Par Jacques Garello.
Nous ne manquons pas actuellement de prédicateurs de haine. Ils sont excellents, leurs discours sont diffusés et écoutés.
La réforme des retraites et le retour à l’Impôt de solidarité sur la fortune (ISF) ont stimulé la classe politique : madame Tondelier œuvre pour une « France sans milliardaire » ; monsieur Martinez veut leur couper l’électricité ; monsieur Mélenchon nous régale d’homélies vengeresses, les riches sont responsables du malheur des pauvres ; madame la ministre de la Culture plaide pour la disparition des chaînes télévisées possédées par le milliardaire Bolloré, cible aujourd’hui idéale.
En réalité la haine de la richesse est un thème permanent dans l’histoire de la pensée et de la littérature, et un thème particulièrement choyé dans l’histoire de la France.
Mais aujourd’hui il est plus populaire que jamais parce qu’il prend très facilement l’apparence de la justice sociale : critiquer les riches par envie et par jalousie n’est pas bien considéré, ces sentiments sont immoraux, ce sont même des péchés capitaux, alors que dénoncer l’injustice est dans le sens du progrès social. Le progrès social ne consiste-t-il pas à éliminer la pauvreté, donc à éliminer les riches qui fabriquent de la pauvreté ? Je pense qu’il est inutile de rappeler que la critique la plus acerbe du capitalisme et du libéralisme est celle du renard libre dans le poulailler libre. Or cette critique est aujourd’hui enrichie de statistiques conçues à cet effet : Thomas Piketty aurait « démontré » que l’écart ne cesse de se creuser entre riches patrons et pauvres salariés. Hayek avait déjà tordu le cou à cette fable dans « Le capitalisme et les historiens » et de nos jours plusieurs ouvrages dénoncent les truquages mensongers du puissant économiste français.
Je ne désire pas reprendre à mon compte les analyses les plus récentes sur la haine des riches. D’abord parce que je ne partage pas certaines d’entre elles, en particulier celles qui mettent en avant la religion catholique qui serait si présente dans l’histoire de France. Je crois que la vraie religion est celle de l’étatisme et que la « fille aînée de l’Église » n’a cessé de s’opposer au Vatican ; d’ailleurs la déchristianisation de ce pays est actuellement consommée. Ensuite parce que défendre les milliardaires en disant qu’ils créent des emplois, qu’ils font honneur à la France, qu’ils font du mécénat, ne me semble pas suffire à expliquer pourquoi tant de haine et tant de crédulité chez ceux qui écoutent de si incroyables mensonges sur les riches.
De mon point de vue il faut aller jusqu’à la racine de la haine, et comme bien d’autres économistes, historiens et philosophes, je la trouve dans la pensée socialiste qui ignore deux évidences :
- La richesse n’est pas acquise par la rente.
- Les riches doivent leur richesse à leur capital humain.
De la valeur travail à la rente capitaliste
La richesse naîtrait de la valeur créée par le travail.
Comme les historiens de la pensée économique le savent, l’erreur sur l’origine de la richesse naît avec Adam Smith, tenu pour fondateur de la science économique. En avançant le concept de la valeur travail, Adam Smith a conclu que la valeur d’un produit naît de ce que désirent ceux qui ont passé contrat entre eux. C’est donc l’échange qui crée la valeur et non pas la quantité de travail contenue dans les produits échangés.
Malheureusement cette idée de la valeur travail se répand au moment même où les physiocrates proposent leur explication de la richesse. Ils voient l’origine de la richesse dans l’exploitation de la terre : seule la nature est source de « produit net » (à la différence du commerce, de la finance, de la firme, qui accompagnent la révolution industrielle en Angleterre).
Là-dessus vient David Ricardo. Admiré pour ses réussites financières cet économiste va tirer de la théorie des physiocrates l’idée que les propriétaires terriens sont également propriétaires de la richesse nationale et retirent une rente de leur position, la rente signifiant un revenu sans travail. Au Parlement Ricardo mène campagne contre les landlords du parti tory qui ont créé la loi sur les grains (Corn law) et bloquent les importations de blé en Angleterre, renchérissant ainsi le niveau des salaires et compromettant la compétitivité des industriels britanniques. Les propriétaires fonciers tirent donc leur richesse de la nature, qui est un bien donné à toute l’humanité et qu’on ne peut exploiter au détriment de la communauté, exploitation d’autant plus injuste qu’elle dépend aussi de la fertilité des terres, puisque le prix du marché se fixera en fonction de ces terres moins fertiles, terres marginales en quelque sorte. S’enrichir sans travail : voilà l’origine de la rente.
Mais le problème s’aggrave lorsque le concept de rente va être utilisé par Marx et Engels pour critiquer non plus les propriétaires de capital foncier, mais les propriétaires du capital technique utilisé dans l’industrie : ce ne sont plus les landlords mais les entrepreneurs industriels qui exploitent le reste de la population. La richesse ne vient plus de la terre mais du travail des salariés de l’industrie et elle est confisquée par les employeurs qui versent aux employés un salaire juste suffisant pour leur permettre de survivre et de procréer.
Cette hérésie se traduit en termes politiques par la lutte des classes : la classe des bourgeois rentiers a une position de force avec le soutien de l’État, de la famille et de la religion. Il faut donc supprimer ces « infrastructures » de la société. Le manifeste communiste en appelle à la Révolution, quitte à admettre à titre transitoire une « dictature du prolétariat ».
Je crois qu’une large majorité de Français ignore totalement le poids de ces concepts de rente, d’exploitation, de profit, d’autant plus qu’ils sont repris de façon innocente ou stratégique (je ne sais pas) par de nombreux partis et hommes politiques qui se réfèrent toujours à la lutte des classes pour la mener d’une autre manière (le socialisme, le corporatisme, le fascisme) ou pour la neutraliser (le gaullisme, la sociale-démocratie).
Du capital humain à la richesse
Si le capitalisme était source de pauvreté et d’injustice sociale on ne pourrait comprendre l’évolution des indices de bien-être depuis deux siècles : hausse de l’espérance de vie ; hausse du niveau de connaissances ; accroissement de la productivité traduit en hausses des revenus, en diminution du temps de travail et de sa pénibilité ; amélioration de l’habitat et des loisirs… et tant d’autres changements réels. Sans doute la réalité n’est-elle pas perçue de la même manière par tout le monde : on en veut toujours plus et on croit en avoir moins que les autres.
L’égalitarisme a envahi la plupart des esprits, notamment en France. Il naît de plusieurs confusions :
- d’une part l’égalité en dignité et l’égalité en droit qui toutes deux sont conformes au droit naturel et sont inscrites dans les déclarations de droits individuels, et d’autre part l’égalité en richesse ;
- d’une part l’égalité en revenus et l’égalité en patrimoine, c’est-à-dire la prise en compte ou au contraire l’ignorance de l’épargne constituée et de sa transmission intergénérationnelle ;
- d’une part ce qui relève du mérite personnel et ce qui n’est dû qu’à des privilèges artificiels.
Cette dernière confusion est sans doute la plus grave et la plus courante dans le monde contemporain où règne l’État providence.
Rappelons-nous ce qu’en disait Bastiat :
« Je ne crois pas que le monde ait tort d’honorer le riche. Son tort est d’honorer indifféremment le riche honnête et le riche fripon. »
Or, avec l’État providence, il y a beaucoup de riches fripons, c’est-à-dire de personnes qui ne s’enrichissent que par les privilèges accordés par l’État. Ces privilèges prennent des formes différentes : salaires plus élevés, retraites avantageuses, allocations et subventions, logements sociaux, etc.
Ils ont rarement un rapport direct avec le travail effectué et comme disait un président de la République (qui n’était pas de gauche) on doit « gagner plus en travaillant moins ». Nombreux sont ceux qui gagnent bien leur vie sans travailler du tout. S’engage ensuite une course aux privilèges : on va regarder ce qu’obtiennent les autres et il faut au moins égaler leurs performances, sachant que les performances des uns signifient que les autres vont les payer.
Frédéric Bastiat avait au contraire insisté sur le lien direct qui doit s’établir entre l’activité productive et la propriété privée, que précisément les collectivistes veulent supprimer :
« L’homme naît propriétaire […] Les facultés ne sont que le prolongement de la personnalité, la propriété n’est que le prolongement des facultés. Séparer l’Homme de ses facultés c’est le faire mourir ; séparer l’Homme des produits de ses facultés c’est encore le faire mourir ».
Donc, par comparaison, le riche honnête ne doit sa position qu’à ses mérites personnels. Il connaît et veut accroître ses « capacités personnelles ». Depuis Gary Becker on a l’habitude de parler de « capital humain » à propos de ces capacités. Elles sont le fruit de l’éducation (et la famille est ici déterminante), mais aussi des efforts individuels pour découvrir et améliorer ses performances.
Il est maintenant avéré que la différence entre les niveaux personnels de revenus proviennent à coup sûr du niveau de capital humain accumulé par les études, les expériences, les formations. Dans les entreprises les plus performantes on mise principalement sur la qualité du personnel, son désir de faire mieux, sa créativité, son adhésion au projet commun. Voilà ce que pourrait être le « progrès social » : il n’a rien de social puisqu’il repose sur les performances personnelles. Reste à savoir si l’environnement social est favorable ou pas à l’épanouissement personnel : où en sont l’école, la famille, la formation professionnelle, la promotion et la stimulation ?
Par contraste, quand la valeur personnelle n’est ni encouragée, ni même reconnue, quand une masse dispose de revenus importants sans faire le moindre effort, quand les subventions et les privilèges se sont multipliés, la masse de capital humain s’effondre. Il y a beaucoup de « riches fripons ». La friponnerie peut aller jusqu’à la corruption.
On peut expliquer ainsi pourquoi la France a été la patrie des fripons. C’est qu’elle a toujours été le pays le plus politique, avec l’État le plus présent, le plus dirigiste, le plus jacobin. On peut parler d’exception française. Par conséquent la société est bloquée car tout changement majeur remet en cause les privilèges acquis. C’est la tyrannie du statu quo qui s’installe. Cela a été vrai dans l’Ancien Régime aussi bien qu’après la Révolution, car les Constituants entendaient mettre fin aux privilèges du clergé et de la noblesse, mais la Révolution s’est terminée par l’expulsion des propriétaires (nobles et clercs) et la prise des terres par les métayers : une spoliation légale. Et les privilèges très nombreux sont réapparus tout au long du XIXe siècle, pour atteindre un sommet avec les Quatrième et Cinquième Républiques.
Voici d’ailleurs ce qui explique la haine de la richesse : c’est que la richesse a été au fil des siècles de plus en plus imposée ou confisquée de sorte que personne n’avait intérêt à la montrer. Il y a donc en France une tendance à cacher la richesse et la meilleure manière de le faire est de crier après les riches (les autres riches). Harpagon ne veut pas qu’il soit dit qu’il a un trésor enfoui.
Dans un pays libre, comme c’était encore récemment le cas pour les États-Unis, il éait fréquent d’échanger très vite sur le montant de ses revenus et de son patrimoine. Mais le rêve américain, lui aussi, est sur le point de se dissiper. L’État fédéral s’est chargé de multiplier les déficits et la dette, les voix peuvent ainsi s’acheter facilement.
Subventionner, redistribuer, fiscaliser, les milliardaires iront sans doute ailleurs. Je ne crois pas que ce soit en France : il n’y a pas de « rêve français » pour l’instant. On devrait y penser davantage : le libéralisme n’est pas la lutte de tous contre tous pour arracher le ballon du manège État, ce n’est pas la haine, c’est au contraire le retour au capital humain et à l’honnêteté, source d’harmonie sociale.