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Le visage de l’itinérance

Publié le 23 janvier 2023 par Raymondviger

Franky préfère le milkshake. Vanille, jamais chocolat. Celui du McDonald surtout. Depuis qu'il a perdu toutes ses dents, il mange juste du mou. Franky préfère le milkshake au yogourt. Il ne trippe pas trop santé.

Franky? Je n'ai jamais su si c'était son vrai nom. Et puis ça n'a pas vraiment d'importance. Tout ce que je sais, c'est qu'il ne quitte jamais son Perfecto noir qui lui donnait autrefois un look Marlon Brando. Franky a toujours été séduit par les vieux films de cowboys.

Avant d'être dans la rue, il travaillait à la Baie-James. Il cumulait des emplois de chauffeur de taxi et de serveur. Il prenait ce qui passait : " Tsé avant d'être dans' rue j'ai fait ben des affaires, asteure y me reste pas grand-chose sauf un sac de poubelles magané. " Je ne sais pas exactement comment ni pourquoi il en est rendu là. Mais c'est à cause du qu'on lui lance des vingt-cinq sous et qu'on lui dit qu'il devrait se trouver une job. Une vraie job!

Ce matin, j'ai revu Franky. On s'est donné rendez-vous à l'église. Celle au toit rouge près du centre-ville. Il m'attendait sur le parvis. Je lui ai apporté des t-shirts Made in China pour qu'il puisse les mettre sous son Perfecto.

Personne ne lui avait parlé plus de cinq minutes depuis son arrivée à Montréal. Il n'avait jamais raconté la Baie-James, sauf à Jim, son ami de la rue Sainte-Catherine. Le seul avec qui il acceptait de partager son milkshake. En partant, Franky m'a crié : " Le reste du monde se crisse de moé, mais pas toé. J'sais pas pourquoi tu m'aides, mais ça fait du bien, parce qu'asteure j'ai une chum. Pis à part de ça, les t-shirts sont beaux en maudit! "

Et Franky s'est retourné, s'en est allé.

Il s'est passé un an depuis. Aujourd'hui, Jim m'a appris que Franky s'est accroché à une corde : " Y'é parti avec son sac de poubelles au ciel. " Et puis Jim s'est retourné et s'en est allé, le Perfecto de son ami sous le bras, les yeux baignant dans un autre ciel que le nôtre.

L'histoire de Franky n'est pas isolée. Elle ressemble à tant d'autres auxquelles la société a baissé les yeux en guise de malaise. Pour inverser cette tendance, des organismes tels que Lauberivière, la Maison du Père, l'Accueil Bonneau et Dans la rue travaillent d'arrache-pied pour venir en aide aux personnes en situation d'itinérance ou à risque de l'être.

Selon Statistique Canada, il est estimé que plus de 235 000 personnes se trouvent en situation d'itinérance au cours d'une année au Canada, et de 25 000 à 35 000 personnes peuvent vivre une situation d'itinérance au cours d'une nuit. La majorité sont des hommes (62 %), suivie par des femmes (36 %) et 2 % sont identifiés comme ayant une identité de genre autre (exemple : personne transgenre, non binaire, queer, bi-spirituelle).

Le visage de l'itinérance est de plus en plus jeune. Aujourd'hui, j'ai croisé Laurent-Hugo, les yeux hagards, incertains devant l'avenir. Il se confie : " J'ai eu 31 ans le 5 mai et j'ai dû retourner vivre dans la rue parce que les loyers sont trop chers, le temps dans la rue est long, parfois on peut dormir sur un divan chez un ami, mais on dort trop souvent dehors, sous la pluie, dans le froid. La majorité du temps, on se fait foutre dehors, alors on ne peut pas y rester plus d'une nuit, c'est toujours à recommencer : ranger nos affaires, trouver un nouvel endroit pas trop insalubre pour essayer de dormir, parce qu'on ne dort vraiment jamais dans ces conditions. "

Il m'explique que les nuits sont trop courtes et les journées interminables, les longues marches causent des ampoules. Sa blonde sillonne la rue à ses côtés : " Ce n'est pas facile pour elle, moi je m'y habitue un peu, mais pas elle, non ". Les yeux pleins d'eau, il quitte en murmurant " On quête pour survivre. Cette vie, il ne la souhaite à personne. "

Laurent-Hugo, je l'ai connu à 12 ou 13 ans, sa mère m'avait engagée pour le garder avec sa petite sœur. Un bel appart à Outremont, une grande bibliothèque, un avenir prometteur. La souffrance n'a pas de passeport. Elle voyage d'un océan à l'autre, se manifeste dans tous les quartiers et touche les familles de toutes les classes sociales.

Encore trop souvent, les personnes en situation d'itinérance sont perçues comme des êtres sans ambition et sans volonté. Comment faire mentir ces préjugés, ces images faussement véhiculées? En s'investissant au sein de notre communauté pour éviter l'exclusion et le rejet dont ces personnes sont victimes. Intervenir à la source du problème.

Personne ne choisit de vivre dans la rue. Tant de raisons poussent des milliers à s'y installer. Perte d'emploi, loyer inabordable, drogue, rechute, violence conjugale, abus sexuel, deuil, maladie mentale... Les causes sont nombreuses. Les solutions parfois évidentes. Les ressources insuffisantes.

Mobilisons-nous pour que les Laurent-Hugo n'aient pas la même fin tragique que Franky! Le temps presse.


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