Nikolo et Krampus, dessins viennois de décembre1890 (in Kikeriki)
COURRIER DE VIENNE (in Le Figaro du 24 décembre 1890)
Les fêtes de Noël approchent, C'est dire que la vie politique va s'endormir pour une bonne quinzaine. Le Reichsrath, qui pourtant n'avait repris ses séances qu'au commencement du mois, s'est déjà accordé les vacances d'usage, qui se prolongeront jusqu'au mois de février. Il s'est dispersé huit jours avant les fêtes, car il faut avoir le temps d'acheter les étrennes et de parer l'arbre de Noël.
Certaines places de Vienne celles où l'on débite les arbres de Noël sont bien gaies à voir par ce temps-ci. Tous ces sapins verts, grands et petits, plantés par centaines sur leurs pieds de bois, donnent assez bien l'image de forêts improvisées au milieu de la ville. Beaucoup d'entre eux sont déjà ajustés pour la fête, enguirlandés de rubans d'or et d'argent, garnis de petites bougies multicolores, de noix dorées, d'anges et de madones en sucre d'orge, souvent aussi entourés de ces énormes poupées qu'on appelle ici Krampus et Nicolo.
Ce dernier représente saint Nicolas, l'évêque, et les enfants le reçoivent toujours orné de sa mitre et de sa crosse. Krampus, c'est une espèce de diablotin viennois, destiné à faire peur aux enfants qui ne sont pas sages. En le regardant de près, ils s'aperçoivent heureusement que ce monstre noir est un bon diable, fait de bonbons ou de chocolat, excellent à manger, meilleur parfois que les anges de l'arbre de Noël. En ces jours, les enfants croquent vraiment le ciel et l'enfer de leurs petites dents. C'est tous les ans invariablement la même chose, et c'est toujours joli. Il faut ajouter que Krampus et Nicolo ne font pas de distinction de classes et de castes; ils visitent le riche aussi bien que le pauvre, et la petite archiduchesse Elisabeth les reçoit à la Hofburg avec le même respect mêlé de terreur que l'enfant du paysan dans sa chaumière. Pour la famille impériale, d'ailleurs, Noël a toujours été la fête capitale de l'année, d'autant plus qu'elle se combine avec l'anniversaire de l'Impératrice, née pour ainsi dire sous un arbre de Noël. On connaît les tristes raisons [la mort du prince héritier Rodolphe, ndlr] pour lesquelles la fête n'a pas été célébrée à la Hofburg en ces dernières années. Y rallumera-t-on cette fois le gai sapin ? Il en, était question. L'Empereur et l'Impératrice habitent en ce moment leur château de Vienne. Cependant il ne serait point impossible qu'il y eût contre-ordre au dernier moment, et que le. couple impérial allât passer les jours de fête au château de Lichtenegg, chez l'archiduchesse Marie-Valérie.
On sait du reste que la famille impériale hésite devant un autre deuil. L'incertitude devient de plus en plus cruelle. On ne sait toujours rien de précis sur Jean Orth, l'archiduc disparu, oncle de Marie-Valérie. Mais par la voie de Hambourg on a appris que la Santa Margherita, le voilier de Jean Orth, a été vue au cap Horn dans les journées du 29 au 31 juillet. C'est un passager de la Maria-Mercedes qui a apporté cette nouvelle à Hambourg, en ajoutant malheureusement que le mauvais temps avait commencé des le 30 juillet. La neige tombait, il faisait un froid mortel, on se trouvait là-bas en plein hiver. Puis, au 31 juillet, d'effroyables ouragans se déchaînèrent qui durent causer bien des naufrages. Le vaisseau de l'archiduc était-il du nombre des victimes ? Personne ne le sait, et il sera bon d'attendre encore quelques mois avant de se prononcer. Dans tous les cas, c'est là la dernière nouvelle positive qu'on a du malheureux voyageur.
Un fait important est à enregistrer dans les annales de la vieille cité danubienne. L'Empereur vient de sanction.ner la loi qui supprime les anciennes barrières et réunit les communes suburbaines à la ville centrale. C'est le même fait qui s'est produit pour Paris il y a trente ans. Du jour au lendemain, Vienne double de cette façon le chiffre de ses habitants. Il en a aujourd'hui près de 1.500.000, alors qu'il n'en comptait hier que de 7 à 800.000. Le changement s'est ̃opéré beaucoup plus vite qu'on n'avait espéré. On connaît la lenteur des corps parlementaires. Or les débats sur cette question avaient commencé, au Conseil municipal, vers le mois de juillet, au Landtag il y a deux mois à peine. Sans l'énergie du gouvernement, on en avait pour deux ans. Le mérite en revient surtout au comte Kielmannsegg, statthalter de la Basse-Autriche. Ce n'est qu'aujourd'hui que Vienne peut réclamer son rang légitime parmi les grandes métropoles de l'Europe. Il a la quatrième place et vient immédiatement après Berlin.
Friandises Nikolo et Krampus 2022