Par Pascal Avot.
À la première page de son chef-d’œuvre, Les hauteurs béantes, plus grand roman de l’après-guerre sur le totalitarisme avec 1984, le logicien dissident soviétique Alexandre Zinoviev écrit :
« Comme toute ineptie anhistorique, le Socialisme possède sa théorie fausse et sa pratique erronée, mais il est impossible de dire en théorie et en pratique où commence la théorie et où finit la pratique. »
L’énoncé semble absurde – il est pourtant d’une grande lucidité. Sous une apparence satirique, Zinoviev nous montre la difficulté de cerner le socialisme.
En règle générale, le socialisme est considéré comme un courant politique et économique aboutissant à un système de gouvernement. Pourtant, à bien y regarder, il y a tout lieu de s’interroger sur cette définition. Il est fort possible qu’elle soit fausse.
La non-économie
Commençons par le versant économique. Nul besoin d’expliquer à un public libéral que l’économie socialiste n’est pas une économie, mais une entreprise de destruction des mécanismes de l’économie. La propriété privée, l’initiative, le profit, la croissance, le travail, l’entrepreneur, l’actionnaire, y sont constamment dénoncés comme des ennemis jurés.
Que ce soit sous sa forme traditionnelle et rigide (le marxisme-léninisme triomphant du XXe siècle), dans ses manifestations plus opportunistes (le mitterrandisme) ou à travers ses innombrables produits dérivés contemporains (altermondialisme, écologisme, décroissance), le socialisme est bien davantage une non-économie qu’une économie alternative. Il repose essentiellement sur un parasitisme plus ou moins progressif, plus ou moins prédateur, de l’économie réelle et il s’effondre aussitôt que celle-ci, agonisante, cesse enfin de le nourrir. Il n’a pas de substance propre : il ne sait que vampiriser et ne peut rien faire d’autre. Sans victime, il n’est qu’abstraction.
La non-politique
La politique, maintenant. « Tout est politique », écrit Marx. Un des élans les plus constants du socialisme est de politiser la société dans toutes ses dimensions, jusqu’au cœur des familles, jusqu’à la sexualité, afin de remplacer la société concrète, historique, par une société d’avenir, utopique, et d’effacer l’humain traditionnel pour faire advenir un Homme nouveau. On sait bien que cette mainmise socialiste sur la vie commune aboutit invariablement à une disparition du progrès, de la créativité, de la culture et, in fine, et c’est le plus important, à un anéantissement de la société elle-même, c’est-à-dire de la capacité de la collectivité à s’organiser en fonction de ses besoins et de ses désirs, indépendamment du pouvoir politique.
La politique au sens où l’entend l’Occident libéral est inconcevable sans spontanéité de la société. Pour qu’une société s’exprime politiquement, il faut qu’elle puisse exister hors de la politique. En somme, pour que la vie politique soit possible, il faut que l’absence de vie politique le soit également. On observe ainsi dans les régimes socialistes un phénomène paradoxal, mais logique : plus ils imposent aux populations une politisation à outrance dans tous les domaines, plus la politique disparaît pour laisser place à une passivité généralisée, une indifférence au mieux pessimiste, au pire nihiliste, qui brise tout élan démocratique et éteint les oppositions.
On a bien vu, par exemple, à quel point la stratégie sanitaire d’Emmanuel Macron, en socialisant la pandémie et en la politisant, en la présentant comme une « guerre », en interdisant aux citoyens de mener des jours raisonnables, autogérés et paisibles, a coïncidé avec une disparition quasi complète du débat politique en France. Le meilleur moyen de dépolitiser une population est de l’empêcher de commercer, de circuler à ciel ouvert et de palabrer dans les cafés : elle se détache alors mécaniquement de la pensée politique, comme un arbre sans terre se dessèche.
Les fantasmes de Laurent Obertone sur un Big Brother effaçant la vérité et imposant le mensonge relèvent de la paranoïa dans le fond et de la bande dessinée dans la forme, car un confinement, des masques et des gestes-barrières suffisent largement à désocialiser le citoyen, donc à brouiller les messages de la démocratie. La censure n’est alors guère plus qu’une variable d’ajustement : le socialisme, en soi, produit l’essentiel de l’apolitisme. Macron n’a même pas besoin de le vouloir, ni de le comprendre – ne lui prêtons aucun génie maléfique, car il n’y a rien de génial en lui. Peut-être même croit-il vraiment être participer à l’édification du libéralisme.
Mais alors, si le socialisme n’est ni économique, ni politique, qu’est-il donc ? D’où tire-t-il son effrayante puissance de coercition, de destruction et de ruine ? De l’idéologie et de la bureaucratie.
L’idéologie
L’idéologie n’est pas politique, car la politique se signale par une vision de la réalité et une volonté de la réformer pour l’améliorer.
Or, l’idéologie ne veut pas transformer le réel : elle veut l’abolir. Soit en douceur, par l’effet d’une accumulation asphyxiante de transformations ponctuelles, comme sous Mitterrand, soit par un viol global, brutal et immédiat de ses fondamentaux, comme sous Lénine.
Mais il y a bien pire encore : l’idéologie ne comprend pas le réel parce qu’elle ne le voit pas. Elle est, à proprement parler, une hallucination. Elle voit tout à l’envers. Où il y a de la richesse, elle détecte de la misère. Où il y a de la liberté, elle décèle de la contrainte. Où il y a du contrat, elle dénonce de l’esclavage. L’idéologie n’est pas une erreur de jugement, mais un anti-jugement, une observation en position du cochon pendu.
Dénuée de tout point de contact avec la vérité, elle lui tourne le dos aussi longtemps qu’elle peut et ne se dirige vers lui que pour le prendre d’assaut et l’éliminer.
La bureaucratie
Sa prise du pouvoir peut s’opérer par étapes ou d’un coup selon les contextes historiques et les dogmes brandis, mais si l’idéologie veut maintenir son emprise sur la société, elle est condamnée à mettre en place une bureaucratie. Ici, entendons-nous : la bureaucratie n’est pas l’État. Si ce dernier peut se targuer d’une dimension légitime (nous laisserons de côté certaines thèses libertariennes, anarchistes ou marxistes), la bureaucratie est illégitime dans son essence même, absurde dans l’ensemble de son fonctionnement et toxique dans toutes ses conséquences. Elle n’est pas une excroissance de l’État, mais un anti-État : la tumeur qui dévore le régalien. Entre un fonctionnaire et un bureaucrate, il y a la même distance qu’entre un policier et un assassin ; les deux sont armés, mais le premier sert la justice, tandis que l’autre l’assaille. Le fonctionnaire honnête et utile existe. Le bureaucrate est l’homme qui s’est donné pour mission de parasiter le plus possible l’État à son seul profit : c’est un ennemi intérieur. Il est moralement condamnable et politiquement inexcusable.
La seule chose qui puisse justifier l’essor de la bureaucratie, c’est l’idéologie. Et la seule chose qui puisse faire advenir le règne de l’idéologie, c’est la bureaucratie.
L’idéo-bureaucratie
Parce qu’elle n’entretient aucune relation avec le réel, l’idéologie ne peut s’incarner que dans une organisation fictive : la bureaucratie. Et parce que son envahissante inanité a besoin d’alibis imaginaires, la bureaucratie renforce sans cesse l’idéologie qui la produit. Elles sont indispensables l’une à l’autre.
Bien sûr, historiquement il existe des idéologies « pures », qui ne trouvent pas leur aboutissement dans des bureaucraties, comme il existe des bureaucraties « pures », qui se passent de justifications idéologiques. Toutefois, c’est dans leur accouplement pervers qu’elles trouvent leur plein épanouissement à l’ère moderne. Que serait l’écologisme sans ses innombrables bureaux, associations, lois, règlements, ministères, colloques, sommets, partis, élus locaux, nationaux, européens et mondiaux, tous financés par le contribuable, et qui donnent corps et présence à son vertigineux vide intellectuel ? De même, que serait ce labyrinthe organisationnel déployé par les verts sur les cinq continents, sans les délires idéologiques sur le réchauffement, l’empreinte carbone et le devoir de sauver d’urgence la nature menacée de disparition par la plus abjecte des espèces, la nôtre ? L’idéologie est le dieu de la bureaucratie. Le formulaire Cerfa est l’hostie de l’idéologie. Le serpent idéologique et le serpent bureaucratique se mordent la queue l’un l’autre, la boucle est bouclée : l’humanité est encerclée.
Une feuille de papier
Et qu’y a-t-il, entre le ciel idéologique et la bureaucratie bassement terrestre ? Rien du tout. Regardez une feuille de papier. Le recto, c’est l’idéologie. Le verso, c’est la bureaucratie. L’épaisseur, c’est le mot « socialisme ».
L’idéologie est un enfer des idées, la bureaucratie est un enfer de la matière, et le socialisme est le no man’s land contenu entre ces deux enfers. Vivre en pays socialiste ou national-socialiste, c’est se retrouver écrasé par cet étau. Le Goulag et le camp d’Auschwitz étaient deux bureaucraties reposant uniquement sur des idéologies : le communisme et le nazisme sont des mythes : ils n’ont jamais existé. Il n’y a rien eu d’autre que des concepts et à l’étage inférieur, des organigrammes, des législations, des fiches, des classeurs, des bureaux, des guichets, des cases cochées dans des questionnaires pour, en bout de course, couvrir l’horizon de cadavres d’innocents. En milieu socialiste, la politique et l’État sont des décors, des arrière-plans inhabités. L’idéologie fournit le but, la bureaucratie la méthode, avec la mort pour résultat.
C’est pourquoi, chaque fois que le libéral attaque la bureaucratie, il doit en même temps frapper l’idéologie qui la fonde. Et chaque fois qu’il dénonce l’idéologie, il doit aussi condamner la bureaucratie qui la matérialise. Sans quoi il raye d’un trait de plume le recto de la feuille et oublie le verso, ou inversement ; dans les deux cas, il échoue.
Lorsqu’on aura mis un terme à l’idéologie et à la bureaucratie prises ensemble, la France découvrira – non sans stupéfaction, mais avec un immense soulagement – l’authentique définition de la gauche qui la torturait au fer rouge dans la cave de l’Histoire : une billevesée. Nos plaies se refermeront bien plus vite que nous n’osons en rêver.