Transcription de ma chronique pour l'émission 480 de Podcast Science dont le thème était Halloween.
Pour cette chronique d’halloween, je vous propose une petite histoire, comme on s’en raconte la nuit, en forêt, pour jouer à se faire peur. Imaginez la scène. Vous n’êtes pas dans n’importe quelle forêt, mais dans les monts Santa Cruz, sur la côte centrale californienne. Il fait nuit noire, et une pluie lourde secoue les épines des immenses séquoias qui vous entourent. Vous avancez prudemment, évitant les racines et les cailloux glissants, l’oreille tendue, à l'affût d’une potentielle menace. Pourquoi vous risquez-vous à cette sortie nocturne ? Vous avez bêtement laissé votre repas à l’abandon, et il est hors de question que quelqu’un d’autre que vous ne puisse en bénéficier ! Alors tenace, vous cherchez. Vous retracez votre chemin. Quand soudain !
Hm. De simples rainettes du Pacifique, rien de quoi s’alarmer. D’ailleurs vous avez été d’un calme olympien, à peine surpris par ces coassements. Vous reprenez votre route, plus que jamais déterminé à retrouver votre dîner. Cette fois, vous en êtes certain, vous êtes sur la bonne piste. Oui ! Vous le voyez enfin, votre repas, indemne. Vous ne baissez pas votre garde pour autant, car cette forêt est réputée pour abriter des prédateurs féroces. À pas feutré, vous vous approchez. Vous pouvez sentir les effluves enivrantes de votre casse-croûte. Quand soudain, retentit le son le plus terrifiant que vous ayez jamais entendu, le son du plus impitoyable super-prédateur de la nature.
Ah oui, j’avais oublié de mentionner ce petit détail : dans mon histoire, vous n’êtes pas n’importe quel protagoniste mais l’un des nombreux cougars sillonnant les monts Santa Cruz, et vous venez de participer à une étude scientifique dont les résultats seront publiés en 2017, dans la revue Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences. Intitulée “La peur du "super prédateur" humain réduit le temps d'alimentation chez les grands carnivores”, cette étude a démontré que les cougars abandonnent précipitamment les dépouilles de leurs proies s’ils entendent des enregistrements de voix humaines (divers extraits de présentateurs de talk show déclenchés depuis des caméras camouflées) alors qu’ils restent impassibles à la diffusion d’enregistrements de rainettes. Après avoir entendu ces extraits télévisés, leur temps de retour auprès de leur repas est également accru, et globalement, ces perturbations sonores entraînent une diminution de leur temps passé à manger. Tout ça à cause du son de la voix humaine. Un comble lorsqu’on sait qu’un cougar en colère, ça ressemble à ça.
De quoi nous foutre les chocottes, à nous humains, non ? Cette étude de 2017 rejoint un grand nombre d’articles qui semblent pourtant prouver que le son de notre voix constitue le son le plus terrifiant de la nature. Et pour un cougar, il y a de quoi craindre les humains ! Aux Etats-Unis, jusqu’en 1973, il était autorisé voire conseillé de chasser des grands prédateurs classiques comme les loups et les cougars. Les loups ont frôlé l’extinction après des campagnes d’empoisonnement et les cougars n’existent plus dans toute la partie est du pays hormis en Floride, leurs populations ayant été exterminées. Même encore aujourd’hui, l’humain est la source principale de mortalité pour les cougars de Santa Cruz (59,1 % d’entre eux étant abattus dans le cadre de chasse légales, ou illégales). Et cela s’étend à d’autres espèces de prédateurs plus petits comme les mouffettes, les opossums ou le lynx roux. Une étude publiée en 2019 dans Ecology Letters a ainsi démontré que des zones balisées de haut-parleurs diffusant de simples voix humaines, déclamant de la poésie à bas volume, sont évitées par ces prédateurs qui choisissent de quitter les lieux, ou de devenir plus nocturnes, moins actifs ou carrément de passer moins de temps à chasser.
Et cela peut avoir des répercussions assez impressionnantes à travers tout un écosystème en redéfinissant notamment ce qui s’appelle un “paysage de la peur”. En effet, en science de l’écologie, la notion de paysage de la peur désigne des régions d’un territoire qui sont évitées par certaines espèces ou dont la visite altère leur comportement. Car même lorsque des prédateurs ne sont pas en train d’activement tuer leurs proies, les traces indirectes de leur présence (odeur, empreintes, sons) peuvent suffire à instiller un sentiment d’insécurité chez leurs victimes potentielles. Et au cours d’une vie, voire des générations, cela peut créer des corridors de terreur sur un territoire physique.
Et dans ces deux expériences effectuées dans les monts Santa Cruz, le super-prédateur définissant le paysage de la peur, c’est l’espèce humaine. Et autant dire que rien qu’en parlant, notre potentiel de fiche le souk dans un écosystème est colossal. Dans la première expérience par exemple, les voix humaines étaient diffusées sur des caméras qui avaient été installées près de cadavres de proies vieilles de moins de trois jours. Or la plupart des cougars qui avaient pris leurs pattes à leur cou, ne revenaient pas finir de consommer la dépouille. Les chercheurs de l’étude ont estimé qu’il y avait une corrélation à faire entre leurs résultats, et la propension plus importante d’attaques enregistrées sur des cerfs et biches locales. En d’autres termes, ces interruptions de repas intempestives, empêchant ces félins d’être rassasiés, semblent induire une mortalité accrue sur leurs proies. Pour citer et déformer les propos de Yoda : La peur mène à la faim, la faim mène à l’agressivité, et l’agressivité mène à la souffrance !
Dans la seconde étude par contre, les écologues ont documenté un effet moins intuitif. Les corridors de peur, disposés sur des zones plus grandes et sur un temps plus long, ont entraîné leur désertion progressive par des prédateurs, mais pas de l’intégralité des espèces locales. Des rongeurs tels que des rats et des souris, sont rapidement devenus plus actifs dans ces régions, passant plus de temps à se nourrir et profiter de l’absence de prédateurs, le paysage de la peur de leurs plus grands ennemis ayant changé, la voix humaine constituant une protection, un bouclier anti-prédateur.
On s’imagine souvent que l’impact néfaste de l’espèce humaine sur la nature se manifeste surtout lorsque nous déployons les gros moyens : massacre à la tronçonneuse, et 28 jours plus tard, c’est le silence des agneaux. Mais ces deux études californiennes, qui alimentent une littérature scientifique grandissante sur la question, suggèrent qu’une simple discussion entre deux personnes lors d’une randonnée peut potentiellement altérer un écosystème.
Alors que faire ?
Selon moi, et c’est une opinion toute personnelle hein, on pourrait déjà éviter de sortir les carabines à tout bout de champ pour que le lien humain-super prédateur se brise à terme. Je pense qu’on est assez nombreux à penser que la nature, les cyclistes et les randonneurs se porteraient mieux ainsi. Mais en attendant que la peur change de camp, il est crucial de continuer à réaliser ce genre d’études pour comprendre les profondes ramifications de notre impact sur la nature. Les chercheurs ne pensent pas qu’il faille abandonner les forêts, loin de là. À l’heure où les contacts entre les humains et la nature se font de plus en plus rare, ce serait malvenu, d’autant plus si on prend en considération tous les aspects bénéfiques qu’elle peut avoir sur nous et notamment sur notre santé. Par contre, ces connaissances pourraient être exploitées pour aménager de manière plus efficace les espaces naturels, restreindre certaines zones en nombre de personnes ou période de l’année. Et pourquoi pas sensibiliser les amateurs de la nature, à goûter ses bienfaits, en silence.
Liens :
The Disturbing Sound of a Human Voice
Humans Have Unleashed a 'Landscape of Fear' - The Atlantic
Badgers Are More Scared of the BBC Than Bears
Mountain lions fear humans, fleeing when they hear our voices, new study reveals
Mountain lions are terrified by the voices of Rush Limbaugh and Rachel Maddow - The Washington Post
Bizarre experiment studies pumas reacting to political talk shows
Human presence creates fear response in predators - The Wildlife Society
Interview Justin Suraci BBC Newshour
Références :
Smith, J. A., Suraci, J. P., Clinchy, M., Crawford, A., Roberts, D., Zanette, L. Y., & Wilmers, C. C. (2017). Fear of the human ‘super predator’ reduces feeding time in large carnivores. Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences, 284(1857), 20170433. https://doi.org/10.1098/rspb.2017.0433
Suraci, J. P., Clinchy, M., Zanette, L. Y., & Wilmers, C. C. (2019). Fear of humans as apex predators has landscape‐scale impacts from mountain lions to mice. Ecology Letters, 22(10), 1578‑1586. https://doi.org/10.1111/ele.13344