Il y eut un matin...
... puis il y eut un soir[...] Me voici à Porto Venere, petit village situé à la pointe ouest de la baie de la Spezia.
Devant ce hameau, la mer vient battre bruyamment un fortin qui s'avance sur une pointe de terre, comme un défi, vers l'horizon immense. Derrière s'étale une baie gracieuse, délicate, douce, où dorment des tartanes, lac où l'écho semble naître spontanément où toutes les sonorités se perçoivent, où des maisons roses viennent se baigner mollement, sans crainte, avec la tranquillité de ceux qui n'ont pas à se préserver d'un voisinage. Ce lac, cette eau sereine, est surplombée, vers le sud, par l'île Palm aria, bossellement vert, peuplé d'oliviers.
Et la petite baie semble dormir d'un sommeil paisible, tandis qu'à quelques encablures on entend gronder la mer, avec sa perpétuelle menace. C'est que, de l'autre côté de la pointe, sont les grands rochers, des rochers rouges, sanglants, qui s'opposent aux flots bleus couverts d'écume. Amoncenement, entassement de pierres pareil à un cellement, à l'éboulement monstrueux de quelque désastre, à l'éboulement monstnteux de quelque falaise qui se serait effondrée dans les flots.
Là se découvre la grotte où vint rêver Byron.
Et l'on songe aux méditations que le poète révolté a dû approfondir auprès de ces cailloux battus par les vagues. Il laissait s'épancher son amère mélancolie, l'anarchie qui régnait en lui. Il assouvissait sa fureur à contempler le spectacle perpétuellement changeant de la lutte entre la terre et les flots, dialogue féroce, éternel, qui se livre entre ces deux éléments, symboles de l'activité et de la résistance. Combien Byron devait se complaire devant la stérilité de l'effort de cette onde mécontente et agitée, devant les rochers placides, immobiles, incompréhensifs comme toutes les forces réelles et impitoyables ! Et quelle devait être sa joie, après cette âpre satisfaction, à retourner vers la baie amicale, où les oliviers, grand troupeau teinté, s'abreuvent en animaux familiers. Le libertin féroce pouvait savourer la subtile volupté de sentir, à côté de cette anse faite pour le plaisir, trépider la colère. Ses nerfs d'homme fatigué, presque épuisé par la débauche, son imagination dévergondée, qui étonna Venise aux nostalgies amoureuses, cherchaient à s'assouvir par ce contraste saisissant.
Dans le lointain, on apercevait un fort planté par les Espagnols, au milieu de la mer, pour défendre la passe. Partout, la côte se hérissait d'ouvrages de défense, souvenirs d'époques lointaines, de conquêtes, de ces luttes inutiles qui reviennent périodiquement à travers les siècles.
Il venait là, souvent, le poète, il y revenait, attiré invinciblement, puisant, sans doute, son inspiration dans ce cadre fait de complexité et de contradictions. Il y voyait la vie côtoyant la mort, le calme à côté de la tempête, l'eau assoupie non loin des vagues furieuses. Et, dans ce lieu, qui contient, sur un petit espace, un peu de toutes les forces et de toutes les beautés de l'univers, il devait sentir son âme se grandir, se développer, s'exalter dans un rêve inutile et magnétique.
Il est bien rare que la littérature puisse exposer d'une manière suffisaute un paysage tel que celui de Porto Venere. Comment rendre le petit cri d'enfant que l'on entend arriver du rivage, le jappement mystérieux du chien oublié pendant la nuit, le grondement austère des flots, le bruissement de la tartane qui glisse sur la baie paisible, le grincement d'une poulie, le feu qui indique la présence d'un bateau et qui demeure immobile, la clarté bénévole du soleil, la cruauté de la falaise, la bonté des oliviers, la mansuétude de cette tonalité verte de l'île Palmaria, la menace du fortin espagnol, le souvenir de Byron. la vision de Shelley, qui vint, de l'autre côté du golfe de la Spezia, vivre dans la quiétude de Lerice ? Comment exprimer la couleur profonde qui semble animer l'eau de la baie, la chaleur solaire qui traverse les brises marines, et cette odeur mystérieuse qui tombe des collines, se mariant difficilement avec l'acre senteur de la mer ? Qui rendra la brusquerie de la nature, en même temps que sa mièvrerie, cette coquetterie de la terre et ce désespoir, cette menace et cet abandon ?
Pendant longtemps, je me suis demandé si un poète viendrait cristalliser ces innombrables et contradictoires impressions. Mais quel poète saurait chanter Porto Venere ? Il est à craindre qu'il se briserait les ailes à tenter un pareil sujet.
Ces complexités immédiates, variées à l'infini, se suivant rapidement, co-existaut au point de donner l'impression de dissonances, ne peuvent être exprimées que par la musique. Porto Venere, c'est la symphonie de Beethoven, c'est la sonate en la ou le quintette de César Franck, c'est peut-être un peu le 2 e quatuor de Borodine.
J'opinerais, cependant, à la sonate en la de Franck.
Un soir, j'eus l'occasion de l'entendre interpréter par un violoniste suffisant, et dans une ambiance favorable, c'est-à-dire entouré de gens sensibles au mystère religieux qui se dégage de l'œuvre. Un beau silence régnait dans la pièce obscure, l'imagination se développait librement, la solitude pouvait se deviner, quoique l'on fut en compagnie ; chacun se sentait isolé, et cependant, il existait une communion dans l'impression.
Et la sonate débuta, oscillante, indécise, mystique, presque métaphysique, avec le rappel d'une menaçante langueur. Puis elle devint plaintive, désespérée jusqu'au deuxième mouvement. Là, éclata la bourrasque, féroce, ravageant tout sur son passage, pareille à une guerre, à un orage, à une passion. C'étaient la dévastation, l'ouragan vengeur. Et cela, immédiatement après la délicate subtilité du début. Puis revint l'apaisement, avec, parfois, le souvenir amoindri de la tempête.
Cherchant à situer cette synthèse musicale, je me trouvai transporté subitement à Porto Venere. Porto Venere et la sonate en la s'étaient unis. Porto Venere était le cadre, la sonate était l'expression. Franck apparaissait le poète qui avait pu décrire cette nature violente, irréductible, parfumée, douce, chaste, voluptueuse, complexe à l'infini. La musique insaisissable, irréelle avait su quitter les zones où rampent les mots, et elle avait éclairé, pendant quelques instants,, le mystère, le mystère de la vie qui intéressa le panthéiste Spinoza, et autour duquel rôde, depuis des siècles, avec perplexité, l'humanité craintive.
Gabriel de La Rochefoucauld, in Pages retrouvées (1918)