Les Éternels. Faut-il sauver l'espèce humaine ?

Comme vous l’avez sans doute remarqué, j’écris désormais très peu sur ce blog. Dorénavant, c’est l’humeur qui guide mes nouveaux billets. Et la vision des Éternels m’inspira celui-ci.

Du problème de la représentation par quotas

J’ai manqué la sortie des Éternels en novembre 2021. Depuis, je n’ai pas particulièrement cherché à le voir, tant les échos que j’en reçus furent mitigés. Il y a quelques semaines, j’eus l’occasion de le voir avec ma compagne. Elle-même abandonna le film en cours de route, me laissant achever seul la seconde partie. Elle lui reprochait vertement son scénario cousu de fil blanc et la laideur de ses effets spéciaux (pensons aux Déviants, créatures numériques il est vrai peu réussies). Sans y voir non plus un chef-d’œuvre, j’appréciai pour ma part le faux-rythme du film, qui met plus d’une heure et demie à réunir l’intégralité des Éternels, et son caractère éminemment nostalgique, assez proche sur ce point de Nomadland, l’autre film de Chloé Zhao sorti en 2021 et récompensé aux Oscars.

Un point m’a cependant profondément interrogé : la représentation des minorités à l’écran. Non que j’aie rejoint entre temps la horde des trolls réactionnaires hurlant parce que Disney a troqué la pâle Ariel pour une Ariel métisse ; au contraire, je demeure au sein du camp progressiste, tout en critiquant ceux qui l’ont rallié dernièrement, plus par opportunisme commercial que par sincérité. À ce titre, Disney – et donc Marvel – fait partie de mes cibles favorites ; si jamais la mode revenait à l’antiféminisme et à la blancheur du teint, soyez certains que Disney et ses filiales abandonneraient sans scrupule leurs nouveaux personnages « issus de la diversité » pour gagner toujours plus d’argent.

Mais passons outre l’accusation – au demeurant facile, je le reconnais – et concentrons-nous sur le nœud du problème : que signifier « représenter des minorités » ou des personnes « issues de la diversité » ? Est-ce simplement une question de présences au casting – les fameux quotas ? Car dans ce cas, Les Éternels réussit son pari : la fine équipe des super-héros comporte pas moins de trois personnages asiatiques (Kingo, Sersi et Gilgamesh), deux afro-descendants (Phastos et Makkari), une latino-américaine (Ajak), un homosexuel (Phastos) et une sourde et muette (Makkari). Une mauvaise langue remarquerait sans doute que la présence de quatre Blancs (Druig, Sprite, Théna et Ikaris) sur dix super-héros fait peu de cas des poids démographiques réels de chaque continent ; si tel était le cas, on aurait beaucoup plus de super-héros noirs, chinois et indiens que blancs, mais passons, l’intention était là. Laissons également de côté l’intégration de civilisations non-européennes en guise de cartes postales, le meilleur exemple étant la civilisation kouchan, qui sert de joli cadre pour le mariage floral d’Ikaris et Sersi.

Le problème est que ce type d’inclusion – appelons-le, pour grossir le trait, « représentations par quotas » tant il s’agit de cocher les cases pour montrer qu’on appartient bien au camp progressiste – ignore complètement les rapports de pouvoir entre classes, races, générations, états de santé, etc. J’avais déjà signalé ce problème dans ma critique d’Avengers: Endgame :

« Colorer, féminiser ou populariser le super-héroïsme relève davantage d’un coup de peinture à la façade qu’à un rééquilibrage profond de l’exercice du pouvoir. Dans chaque épisode de la saga Avengerset particulièrement dans le dernier, on observe que, paradoxalement, plus sont nombreux les personnages issus des minorités, plus ils se fondent dans la masse avec leurs revendications et leurs visions du monde. Un film choral comme Avengers: Endgame uniformise les discours par généralisation à l’échelle planétaire, où se dissipe toute trace d’autodétermination communautaire ».   

 

Point de vue contre bon sens

En ce sens, la représentation d’une population au cinéma fonctionne de la même manière que sa représentation politique. Pensons au fameux dilemme des représentants qui ne finissent pas ne plus représenter qu’eux-mêmes. Dans les films du Marvel Cinematic Universe (MCU), les super-héros agissent de la même manière : alors que dans les films qui leur sont individuellement consacrés, ils représentent une population ou une fraction de celle-ci, incarnant un discours émanant d’un point de vue, lorsqu’ils rejoignent les films choraux que sont les Avengers ils se noient dans une vague idéologie consensuelle reposant sur le bon sens.

Le « point de vue » contre le « bon sens » : on pourrait ainsi schématiser l’opposition au sein du MCU entre les films individuels, qui pensent depuisun point de vue, et les films choraux, qui se réclament d’un bon sens en surplomb. Comparons brièvement Black Panther (2018), Captain Marvel (2019) et le récent Shang-Chi et la légende des Dix Anneaux (2021) aux Éternels : aussi discutables puissent être leurs conclusions, chacun de ces films pose un problème – respectivement l’adhésion ou non des Afro-descendants au rêve américain, l’usage de la violence par les femmes et le maintien ou non de la tradition chinoise au sein de la diaspora états-unienne. À défaut de choisir expressément un parti, chaque film met en scène la confrontation entre deux camps, plus ou moins équitablement répartis.

Les Éternels, lui, ne tranche pas vraiment. Si la bande super-héroïque est tout d’abord assommée par les révélations du rôle d’Ajak sur Arishem, elle finit, bon gré mal gré, à se rallier au bon sens de Sersi, c’est-à-dire sauver l’intégralité de la race humaine de son imminente destruction. Or, ce ralliement n’allait pas de soi de prime abord et aurait pu être plus sérieusement discuté, voire refusé, par deux personnages : Phastos et Druig. Passons rapidement sur le premier qui, malgré son retrait du monde, finit par y retourner sur l’injonction de son compagnon. Le second personnage est autrement plus complexe et critique que ses comparses : lui seul, au moment de la destruction de Tenochtitlan par les conquistadors espagnols à laquelle assistent les Éternels, ose parler de « massacre » et même de « génocide ». Ce faisant, il se désolidarise du bon sens qui prévalait jusqu’alors chez les Éternels, lesquels considéraient les humains comme une seule et même espèce, indépendamment des frictions qui existent entre ses différentes composantes. Druig, lui, juge et attribue torts et responsabilités dans les malheurs qui affligent les sociétés humaines ; en somme, il fait montre d’un point de vue. Or, peut-être précisément en raison de ce point de vue hétérodoxe, sinon hérétique, Druig est systématiquement dépeint comme le vilain petit canard de la bande, celui qui se terre au fond de l’Amazonie après le massacre des Aztèques et qui, plus vicelard encore, n’hésite pas à soumettre à sa volonté tout un village pour le rebâtir selon ses désirs. Lui seul pose une question évidemment polémique : faut-il vraiment sauver toute l’espèce humaine, y compris tous les assassins et meurtriers qui la peuplent encore ? Une approche à mille lieux de la solaire et bienveillante Sersi, nouvelle maman de l’espèce humaine qui choie les Homo sapiens comme de petits enfants, et qui, par sa gentillesse même, aura finalement raison du scepticisme de Druig.

Du côté de la représentation des femmes, les choses ne sont guère meilleures. Certes, elles sont aussi nombreuses que leurs congénères masculins et l’équipe des Éternels affiche une parité parfaite. Mais s’il y a égalité quantitative, le qualitatif ne suit pas. Les cinq super-héroïnes restent encore et toujours dans l’ombre des hommes, sinon sous leur influence. Sersi est gentille et peine à comprendre ses nouvelles responsabilités ; Sprite est littéralement une éternelle adolescente ; Makkari est muette et quasiment invisible tout au long du film ; Théna, la plus puissante guerrière de la bande, est aussi la seule hantée par des cauchemars et qui se place expressément sous la protection de Gilgamesh ; et Ajak a beau être la cheffe du groupe, elle meurt au bout d’une petite demi-heure. À l’inverse, hormis Druig et en partie Phastos, les super-héros masculins ne doutent jamais, sûrs de leur pouvoir de patriarche.

La justice contre l’œcuménisme

En somme, en faisant l’économie d’un point de vue au profit du bon sens, la représentation par quotas – à laquelle souscrit pleinement Les Éternels – reconduit, inconsciemment ou non, les inégalités et rapports de pouvoir à l’œuvre dans le monde au lieu de les critiquer, sinon de les déconstruire. Qu’un film se prétende « color-blind », comme Mary Stuart, reine d’Écosse (2019) et son lot de Britanniques du XVI^e siècle noirs, asiatiques ou transsexuels, empêche bien souvent de penser les oppressions dont souffrent encore telle couleur de peau, tel genre ou tel état de santé. Pire encore, se contenter de changer le personnel d’un film pour y intégrer des communautés diverses sans questionner les relations inégalitaires qui les traversent ne fait que légitimer un système d’oppression qui, lui, change pour que rien ne change.

Bref, plutôt qu’être la gentille Sersi qui pardonne tout au nom d’un œcuménisme d’inspiration religieuse, soyons plus comme le sombre Druig qui pose la seule question qui valait le détour dans Les Éternels : les êtres humains sont-ils tous responsables des catastrophes passées, en cours ou à venir ? ou bien ne faut-il pas diviser pour mieux les juger ?

Les Éternels, Chloé Zhao, 2021, 2h36

Maxime

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