C’est devenu une tradition. Chaque nouvelle conférence internationale sur le climat est précédée d’un intense brouhaha écolo-médiatique visant à dénoncer la criminelle inaction des États face au risque imminent de fin du monde du fait du réchauffement climatique anthropique provoqué par l’utilisation persistante des énergies fossiles.
La COP27 qui s’est tenue ce mois-ci à Charm el-Cheikh n’a pas dérogé à la règle (ici, ici), mais elle fut néanmoins l’occasion d’une nouveauté militante aux allures de pandémie : le lancer de broyats alimentaires sur des œuvres d’art de renommée mondiale dans le but de « conscientiser » le public des musées et dans la foulée du retentissement de l’action la société tout entière, aux affres de la catastrophe climatique en cours.
La liste est plutôt longue. Morceaux choisis :
Pour commencer, au Louvre, en mai dernier, une tarte à la crème pour La Joconde, de la part d’un homme arrivé en fauteuil roulant et perruque, exhortant les artistes à penser à la planète. Puis différentes actions dans des musées de Londres, Florence ou Melbourne impliquant Van Gogh, Botticelli, Picasso et de la colle forte.
Puis Les Tournesols de Van Gogh, aspergés de soupe à la tomate à la National Gallery de Londres le 14 octobre dernier par deux jeunes activistes de l’organisation « Just Stop Oil » (vidéo ci-dessous, 01′ 08″). Puis, une semaine plus tard, Les Meules de Monnet, enduites de purée à Potsdam en Allemagne par des militants du mouvement « Letzte Generation » (dernière génération). Puis Klimt à Vienne en Autriche, puis Vermeer à La Haye aux Pays-Bas. Puis, puis, puis…
Des actions spectaculaires et fortement médiatisées mais des actions finalement peu opérantes puisqu’il semblerait d’une part, de l’avis quasi général, que le bilan de la COP27 soit très en deçà des espoirs les plus raisonnables des écologistes, et d’autre part que l’opinion publique ait peu goûté ce type d’activisme au puissant relent de caprices d’enfants trop gâtés en recherche de leur petit quart d’heure de célébrité.
Mais des actions néanmoins intéressantes au sens où elles nous annoncent sans fard quel genre de vie et quel genre de société l’écologisme radical est prêt à accepter au nom de la protection supérieure de la vie et de planète.
Il s’est bien sûr trouvé des personnes pour nous expliquer après coup que les militants étaient parfaitement au courant qu’ils s’en prenaient à des œuvres protégées, qu’ils n’avaient donc nulle intention de vandaliser quoi que ce soit mais seulement de montrer le décalage furieusement béant, furieusement politique et furieusement inacceptable entre la préservation méticuleuse de l’art, donc du passé, dans les musées et l’absence totale d’esprit de conservation pour la planète, donc pour le futur.
Ce ne serait pas la première fois qu’on s’évertuerait à plaquer une pensée hautement philosophique sur des événements marqués au sceau d’une gesticulation potache aussi ostensible que superficielle et inutile. Du reste, « Just Stop Oil » n’a pas tardé à forger sa propre interprétation qui n’est pas celle évoquée ci-dessus.
Dans un exercice ad hoc de questions-réponses consacrées à cette action, le mouvement feint de s’interroger : « Pourquoi s’attaquer à l’art ? Pourquoi s’en prendre à quelque chose d’aussi précieux que la créativité, la culture et la beauté humaines ? »
Réponse : « Yes – art is precious. We share that love deeply. What we want to do is salvage a future where human creativity is still possible. We’re terrifyingly close to losing that, so we have to break the rules. »
Oui, l’art est précieux. Nous partageons profondément cet amour. Ce que nous voulons faire, c’est sauver un avenir où la créativité humaine sera encore possible. Nous sommes terriblement proches de perdre cela, alors nous devons enfreindre les règles.
Autrement dit, il faut sauver la planète du réchauffement climatique car c’est ni plus ni moins l’avenir de l’espèce humaine qui est en jeu, donc l’avenir de la beauté et de la création humaine. « Just Stop Oil » (et les autres) ou le nouveau militantisme pour les arts et la culture !
À entendre les charmantes Anna et Phoebe s’exprimer alors qu’elles déroulent leur action sur Les Tournesols (vidéo ci-dessus), on a pourtant l’impression qu’il s’agit de tout autre chose. Après avoir vidé leurs deux boîtes de soupe sur la peinture et s’être collées à la cimaise par les mains, elles n’ont évidemment pas manqué de livrer aux visiteurs une véritable cascade de justifications culpabilisantes :
Qu’est-ce qui vaut le plus : l’art ou la vie ? L’art vaut-il plus que la nourriture, vaut-il plus que la justice ? Êtes-vous plus préoccupés par la protection d’une peinture ou par la protection de notre planète et de ses habitants ?
Dans cette version, la version directe de l’action, il n’est plus question d’appeler le public à prolonger le puissant consensus sur la conservation de l’art en direction de la protection de la planète. Il est question de hiérarchiser sauvagement les valeurs humaines. Il est question de dire que l’art est inférieur à la vie, à la nourriture et à la justice. Que représentent ces lancers de substances opaques sur les tableaux si ce n’est un désir d’effacement des œuvres ? L’entartage, ici l’ensoupage, n’a jamais été un acte d’admiration ou de protection, toujours de mépris et de haine.
Notons au passage qu’il est curieux de gaspiller deux boîtes de soupe quand on dénonce ensuite le fait que trop de familles appauvries par l’exploitation des énergies fossiles ne pourront pas en consommer. Mais notons surtout qu’en opposant la vie à tout le reste, on fait de la vie une coquille vide. Comme si l’être humain doté de multiples talents, d’une insatiable curiosité et du sens du bien et du mal, n’était pas à l’origine de l’art, de la nourriture et de la justice. Comme si l’art ne faisait pas partie intégrante de la vie. Comme s’il n’en était pas une facette sublime et intrigante.
On craint de comprendre que la vie acceptable aux yeux des plus rigoureux défenseurs de la planète ne soit une vie au ralenti, une vie dépourvue de création et d’innovation, une vie strictement consacrée à exister le moins possible, à agir, manger, se déplacer selon les nouveaux canons de la « sobriété » écologique afin de ne pas accroître les émissions de gaz à effet de serre au travers de notre existence même. Une vie réduite à sa plus simple extrémité ; une vie d’amibe ou de zombie ; une vie sans idées, une vie sans valeur ni valeurs. Et seulement ainsi, la planète survivra.
On chercherait en vain la moindre nouveauté dans ce discours.
Cela fait maintenant plus de deux siècles, depuis les craintes exprimées à tort par Thomas Malthus aux alentours de 1800, qu’on nous prédit les pires extrémités en raison de l’épuisement des ressources si rien n’est fait pour contrecarrer cette évolution terrifiante. Et cela fait largement plus de cinquante ans que s’y ajoutent les angoisses sur le réchauffement climatique et leur cohorte de recommandations sur la nécessaire décroissance économique et la nécessaire décroissance de la population mondiale, sans égard pour les aptitudes de l’esprit humain à faire face à ce problème comme il l’a déjà fait à de multiples reprises en d’autres circonstances du passé.
Dans ce contexte, la soupe balancée sur les tournesols n’est qu’une nouvelle façon plus spectaculaire, plus militante, de faire passer le même message de négation de l’humain vu comme un ensemble ouvert d’individus autonomes, créatifs, avides de connaissances et d’interactions avec leurs semblables, au nom de la préservation de l’humain vu comme une masse indistincte d’amibes sans volonté ni projet. Ça promet.