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Exil(s)

Publié le 02 décembre 2022 par Jean-Emmanuel Ducoin

Exil(s)La main tendue de Régis Debray.

Flamboyance. «La gravité est une maladie de jeunesse. L’ambition aussi.» Par ces mots moins anodins qu’il n’y paraît, Régis Debray situe d’entrée le «cadre» de son dernier livre, l’Exil à domicile (Gallimard), aussitôt rehaussés par cette autre formule: «Un rescapé du monde d’avant a beau s’être répété que “la France ne peut être la France sans la grandeur” parce qu’il a lu les bons auteurs, le petit buveur, petit joueur et tireur de petits coups en vient assez vite à décapiter les lettres capitales. À se fondre, sans tristesse ni remords, dans le juste milieu d’une très moyenne condition humaine.» Le philosophe et médiologue, comme à l’accoutumée, écrit ici, avec la flamboyance qui sied à sa propre histoire littéraire, en volant haut et loin de notre époque – en apparence. Depuis plusieurs livres, nous sentons chez Régis Debray la tentation de «conclure». Sans s’y résoudre, Dieu merci. Il suggère néanmoins: «L’époque est inhabitable? On peut s’en choisir une autre plus accueillante. (…) La condition, bien sûr, pour pouvoir serrer aujourd’hui la main qu’un grand poète ou un dramaturge nous tendent à travers les siècles, c’est que leur langue puisse encore chanter ou résonner en nous.» Et ajoute: «D’où peut venir une inquiétude, car une langue dont les locuteurs n’écrivent plus de poèmes ni de pièces de théâtre est une langue qui se meurt, ou déchoit en dialecte. Autant dire une communauté en partance, qu’on traitera bientôt de collectivité, en style préfectoral.»

Partageux. L’avertissement est brutal mais nous «parle». Amer, Régis Debray? Sans doute: «Le véritable exil n’est pas d’être arraché de son pays ; c’est d’y vivre et de n’y plus rien trouver de ce qui le faisait aimer.» Lui qui théorisa la mort de l’intellectuel à la française dès 1979 dans le Pouvoir intellectuel en France, puis dans i.f. suite et fin (2000), voilà qu’il se sent désormais «obsolète». Surtout quand il pointe à quel point le décor compte dès que nous parlons d’idées: «Une pensée nonobstant pour les barbudos d’antan, ces Latinos épiques qui, au gros cigare capitaliste, opposaient le Cohiba du rebelle – dont on peut retrouver une boîte ouvragée et fleurant bon le santal à Colombey-les-Deux-Églises, bien en évidence dans le salon du général.» Le pied de nez ne s’arrête pas là. Il poursuit ainsi, tel un cours magistral: «Un seul regret : que, sur la liste des espèces à sauvegarder, à côté des animaux à fourrure, ne figurent pas nommément l’archéo-jacobin, le socialiste d’antan, le vieux compagnon de route, le planificateur au chômage, l’anarcho-syndicaliste de haute époque, le partageux des temps jadis, l’ingénieur des âmes au rancart et tant d’autres laissés-pour-compte de notre marche en avant.»

Retouches. Rassurons-nous. Dans sa fervente revendication et réaffirmation des bases solides en voie de dislocation collective, Régis Debray n’en reste pas à une sorte de « c’était mieux avant » qui, par lui, n’aurait évidemment aucun sens quand bien même il lui arrive de sur-jouer cette illusion. Tout au contraire parvient-il, par la provocation ou la convocation de la plus haute philosophie, à envoyer des messages à la postérité. La plus belle qui soit : celle de nos engagements en tant que fidélité totale. L’Exil à domicile questionne en effet «tous ces malentendus qui bout à bout finissent par faire une vie». «Pourquoi ceci demeurera plutôt que cela?» demande-t-il d’ailleurs, nous rappelant l’un de ses derniers livres, D’un siècle l’autre (Gallimard, 2020), dans lequel il regardait la page se tourner avec lucidité: «Je parle d’un temps révolu, celui des Humanités, où les chiffres n’avaient pas encore pris le pouvoir.» Il citait alors Marx, comme un retour de flamme: «Il ne s’agit plus d’interpréter le monde mais de le transformer», confessant au passage la pire des vérités: «On n’a rien changé, mais on s’est mis au propre. J’ai fait mon temps, mais n’ai rien fait du temps qui m’a fait.» Cette fois, il écrit: «Le Livre des morts qui ne meurent pas est fait d’inlassables retouches.» Une invitation à ne pas renoncer, en somme. Régis Debray tend la main – à ceux qui voudront bien la saisir. 

[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 2 décembre 2022.]

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