Par Karl Eychenne.
« Docteur, j’ai mal partout, quand je touche mon ventre avec mon doigt j’ai mal, quand je touche mon genou j’ai mal, quand je touche ma tête j’ai mal… » ; et le docteur de répondre : « vous avez juste le doigt cassé ».
Le gouverné aussi dit avoir mal partout, mais c’est son doigt qui est cassé, son doigt démocratique.
Est-ce du spleen ou du blues qu’éprouve le gouverné, difficile de trancher. Mais le mal être est indubitable. Pourtant, nous essayons, nous nous débattons, tentons de trouver une position plus agréable, pour un moment, « comme ces malades qui se tournent dans toutes les positions possibles dans leur lit, pensant trouver un moment de répit », nous rappelle Giuliano da Empoli l’auteur du Mage du Kremlin.
Ainsi donc, nos démocraties vivent des moments irritants, qui n’empêchent pas d’y croire, mais éprouvent la foi. Se pourrait-il que nous misions à chaque fois sur le mauvais cheval ? Faut voir. Si nous avons si mal partout, si longtemps, quel que soit le traitement proposé, peut-être n’est-ce pas LA politique qui est fautive, mais LE politique ? Pas la fonction, mais l’organe ? Pas l’œuvre mais l’auteur ? Peut-être la fable du doigt cassé proposée dans l’introduction nous éclaire-t-elle quant à la nuance :
- Docteur, j’ai mal partout, quand je touche mon ventre avec mon doigt j’ai mal, quand je touche mon genou j’ai mal, quand je touche ma tête j’ai mal
- Vous avez juste le doigt cassé
Dans le cas qui nous intéresse, le doigt cassé serait donc LE politique, seul responsable de la douleur du gouverné, plutôt que LA politique qui serait alors condamnée par avance. D’où qu’il vienne le gouvernant pourrait dire ou agir, son sort serait scellé dès la sortie des urnes. Le politique dans l’exercice du pouvoir, en charge du bien vivre ensemble, dans le meilleur des mondes, et quoi qu’il en coûte, serait par défaut accusé d’aveuglement, d’errement, d’hypocrisie, d’hérésie, d’actes manqués avant que d’être mis en œuvre.
Peut-être. Peut-être sommes-nous victimes d’un tel biais émotionnel, un biais où la charge du ressentiment envers LE politique l’emporterait sur LA raisonnable politique. Peut-être sommes-nous trop peu réceptifs à l’œuvre, et bien trop à l’artiste. Peut-être alors est-ce la faute du gouverné si le gouvernant fait chou blanc…
Un peu fort de café quand même. Non, la fable du doigt cassé ne dit pas cela, ou plutôt pas que cela. D’ailleurs, cette fable du doigt cassé est bien moins débilitante que celle du doigt du sage, plus connue mais moins à l’avantage du gouverné : « quand le sage regarde la lune, l’idiot regarde le doigt », proverbe chinois. Bref, le doigt du sage est un étendard de l’idiot du village (le gouverné), alors que le doigt cassé relèverait plutôt d’une forme d’illusion de ce même gouverné, ou plutôt de désillusion.
Du doigt à la Douât
Nous ne sommes donc pas véritablement victimes d’un biais émotionnel, c’est-à-dire d’une charge déraisonnable contre le gouverné, mais plus probablement d’une terrible désillusion. Comme une histoire qui n’est pas conforme au résumé que l’on nous en fait. Un résumé qui présumait le politique en capacité de virer de bord, dans la bonne direction, sans faire chalouper de trop le navire. Et puis la désillusion de l’histoire ressentie : « Le roman déchire le rideau, celui des idées reçues ».
Nous avons cru que croire suffirait, un moment, et puis nous avons été lassés, comme un enfant dont l’émerveillement s’émousse à la vue du même tour de magie répété inlassablement, et dont il démasque les manques et les fraudes. Peut-être l’anachorète se satisfait-il de croire encore et toujours, et ne voit-il pas dans le réel des preuves suffisantes de son errement. Mais l’Homme de la cité est moins patient, et s’agace d’un monde qui ne ressemble pas aux promesses qu’on lui fit.
Peut-être avons-nous été trop naïfs pour croire que l’élu annoncerait la providence ? Le comique de service fera remarquer que le doigt cassé de la fable tend à se confondre avec la Douât, ce lieu de passage hostile où le dieu solaire Ré (mythologie égyptienne) doit lutter contre Apophis qui incarne le chaos, ou bien le doigt cassé se confond-il avec l’autre Douât séjour dans l’au-delà de l’âme des défunts.
L’amer aigri d’humeur moins badine préfèrera nous rappeler sa prière du matin :
« Il faut être sacrément obtus ou débile profond pour croire encore que la formule magique pour vivre dans le monde des bisounours existe quelque part, au détour d’un théorème découvert par hasard par quelque professeur Tournesol calculant l’âge du capitaine, ou d’un palimpseste jaunâtre remis à jour à la lecture du pouvoir en place ».
Le doigt totalitaire
Peut-être. Mais un doigt cassé, c’est peut-être mieux que pas de doigt du tout. Le doigt cassé nous donne la faculté d’en éprouver la douleur, alors que le doigt manquant pas du tout. De la même manière la démocratie nous donne la faculté d’éprouver la douleur du mauvais élu, alors que la dictature pas du tout. Peut-être même que la dictature prive le « gouverné » de sa faculté de souffrir du doigt cassé, mais ne le prive pas de la douleur du membre fantôme : la liberté de choisir celui que l’on critiquera demain.
Un reggae man qui ne s’intéresse pas à la politique doit faire du zouk ! Tiken Jah Fakoly