vous avez voulu vous échapper, « vous vous êtes enfui », il répond : « Non, je voulais aller au « poste de Police (5) » ; et plus tard, au cours du réquisitoire du procureur général qui parle de l'arrestation de l'assassin qui cherchait à s'enfuir, Lucheni l'interrompt pour protester: « ce n'est pas vrai » ! Les dénégations répétées de Lucheni même lorsqu'elles nuisent à sa défense, nous autorisent à nous demander s'il n'exprime pas là une part de vérité. Il est possible que dans son plan il ait voulu se constituer prisonnier, et que sous une impulsion instinctive il ait essayé de fuir. Du reste, comme M. Gautier le constate, « une fois pris il n'a pas fait une résistance inutile (6) ». Le fait par lui-même n'a pas une grande valeur et il n'est pas de nature à éclaircir l'état d'esprit de l'assassin, pas plus que d'aggraver sa responsabilité. Plusieurs paranoïques poussés jusqu'à l'attentat, les quérulents en particulier, commettent leurs actes dans les circonstances les plus avantageuses pour leur sauvegarde, préoccupés avant tout de l'idée poursuivie. D'autres, comme par exemple Machetto, le dynamiteur de Saint-Pierre à Genève, s'entourent de précautions, exécutant en cela le plan de leurs idées délirantes. Machetto (7) convaincu qu'il agit suivant la volonté de la « Nature », le lendemain de son attentat adresse au Directeur de la Police cartes sur cartes signées « l'Homme ! »

Guiteau, l'aliéné incontesté, assassin du président Garfield pour ne parler que de lui, « a pris toutes ses précautions pour « se soustraire à la vengeance immédiate de la foule. Arrêté il « fit bien quelque résistance (8). »

D. — « Quel but pensiez-vous atteindre par votre crime ?
R. — « Pour venger ma vie !! » (sic).

Voilà une réponse que le public taxe sans doute, de « cynique », preuve des sentiments criminels de l'inculpé, mais qui au fond pour celui qui est averti, n'est que la conclusion plus ou moins logique d'une mentalité faussée. Voilà le seul motif de son crime !... « Venger sa vie !... »

Par cette déclaration sincère il nous livre lui-même sans s'en douter, (il l'aurait su qu'il s'en défendrait énergiquement ainsi qu'il le fera plus tard en présence de MM. Ladame et Régis), la base de son raisonnement paranoïque. C'est l'idée qu'il poursuivra sans s'inquiéter ni du profit qu'il en tirera, ni du résultat social de son acte.

D. — « Quel résultat attendiez-vous ? »
R. — « Aucun, les galères ! » Décidément il diffère sensiblement des anarchistes communs !

« Il ne se ménage pas..., il assume comme tous les régicides, toute la responsabilité de son crime, parce que la vérité serait « nuisible à ses complices » (réquisitoire).

Le fait que Lucheni n'a point de complices est suffisamment démontré aussi bien par ses propres affirmations que par la suite des événements et le mobile de son crime, qui est la conviction paranoïque de l'injustice commise à son égard par la société. Pour que les conséquences de son acte rejaillissent sur lui seul, pour éviter de compromettre Martinelli qui innocemment a emmanché sa lime, il prendra la précaution d'en endommager le manche. «. Il regrette davantage l'emprisonnement de deux mois de prison « de cet homme, dont il fut cause, que sa condamnation à perpétuité (9), » parce qu'il voit là une « injustice » et que rien ne le « révolte tant que l'idée de l'injustice. Son grand défaut c'est qu'il « a poussés à un point extrême, le mépris, la haine de l'injustice. « Je ne suis pas irritable, ajoute-t-il. Si je reconnais avoir « manqué, je demande pardon, mais si je crois avoir raison je « mourrais cinquante fois avant de me soumettre. (10) »

N'est-ce pas là la façon de parler d'un paranoïque ?

Par cette explication ne vient-il pas nous fournir le point de départ de son système raisonnant qui l'a conduit au meurtre ? Ce « mépris » et cette « haine de l'injustice » de Lucheni sont particuliers à tous les paranoïques quérulents. Le point de départ de leur délire est toujours une « injustice, » plus souvent imaginaire que réelle, commise à leur égard, dont ils cherchent à obtenir la réparation, avec le plus de fracas possible par l'autorité compétente, et c'est cette même « haine de l'injustice », qui les pousse à commettre des actes délictueux, à devenir leurs propres justiciers. Jusqu'ici ils sont logiques avec eux-mêmes. Le côté pathologique de leur raisonnement réside encore ailleurs. Ne se doutant pas qu'ils sont partis de prémisses fausses, — preuve en soit la signification et la valeur qu'ils attribuent au mot «injustice », — assistent à la multiplication démesurément progressive de ces soi-disant injustices. Au surplus, l'hypertrophie de leur « moi » vient fausser encore leur jugement et les pousse à l'absurde.

La preuve que Lucheni a une notion spéciale de la « justice qui lui est dite », c'est l'interprétation qu'il donne à la conduite de M. Perrin, directeur de la prison, à son égard, à propos de la distribution des livres aux détenus, incident sur lequel nous reviendrons plus loin. M. Perrin n'a fait qu'observer le règlement, de la façon la plus équitable vis-à-vis de tous ses pensionnaires. En se conformant à la demande de Lucheni de lui fournir deux livres au lieu d'un par semaine, auquel les détenus ont droit, il l'aurait favorisé. Ce que « le juste » Lucheni ne peut admettre. Son « moi » hypertrophié ne lui permet pas de concevoir une justice réellement équitable. Pour la déclarer telle, il faut qu'elle soit « avantageuse pour lui !»

En parcourant la vie de Lucheni telle qu'il l'a décrite lui- même à MM. Ladame et Régis, on a de la peine à trouver cette grande « injustice » de la société, dont il se croit la victime.

Que reproche-t-il à la société ?

De s'être occupée de lui plus que sa mère en le recueillant à l'hospice? Singulière injustice et singulier raisonnement que de vouloir se venger en frappant l'Impératrice Elisabeth ! 

Ou bien son expulsion de Hongrie où il vagabondait, le plus souvent « sans moyens d'existence », et ses vingt-six jours de prison passés à Udine (Vénétie), « parce qu'il n'avait pas ses papiers ? »

Ou enfin de n'avoir pas reçu du gouvernement italien une réponse à sa demande d'emploi ?

Il paraît en effet probable que le silence opposé par le gouvernement italien à ses sollicitations réitérées d'emploi ait été le point de départ de. sa conviction inébranlable (ainsi que nous le verrons plus loin), qu'il fut « lésé dans ses droits ».

En réalité il s'agit là d'un fait insignifiant. Chaque administration passe journellement sous silence nombre de demandes d'emploi. Il serait très inquiétant si tous réagissaient à la façon de Lucheni ! Cependant, cet incident si insignifiant par lui-même, a pris aux yeux de Lucheni une valeur prépondérante, puisque le seul souvenir suffit pour « l'exciter et l'exaspérer, lui si calme et « toujours souriant. » (Note de la Police, avril 1899.(11)

Ici nous constatons l'analogie frappante avec d'autres paranoïques non régicides (12) : « Un jour que R... (13) était en faction aux avant-postes, son major en tournée d'inspection, voulut s'assurer si le fusil de R... était bien chargé et lui demanda de le lui donner. R... se planta en position de défense, la baïonnette aux « naseaux du cheval du major et dit: « Vivant, je ne lâcherai pas « mon fusil ! » R... attribue à cet événement une grande importance et le cite pour prouver jusqu'à quel point il était homme du devoir. Lucheni retient son incident, lui attribue une valeur exagérée et le considère comme une preuve matérielle et palpable de l'injustice et du mépris de la société à son égard ! L'analogie avec l'exemple de R... choisi dans un autre ordre d'idées est manifeste. S'il est difficile pour un esprit normal de trouver dans les griefs ci-dessus mentionnés la véritable injustice qui pourrait pousser à la révolte, il y a au contraire amplement matière à systématisation paranoïque pour un esprit pathologique comme celui de Lucheni. Ce sont ces différents événements qui alimenteront son délire, confirmeront dans son esprit la prémisse inébranlable qu'il est « lésé dans ses droits », et le décideront à se faire justice lui- même !

En supposant que son exposé soit véridique et que sans motif (?) comme il le dit, il fut menotté et incarcéré à Trieste et Udine, on ne peut s'empêcher de trouver le procédé un peu dur à son égard. Ces faits auraient été de nature à donner une orientation décisive à, son esprit malade. On peut toutefois se demander si dans son récit il n'y a déjà pas une interprétation des faits, faussée par les prémisses admises à priori, qu'il fut « lésé dans ses droits ».

Son raisonnement paranoïque apparaît dans toute sa netteté au sujet de sa demande d'emploi au gouvernement italien. A la veille d'être libéré de son service militaire, il écrit à qui de droit sollicitant une place de gardien de prison, et ne recevant point de réponse il réitère trois fois sa demande sans plus de succès. Comme chez tous les paranoïques, « ce qui le révolte ce n'est point le refus mais le silence ! » Ce n'est point le résultat final, même contraire à leurs prévisions, qui a son importance, mais « le procédé ». C'est lui qui subit les interprétations les plus saugrenues et les mécontente toujours ! Il en conclut, comme à propos de ses emprisonnements à Trieste et Venise, « voici la récompense « d'avoir voulu devenir un « homme (14) ! » Quelque temps plus tard il décide son crime !

Dans la phrase qu'il aurait prononcée en portant son coup on retrouve le raisonnement paranoïque en entier : A Budapest il a eu un bon mouvement, il a voulu devenir « homme (15) », la société qui l'a « lésé dans ses droits » dès son enfance l'en a empêché. Il doit « venger sa vie » envers la société en tuant un grand personnage quelconque, un « Mont-Blanc » que le hasard lui mettra sur son chemin. La société n'a pas voulu qu'il devienne « homme » ? Eh ! bien ! à partir du lendemain « il ne le sera plus ! » Effectivement, en portant son coup il s'adresse à la société, peu préoccupé de son acte en lui-même et de la personne frappée. « Voilà Société ce que tu fais de tes enfants (c'est-à-dire tu les obliges à cesser d'être hommes), adieu Mont-Blanc (16). » Les mots « adieu Mont-Blanc » nous semblaient acquérir une signification spéciale dans l'esprit de Lucheni par l'interprétation qu'il y ajoutait et qui échappait à notre compréhension. La lecture du travail de M. Gautier où elle est citée avec l'interprétation explicative nous a permis d'en saisir le sens paranoïque : « Adieu Mont-Blanc » s'adresse à sa victime et signifie « adieu gros personnage de ceux qui oppriment l'ouvrier et exploitent le peuple !... » Peut- on être plus paranoïque que cela ?

MM. Ladame et Régis, après avoir démontré le fond d'esprit mystique de Lucheni,, rapportent ce dilemme : « La question est là : ou Dieu est avec moi ou il n'existe pas (17). » Nous voulons bien voir dans ce dilemme la tendance mystique de Lucheni, mais ce qui nous frappe plus spécialement et nous semble plus important c'est la forme paranoïque du raisonnement. Il se pose en axiome la prémisse que son acte « est dûment justifié » par l'injustice dont il fut la victime. « Ce que j'ai commis devait être commis, « était juste » (axiome); conclusion : « si Dieu existe il doit être « avec moi ! » L'autre possibilité, à savoir que « Dieu existe sans « qu'il soit avec lui, » ne trouve pas la plus petite place dans sa logique ! Peut-on être plus systématisé ?

L'analogie est frappante avec le raisonnement d'autres paranoïques non régicides. Le malade R... (18) fait le raisonnement suivant : « L'enquête fut défavorable H, conclusion : M. Z. directeur « des postes et les autres ont comploté contre moi ! » Les preuves ? Aucune autre que celle-ci, pour le malade indiscutable : « L'enquête devait être favorable puisque je suis victime d'une injustice ! ! — »

Suivant MM. Ladame et Régis dans l'attentat de Lucheni contre M. Perrin « il y a une preuve manifeste d'impulsivité (19). » Quant à nous, non seulement nous n'y voyons là aucune preuve de 1' «impulsivité » de Lucheni, par laquelle on a voulu aussi expliquer à tort son magnicide, mais au contraire un acte prémédité sur des bases apparemment logiques, mais déraisonnables par le côté erronné des prémisses admises, les mêmes qui président à tous les actes de l'assassin. On ne peut parler d'acte impulsif, — la définition même donnée par M. Régis s'y oppose (20) — puisque Lucheni a préparé son instrument à l'avance (clef de boîte de conserves aiguisée), il a demandé à voir le Directeur avec l'intention expresse de lui réclamer deux livres par semaine, décidé de même en cas de refus d'user de l'instrument préparé et dissimulé dans ce but. Il est en effet si peu impulsif qu'il pousse la complaisance jusqu'à proférer deux fois la menace : « Qu'on me donne deux livres, je vous prie, cela vaut mieux pour vous !! (21) » Cet acte raisonné semble prouver que Lucheni ne fléchit devant aucun obstacle, et se décide à commettre un crime une fois qu'il se considère « lésé dans ses droits », en vertu de sa notion particulière de la « justice ». C'est le même mobile qui détermina l'assassinat de l'Impératrice. Alors il « vengeait sa vie » contre la société, en tuant un grand personnage quelconque; ici, il tuerait volontiers M. Perrin parce qu'il est « traité injustement » ! Dans les deux cas le raisonnement est faux, la prémisse étant fausse ; dans les deux cas l'effet n'est pas comparable à la cause. M. Perrin n'est pas plus responsable des lois et règlements de la prison, qu'il est chargé de faire respecter, que l'Impératrice Elisabeth et tous les « grands personnages » ne sont responsables de l'abandon de Lucheni par sa mère.

Il ressort de l'exposé de Lucheni lui-même (22), que dès son adolescence (dix-sept ans) il fut un instable, un « itinérant », mécontent de tout, incapable de se faire à une vie sédentaire et laborieuse. Après avoir voyagé à travers toute la Suisse il part pour Vienne sans aucun but autre que le « besoin de se déplacer ». De là il se rend à pied à Budapest pour repartir aussitôt..., etc.

Si après ce vagabondage perpétuel on l'arrête en Hongrie « sans moyens d'existence » et on l'expulse, il faut qu'il ait une mentalité particulière pour accuser la société et ses lois et non pas sa propre constitution, d'être la cause de sa misère. Après son service militaire Lucheni entre comme domestique chez le prince d'Aragon, mais il quitte de nouveau son poste « ne pouvant se « faire à la propreté des cuillères d'or! .., » Il repart pour la Suisse à pied, écrit sur les murs du Grand Saint-Bernard (23): « Vive l'anarchie », « se comparant à Scipion l'Africain lorsqu'il s'écriait : « ingrate patrie! » (idée de grandeur).

En somme il a tout fait, mais tout est mauvais pour lui, rien ne lui convient c'est la société qui est fautive..... il doit « venger sa vie !... »

Voyons maintenant ce qu'il en est de son « incommensurable vanité et de son orgueil », auxquels Lucheni aurait sacrifié son existence. Les journaux s'en sont emparés ajoutant en guise d'argumentation qu' « il est content quand on parle de lui; qu'il « a « agi seul, voulant seul bénéficier d'une malsaine popularité ». M. Gautier (24) décrit comme suit le portrait du criminel : «... c'est « d'un air tout à fait épanoui qu'il fait son entrée... Sur ses lèvres « ce sourire qui ne le quittera guère jusqu'à l'arrêt final. Mauvais sourire, sang-froid de brute, ont dit les journaux; mais ce sont «là paroles de parti pris et de haine Pour qui veut tracer un « portrait et non une caricature, l'aspect général n'a rien de répulsif, rien même d'antipathique, le sourire rien de provocateur... (Il se présente) avec une inaltérable bonne humeur. »

M. Forel qui a assisté au procès en aliéniste fut frappé « par « l'accent de conviction profonde avec lequel il a souligné et « motivé ses actes (25). » Lucheni a agi seul, poursuivant l'exécution d'un plan conçu par lui seul, afin de « venger sa vie ». C'est là le mobile de son acte. Ce que le public traduit par du « cynisme », de « l'orgueil », de la « vanité» n'est que la satisfaction d'un aliéné assistant au succès de ses idées qui ont acquis dans son cerveau la valeur d'idées fixes. Certes « il joue un rôle », celui du « justicier » de ses propres misères qu'il croit devoir imputer à la mauvaise organisation sociale. S'il devient par moment « violent», c'est pour protester toutes les fois qu'une déposition s'écarte de la vérité, et par crainte qu'elle ne compromette la démonstration de ce qu'il a voulu se prouver à lui-même. Et si ces propos étaient de nature à atténuer sa responsabilité, surtout alors, il se lève et précise, inquiet, non pas de ce qu'il adviendra de lui, mais bien de son idée et de sa démonstration. C'est pourquoi il fut content du réquisitoire du procureur général plus que du plaidoyer de son défenseur.

Cette soi-disant « vanité » ne serait-elle pas plutôt du « paranoïsme »? Peut-on lui faire varier ses réponses « parce qu'on exalte ou non sa vanité (26) ? » ou bien en se rapprochant ou en s'éloignant de ses idées paranoïques?

« Quatre heures durant, sans demander qui nous étions et d'où « nous venions, il causa avec nous (27). » N'est-ce pas un phénomène typique chez nombre d'aliénés, soit déments, soit préoccupés par une idée, un système qu'ils sont heureux de communiquer? Aussitôt qu'il apprit de ses examinateurs que sa parole sera écrite fidèlement sous sa dictée (26) « il parla, prolixe, verbeux, imagé « visiblement heureux d'exprimer ses pensées, d'être écouté et « transcrit». Les auteurs veulent expliquer encore par la « vanité» et « l'orgueil » la bonne volonté qu'il manifesta après leur réponse flatteuse. Mais n'est-ce pas là l'attitude de tout paranoïque qui, confiant dans ses idées, espère en leur diffusion et s'en réjouit toutes les fois qu'il peut trouver un nouvel auditeur ? Il suffira de songer un peu aux paranoïques quérulents pour trouver en eux aussi ce soi-disant « orgueil » et cette «vanité » de Lucheni. Et s'il est « peu préoccupé » de l'horrible perspective de rester à vingt- huit ans « enseveli là toute sa vie! », il suffit de le comparer aux mêmes quérulents pour comprendre où il puise son courage : toujours dans la satisfaction de son « moi », par le sentiment intime de la justesse de ses idées et de leur triomphe final. L'interrogatoire est pour lui un motif d'encouragement, une preuve qu'on s'intéresse à lui, à ses idées, et c'est elles avant tout qu'il essaiera d'illustrer, de même qu'il insistera sur l'injustice qui l'a déterminé à « venger sa vie », et choisira, au questionnaire de l'Evêché, «la question n° 3, de raconter sa vie ».

Le sujet qui lui est particulièrement désagréable est celui de sa santé ! Il ne veut pas être taxé de malade et proteste auprès de ses examinateurs comme il l'a fait lors de son procès vis-à-vis de son défenseur. A-t-on jamais vu un paranoïque admettre docilement l'hypothèse de maladie et ne pas se révolter lorsqu'il s'entend traiter de fou ?

« Je voudrais tuer un personnage de marque pour que ça fût imprimé (28) », aurait-il dit à un témoin,... et, « c'est mon devoir « que j'ai voulu accomplir dans la société. Ce n'est pas mon nom « que je voulais voir dans les journaux, c'est mon crime (29) »... qui à ses yeux a une grande portée sociale.

Rien d'extraordinaire qu'il ait voulu donner à son acte le plus, de publicité possible; c'est un des moyens des paranoïques afin d'obtenir le succès le plus éclatant de leurs théories ou de leurs récriminations.

Lucheni est convaincu d'avoir atteint son véritable but de « venger sa vie ». C'est pourquoi il consent à admettre chez lui un état pathologique en ce qui concerne le manque de réflexion sur les conséquences de son acte, mais pas en ce qui concerne l'acte lui- même. « J'ai été fou en donnant ma vie pour aboutir à passer mon « existence dans une prison, mais non en accomplissant mon « acte.(28) » Il y a là deux questions qu'il sépare nettement. La concrète, l'acte lui-même et ses conséquences, et l'abstraite, l'idée directrice.

Encore un trait rapprochant Lucheni des paranoïques, ce sont les nombreuses citations d'auteurs et la facilité qu'il éprouve à se comparer à eux. Une fois il se compare à Scipion l'Africain, une autre fois à Voltaire. Bon nombre de paranoïques se comparent à Rousseau, emploient dans leurs écrits des citations d'auteurs, dont ils interprètent le sens en les appropriant à leur personnalité avec plus ou moins de justesse et d'à-propos.

Enfin par l'idée exprimée dans son autographe(30), Lucheni confirme le fait qu'il n'a jamais été un anarchiste dans la signification propre du mot, ainsi qu'on l'a soutenu lors de son procès, puisqu'il reconnaît la nécessité d'existence des gouvernements. Il nous montre en outre l'orientation spéciale de son esprit dans le domaine politique par lequel il est pour ainsi dire obsédé.

Les fragments de ses écrits conduisent aux mêmes conclusions par leur similitude avec les écrits des paranoïques, l'abondance des mots en majuscules dont on a parfois de la peine à saisir la signification et l'importance toutes spéciales que le malade y attribue, et par les phrases incompréhensibles pour quiconque ne connaît pas l'interprétation de l'auteur (31).

CONCLUSIONS

Nous nous croyons autorisé à conclure que Lucheni se conformant pas à pas à la définition des paranoïques (32), « partant d'un « principe faux a suivi les déductions qui lui paraissaient logiques et il en a tiré les conclusions qui lui semblaient légitimes ».

Ce diagnostic une fois admis nous permet de comprendre son « orgueil » puisqu' « au fond de l'âme de tout systématiseur persécuté, logique avec lui-même, il y a une dose plus ou moins « grande d'orgueil (33). »

Du reste M. le Professeur Forel après un examen très sommaire a déjà rapproché Lucheni de « quelques aliénés qui se croient « persécutés et sont obsédés par l'impulsion d'en finir par un coup d'éclat, en général par un crime ». Nous entendons : «les systématisés». En effet, en comparant la façon de raisonner des paranoïques quérulents (obs. 1 et IV) (34), avec celle de Lucheni nous relevons de grandes analogies. Les différences résident dans les conceptions délirantes (forme politique, Lucheni, forme processive, observ. 1 et IV) et le degré d'affaiblissement intellectuel. Rien donc ne s'oppose ni dans la façon de raisonner des régicides de M. Régis (35) — et de Lucheni en particulier, — ni dans leurs symptômes psychiques essentiels et leur attitude, à les classer parmi les paranoïques quérulents (ou vice-versa) si ce n'est le fait d'avoir attenté aux jours d'un « grand » en lieu et place d'un « petit ».

Lucheni n'est pas un « demi-fou », mais un aliéné constitutionnel et peut-être aussi héréditaire atteint de délire systématisé (paranoïa), forme politique.

Si Lucheni n'était qu'un « impulsif » il serait certainement l'impulsif le plus stable que nous ayons jamais rencontré. Depuis neuf ans qu'il est en prison, il n'a pas varié d'une ligne dans sa manière de voir. Il ne peut être égalé en cela que par les paranoïques quérulents.


1. Alfred Gautier. Le procès Lucheni (Revue pénale suisse, 1898), p. 344.
2. Aug. Forel et Alb. Mahaim. Crimes et anomalies mentales constitutionnelles, Genève et Paris, Alcan, 1902, p. 42.3. i. op. cit., p. 346.4. Gautier. Op. cit., p. 347.5. i. Ladame et Régis. Le régicide Lucheni. (Arch. d'Aizth. Crim., n° 160, 15 IV, 67, loc. cit., p. 8.)6. Op. cit., p. 349.7. Weber et Kohler. Rapport sur l'état mental de Machetto, in Revue médicale de la Suisse Romande. 20, V, 1903.8. Kraft-Ebing. Trad. Rémond (de Metz), Méd. lég. des Aliénés, loc. cit., p. 219.9. Ladame et Régis. Op. cit., p. 28.10. Ibid., p. 34.11. Lad. et Régis. Op. cit., p. 34.
12. Yennaropoulos. Quelques cas de folie quérulente (Thèse de doctorat). Genève 1905.
13. Ibid. Observ. I.14. Lad. et Reg. Op. cit., p. 26.
15. Analogie avec Machetto.
16. Ibid., p. 29.
17. Op. cit., p. 31.18, Thèse Yennaropoulos. Obs. I.
19. Op. cit., p. 18.
20. Pitres et Régis. Impulsions et Obsessions. « L'impulsion morbide est la tendance impérieuse au retour vers le pur réflexe.» Loc. cit., p. 29r.21. Lad. et Reg. Op. cit., p. 17.22. Lad. et Reg. Op. cit., p. 24.
2.3 Lad. et Reg. Op. cit., p. 26.
24. Op. cit., p. 342.25. Op. cit.
26. Op. cit., p. 16.
27. Ibid., p. 21.28. Gautier. Op. cit., p. 348.
29. Lad. et Reg. Op. cit., p. 30.30. Lad. et Reg. Op. cit., p. 35.
31. Fragment de sa lettre aux Annales. Op. cit.. p. 41. « Je ne veux rien dire « sur ce que vous avez dit sur l'Espoir, car vouloir discuter là-dessus ce serait « ajouter des offenses aux offenses que vous avez adressées à la Nature » (c'est nous qui soulignons).32. Weygand. Trad. Roubinovitz, Atlas de psychiatrie. Loc. cit., p. 360.
33. Ibid., p. 362.34. Yennaropoulos. op. cit.
35. Guiteau, régicide type de M. Régis, est taxé de paranoïque politique par Kraft-Ebing. Op. cit.

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