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Surtout, ne pas penser !

Publié le 13 août 2008 par Perce-Neige
Et quand nous nous sommes avancés, Jade et moi, sur l’avenue de l’Opéra, marchant à petits pas dans la brume, elle, s’appuyant légèrement sur moi, attentive à ne pas perdre l’équilibre fragile qui lui permettait d’espérer le brouhaha de la ville, moi, m’efforçant de ne penser à rien, ni à la maigreur de son épaule, ni à la courbe brisée de ses reins, ni à ses yeux moribonds, elle, presque enjouée (tu vois, comme je suis bien), moi presque gai (merveilleuse, ma chérie), elle, presque belle (ce qui reste de son sourire, de nos années passées), moi, presque mort, quand nous nous sommes avancés jusqu’au taxi qui clignotait de milles feux et semblait se désespérer de pouvoir un jour nous apprivoiser, c’est à notre escapade à Venise que j’ai pensé soudain, à ces drôles de confidences que nous y avait faites Maud, aux silences de Jade qui n’écoutait rien et n’en finissait pas de danser autour de nous, à l’éclat fugitif du soleil qui déchirait alors les nuages, estompait les toits et les clochers, d’un vertige de brume et d’oubli (je n’invente rien !). Et puis j’ai pensé au clapotis de l’eau, à la démarche douloureuse, et tranquille, d’un vieillard croisé, trois jours plus tôt, aux abords de l’hôtel (de l’autre coté du canal), au tintement des cloches, au loin, qui sonnaient l’angélus, aux accords d’un violon qui s’échappaient d’un jardin, d’une cour, sait-on (si proche ? derrière soi ?), à la silhouette d’un vaporetto qui s’éloignait, aux remous dans son sillage, à la rumeur mazoutée qui l’accompagnait, au désarroi bavard d’une petite troupe de canards, en travers du soleil, aux abords de l’embarcadère. Comme j’ai pensé, aussi (sans trop savoir pourquoi, d’ailleurs, en vérité), au désordre bohême de la terrasse du café, au conciliabule fatigué de chaises dépareillées et de tables en formica qui envahissaient le trottoir, à l’impatience hostile du serveur qui lorgnait de notre côté, un peu las, histoire d’exiger son dû, à la manière si douce, si tendre, si précieuse qu’avait eu celui-là, juste à côté de nous, pour ensorceler sa voisine de gauche avec, dans la voix, tant de promesses qu’il me semblait avoir rêvé, un jour, pouvoir être ses yeux, sa bouche, les murmures sur ses lèvres. Comme j’ai pensé aussi, au même moment (bon sang, quelle folie !), à la passion, à la symphonie des mots et des couleurs, au tintamarre d’affection qu’exhalaient deux femmes, quelques tables plus loin, se livrant à elles-même, batifolant, s’exclamant, s’étourdissant de lumière dans l’exubérance volage de leurs fous-rires d’opérette. Et c’est Venise toute entière qui a fini par s’emparer de mon esprit comme si, définitivement, je devais n’être plus rien dès lors que me revient à la mémoire le souvenir du vent qui se lève et balaye le quai d’une ivresse maritime…. Et c’est peut-être pour cela que je n’ai pas compris ce que Jade a voulu me glisser à l’oreille avant de s’effondrer sur la banquette du taxi (respirant plus difficilement encore que dans le hall de l’hôpital, la veille au soir). J’ai seulement pensé qu’il était trop tard pour tout et que, sans doute, cela n’avait plus beaucoup d’importance. Fou que j’étais… Car je ne m’en suis jamais remis, au fond.

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