Une des croyances les plus répandues en économie est que le capitalisme est un produit spécifiquement anglo-saxon qui correspond mal à notre culture. Rien n’est plus faux.
Dès 1734, Voltaire, père fondateur de la figure de l’intellectuel français engagé, se réfugie en Angleterre à la suite d’une mésaventure. Il y observe la naissance du capitalisme. Si les « lettres » qu’il publie à cette occasion couvrent nombre de sujets, l’un en particulier a trait à sa prise de conscience de la très grande importance du marché, très au-delà de sa seule dimension économique.
Oubliez Adam Smith ! En 1734, soit plus de quarante ans avant l’économiste écossais, pourtant présenté comme le premier ayant décrit les mécanismes de la première révolution industrielle, Voltaire découvre la naissance du capitalisme anglais. Il en décrit les mécanismes, mais surtout il en comprend les implications. Et ce qu’il voit le fascine et le réjouit.
Le commerce, facteur de paix sociale et d’inclusion
Comme c’est courant à son époque, Voltaire n’oppose pas le bon et le mauvais commerce, la vente de biens et la spéculation, le commerce, qui serait acceptable, et la finance, qui serait immorale parce qu’on y fait de l’argent à partir d’argent.
Il observe de près la révolution financière qui se produit sous ses yeux en Angleterre, et comprend comment les nouveaux instruments financiers permettent la puissance anglaise et l’essor de son commerce et de son industrie. Ce faisant, il montre que l’idée, encore vivace aujourd’hui, d’une distinction entre une économie « réelle » et une économie « financière » n’a aucun sens. Que la seconde ne peut exister sans la première, et qu’elles forment un tout inséparable. Que si « financiarisation » de l’économie il y a, celle-ci existe dès l’origine même de l’échange. Et que dès lors qu’on accepte la moralité de la première, ce que nombre de penseurs finissent progressivement et avec réticence par faire à cette époque, on doit accepter la moralité de la seconde.
Voltaire, lui, embrasse les deux.
La description minutieuse qu’il fait de la bourse de Londres n’est pas seulement une défense du capitalisme en général ; c’est une apologie du capitalisme financier dans sa version la plus spéculative. Il s’y adonnera d’ailleurs sans vergogne. Voltaire y défend en cela ce qui répugnait à la plupart des moralistes de son époque. En s’intéressant à l’échange plutôt qu’à la production, Voltaire rompt également avec son temps. Il n’a aucune gêne à se focaliser non pas sur l’entrepreneur lui-même, sur l’artisan ou le marchand qui travaille dur, mais sur ceux qui échangent des titres sur le marché, dont il observe d’ailleurs qu’ils travaillent dur également… Leur dynamisme, leur liberté, leur tolérance pour la diversité religieuse et philosophique, parce que seul le profit compte, le fascinent, comme le fascine le fait que pour eux, le seul véritable péché est de faire faillite.
L’importance sociétale de la poursuite de l’intérêt personnel
Observant la bourse anglaise où commercent des gens d’origines et de religions différentes, Voltaire conclut que la recherche de l’intérêt personnel est plus à même de promouvoir la paix sociale que l’engagement idéologique ou religieux qui rendent les hommes dangereux. On retrouve l’idée de « doux commerce » qui selon Montesquieu « adoucit et polit les mœurs barbares ». Voltaire observe d’ailleurs qu’alors que la richesse avait traditionnellement été attachée à la terre, la noblesse anglaise de l’époque ne s’intéressait pas au marché. Ce dernier offrait une opportunité pour tous les exclus du système. D’ailleurs Voltaire loue le marché non pas parce que celui-ci rend la société plus riche, il ne s’intéresse pas vraiment à l’économie, mais parce que la poursuite de l’intérêt individuel lui semble un bon substitut à la poursuite d’autres buts, et en particulier le prosélytisme religieux. Autrement dit, pour lui, le mécanisme de marché permet le pluralisme et le vivre ensemble malgré les différences. En termes actuels, il dirait sans doute que le marché est inclusif.
En défendant l’intérêt individuel, Voltaire s’oppose notamment à Pascal, qui écrivait :
« Car tout tend à soi : cela est contre tout ordre. Il faut tendre au général, et la pente vers soi est le commencement de tout désordre, en guerre, en police, en économie, dans le corps particulier de l’homme. La volonté est donc dépravée. Si les membres des communautés naturelles et civiles tendent au bien du corps, les communautés elles-mêmes doivent tendre à un autre corps plus général dont elles sont membres. L’on doit donc tendre au général. »
Autrement dit, pour Pascal, la poursuite de ses intérêts propres rend impossible la constitution d’une société. La seconde ne peut exister que dans l’abandon de la première. L’argument n’était bien sûr pas nouveau.
C’était celui de l’Église à la suite de Saint Paul dans son épître aux Galates :
« Vous avez été appelés à la liberté. Mais que cette liberté ne soit pas un prétexte pour satisfaire votre égoïsme ; au contraire, mettez-vous, par amour, au service les uns des autres. »
Voltaire s’élève contre cette éthique du sacrifice à l’autre et contre la croyance, commune à l’époque, selon laquelle l’ordre social ne pouvait fonctionner que sur la base de l’abandon de soi. Voltaire préfigure en cela les arguments ultérieurs de Smith jusqu’à Hayek, mais déjà avancés par Spinoza, pour qui la propension de l’individu à se préoccuper de ses intérêts constitue la base de l’ordre social, plutôt qu’une menace à son encontre.
D’ailleurs les travaux contemporains du sociologue Seymour Martin Lipset aux États-Unis montrent une relation positive entre des valeurs individuelles et l’importance accordée à des activités charitables. En d’autres termes, les personnes les plus individualistes sont aussi celles qui ont le plus tendance à agir pour aider les autres ! Cette observation contre-intuitive illustre l’intuition fondamentale de Voltaire, et à sa suite celle des Lumières, selon laquelle le marché, l’activisme civique et les libertés civiles et politiques sont intimement connectées.
Refusant d’opposer marché et société, il écrit d’ailleurs dans sa lettre X :
« Le commerce, qui a enrichi les citoyens en Angleterre, a contribué à les rendre libres, et cette liberté a étendu le commerce à son tour. »
Voltaire, chantre du capitalisme
Difficile sans doute pour nous de croire que le capitalisme naissant a été célébré par le plus grand des intellectuels français. C’est pourtant ce qui s’est passé.
Voltaire n’a pas seulement eu une conscience claire du nouveau monde qui émergeait. Il en a perçu les implications multiples avec une acuité extraordinaire, un peu comme le fera plus tard Tocqueville en observant la révolution américaine. Mais surtout il a reconnu l’immense implication morale et politique de l’émergence du marché, qu’il voyait comme une force de bien commun. En cela, il est bien différent de nombre d’intellectuels venus à sa suite qui, sans en avoir conscience, sont revenus aux condamnations morales de la pensée médiévale sur le vice intrinsèque du commerce. Pour le plus grand malheur de notre pays, ce sont toutefois eux qui ont réussi à imposer leur modèle mental. Mais dès 1734, Voltaire avait tout compris. C’est nous qui n’avons rien appris.