Un paysage social et politique en mutation.
Gamins. Dès le 7 mars, tout peut changer. Mobilisations, grèves, manifestations de masse… et pourquoi pas blocage du pays. Le peuple ne veut pas de cette maudite réforme des retraites – et rien, absolument rien ne viendra modifier cette réalité, pas même la bataille parlementaire dont l’issue reste incertaine, puisque l’exécutif n’exclut pas un passage en force. Mardi, nous retrouverons donc le chemin des rues et des pavés, avec au cœur et à l’esprit tous les possibles. Sans doute croiserons-nous, de nouveau, comme à chaque fois depuis le début de ce mouvement inédit, des portraits d’Ambroise Croizat brandis souvent par nos gamins. Les combats et leur appropriation modifient les paradigmes. Nous ne venons pas de nulle part, une longue lignée nous pousse dans le dos, à condition de ne pas lâcher notre fil d’Ariane – la lutte pour la justice – reposant sur l’«union du populaire et du régalien», la moins mauvaise des définitions acceptables, sur le long terme, de la gauche hexagonale en héritage. Le bloc-noteur, mélancolique d’époques qu’il n’a étudiées que dans les livres, a quelquefois suggéré que jamais la politique en France n’avait été aussi «déshistorisée». À se demander si une certaine négligence pour le peuple et une certaine indifférence pour l’Histoire (avec sa grande H) n’entretiennent pas quelque secret rapport. D’ailleurs, n’est-ce pas singulier que, au moment où «démocratie» est dans toutes les bouches, «peuple» sente le soufre, sans parler d’un autre mot, «syndicaliste»? Jusqu’à en effrayer les puissants…
Revanchard. Les syndicats sont de retour. Et avec eux, de loin en loin, se tisse une sorte de «front populaire» assez revanchard. Ne nous emballons pas, certes. Mais regardons avec lucidité ce paysage social et politique en mutation. Jusqu’à il y a peu, les arriérations de notre ici-et-maintenant voulaient nous inciter à croire que la lutte sociale – pour ne pas dire la lutte des classes – était devenue vieille lune, une pratique ringarde à laisser aux oubliettes. Patatras. Le mouvement de contestation en cours contre la réforme des retraites nous prouve tout le contraire et nous éclaire sur un point fondamental. Quand une mobilisation authentiquement populaire redevient centrale, la caste libérale nihiliste peut être repoussée dans les cordes. L’avenir de nos retraites a fonctionné, de manière ultraconsciente, en point d’accroche fondamental, révélant une colère profonde et légitime. Celle qui demande – toujours dans notre pays ! – l’inaltérable exigence d’égalité. Cette égalité qui, périodiquement, secoue les consciences et broie les résignations. «Une société est un éparpillement de mémoires, un amoncellement de poches à rancune et de comptes à régler», écrivit un jour Régis Debray. Et il ajoutait: «Un peuple est une histoire longue, ou plus exactement l’unité de cette histoire. (…) Le peuple sans société devient une mystification et la société sans peuple, un capharnaüm.»
Philosophie. Il y a bientôt quatre-vingts ans, nos aïeux du Conseil national de la Résistance (CNR), communistes, gaullistes, syndicalistes, réinventaient à la Libération un pays ruiné par des années de guerre. Des ministres, non des moindres, Ambroize Croizat en tête, allaient appliquer un programme visionnaire. Une idée centrale prévalait, qui les dépassait tous et qu’incarnait Croizat à lui seul: se tourner vers l’horizon, avec la matrice inaliénable de penser à une vie meilleure pour les générations futures – le propre de notre destinée humaine, n’est-ce pas? Où l’on parlait de vie commune et du sens profond que ces mots recouvrent, grande politique et haute philosophie mêlées. Cette histoire populaire révolutionnaire nous a été, en quelque sorte, volée. Et si peu de personnes osent encore voir ce «déjà-là» communiste, pourtant si présent, dans la Sécurité sociale, dans nos retraites, dans ce «régime général» si attaqué depuis des décennies qu’il faudrait le refonder en totalité. Les choses essentielles de la vie de tous doivent rester la propriété de tous. Tel est notre legs, et l’enjeu du combat en cours…
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 3 mars 2023.]