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La liberté des marchés contre le capitalisme

Publié le 01 décembre 2022 par Magazinenagg

 Par Frédéric Mas.

On associe régulièrement le libertarianisme, l’aile la plus radicale de la philosophie libérale, aux idéologies de droite ou encore au mouvement conservateur américain. Historiquement et politiquement, l’association n’est pas dépourvue de fondements. Comme l’a très bien rappelé Sébastien Caré dans son essai de 2010 intitulé Les libertariens aux États-Unis : Sociologie d’un mouvement asocial, si le mouvement libertarien aux États-Unis s’est construit en s’autonomisant du conservatisme moderne à partir de la fin des années 1960, il s’enracine dans l’idéologie individualiste de la « vieille droite » d’avant-guerre.

Seulement, la radicalité critique du libertarianisme qui se traduit institutionnellement par la défense de l’anarchie de marché, c’est-à-dire la reconnaissance de la coopération volontaire entre individus comme seul fondement de l’ordre social, a débouché sur la naissance d’un courant certes minoritaire mais intellectuellement très actif, le libertarianisme de gauche.

Comme son frère ennemi « de droite », il défend les droits de propriété de l’individu tout comme les échanges volontaires au bénéfice mutuel de ses participants mais contrairement à lui il concentre sa critique contre le capitalisme, non pas au nom du marché libre, mais du marché « libéré ».

C’est d’ailleurs parce qu’il est anticapitaliste qu’il ne reprend pas à son compte l’étiquette « anarcho-capitaliste » populaire parmi beaucoup de tenants de l’anarchie de marché ou de la « société de droit privé ».

Trois définitions du capitalisme

Pour Gary Chartier, l’un de ses principaux théoriciens contemporains, il est possible de distinguer trois définitions du capitalisme :

  1. Un système économique qui se caractérise par des droits de propriété personnels et les échanges volontaires des biens et des services.
  2. Un système économique caractérisé par la relation symbiotique entre les États et les grandes entreprises.
  3. La domination des lieux de travail, de la société et de l’État par les capitalistes, c’est-à-dire par un nombre relativement peu élevé de personnes qui contrôlent la richesse mobilisable et les moyens de production.

Si les partisans du marché libre ne sont pas opposés au capitalisme au sens 1, ils sont critiques des capitalismes au sens 2 et 3.

De la confusion entre les trois définitions découlent une confusion parmi beaucoup de libertariens qui ne voient pas à quel point, toujours selon Chartier, le capitalisme implique une interférence directe avec la liberté de marché :

« Dans le cadre du capitalisme [au sens 2], les politiciens interfèrent avec les droits de propriété et les échanges volontaires de biens et de services pour s’enrichir et enrichir leurs électeurs et les grandes entreprises influencent les politiciens afin de favoriser l’interférence avec les droits de propriété personnelle et les échanges volontaires pour s’enrichir et enrichir leurs alliés1».

Pour les libertariens de gauche, s’opposer au capitalisme au nom des marchés libérés signifie rappeler le caractère indésirable du capitalisme. Les libéraux critiquent régulièrement le corporatisme ou le capitalisme d’État pour parler de ce qui ne va pas dans le capitalisme réellement existant, mais pour Chartier, ils ne saisissent pas pleinement le problème posé par le système dans son entier. Dans ces critiques est souvent minoré le rôle joué par les grandes entreprises au sein de la symbiose qu’elles entretiennent avec les États.

L’anticapitalisme de la gauche libertarienne cherche également à se différencier des enthousiastes « vulgaires » du marché, qui confondent défense du marché et défense du capitalisme.

Plus libertaires que conservateurs

Plus profondément encore, l’anarchisme de marché défendu par la gauche libertarienne se réclame de Benjamin Tucker, anarchiste individualiste et membre de la première internationale socialiste, ce qui achève de les désaffilier des courants conservateurs et de centre-droit.

Cette volonté affichée de rupture et de désaffiliation ne va pas d’ailleurs parfois sans excès. Il arrive régulièrement que par anticapitalisme les tenants du libertarianisme de gauche reprennent les théories contemporaines de l’ultragauche liant anticapitaliste, luttes intersectionnelles (féminisme, critique du patriarcat, etc.) et ouvriérisme.

Contentons-nous ici de rappeler à quel point la nouvelle gauche identitaire qui prospère sur les campus aux États-Unis comme en Europe, par leur anti-universalisme et leur antirationalisme, ne fait que réhabiliter le discours réactionnaire le plus primitif pour détourner le capitalisme – woke cette fois-ci – tant honni en faveur de ses propres clientèles et de son propre personnel bureaucratique2.

Matt Zwolinski remarque également que si les libertariens plus traditionnels ont beaucoup à apprendre de leurs camarades anarchistes « de gauche », en particulier sur le caractère révolutionnaire de leur théorie, tout comme sur les dangers de l’immobilisme, ils peuvent à leur tour modérer leur radicalisme égalitaire parfois exagéré. Nous retrouvons ici une ligne de démarcation bien connue entre deux conceptions de la justice, l’une visant à s’insurger contre les inégalités, l’autre visant à les rendre moins insupportables en enrichissant les plus démunis.

  1. Gary Chartier et Charles W. Johnson, Markets not Capitalism. Individualist anarchism against bosses, inequality, corporate power, and structural poverty. New York, Autonomedias, 2011. 
    ↩
  2. Stéphanie Roza, La gauche contre les Lumières ? Paris, Fayard, 2020. 
    ↩

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