Dans ce chapitre de L’homme, l’économie et l’État, Murray Rothbard explique comment les employés de l’État consomment les ressources productives tandis que les impôts et les dépenses publiques faussent l’économie.
Depuis des années, les auteurs spécialisés dans les finances publiques sont à la recherche de « l’impôt neutre », c’est-à-dire du système d’imposition qui permettrait de maintenir intact le marché libre.
L’objet de cette recherche est tout à fait chimérique.
Par exemple, les économistes ont souvent cherché à uniformiser les impôts de sorte que chacun ou du moins chaque personne se situant dans la même tranche de revenus, paie le même montant d’impôt. Mais cela est intrinsèquement impossible, comme nous l’avons déjà vu avec la démonstration de Calhoun que la communauté est inévitablement divisée en contribuables et en consommateurs d’impôts, dont on ne peut évidemment pas dire qu’ils paient des impôts du tout.
Pour reprendre la fine analyse de Calhoun :
« Il ne peut en être autrement, à moins que ce qui est perçu de chaque individu sous forme d’impôts ne lui soit rendu sous forme de débours, ce qui rendrait le processus inutile et absurde. »
Pour faire court, les fonctionnaires ne paient pas d’impôts, ils en consomment le produit. Si un citoyen qui travaille dans le secteur privé gagne 10 000 dollars de revenu et paie 2000 dollars d’impôts, le fonctionnaire gagnant 10 000 dollars ne paie pas réellement 2000 dollars d’impôts ; ce n’est qu’une fiction comptable1. Il acquiert en fait un revenu de 8000 dollars et ne paie aucun impôt.
Les fonctionnaires ne seront pas les seuls à être des consommateurs d’impôts, mais aussi dans une moindre mesure d’autres membres privés de la population.
Par exemple, supposons que l’État prélève 1000 dollars auprès de particuliers qui auraient dépensé cet argent en bijoux, et qu’il utilise cette somme pour acheter du papier pour les services gouvernementaux. Cela induit un déplacement de la demande des bijoux vers le papier, une baisse du prix des bijoux et un flux de ressources en provenance de l’industrie de la bijouterie ; inversement, le prix du papier aura tendance à augmenter et les ressources afflueront vers l’industrie du papier. Les revenus diminueront dans l’industrie de la bijouterie et augmenteront dans celle du papier2. Par conséquent et dans une certaine mesure, l’industrie du papier sera favorisée par le budget de l’État : du processus d’imposition et de dépenses de l’État.
Mais pas seulement l’industrie du papier.
En effet, l’argent frais reçu par les entreprises du papier sera versé à leurs fournisseurs et aux propriétaires des usines d’origine, et ainsi de suite, au fur et à mesure que les répercussions se font sentir dans d’autres secteurs de l’économie. Par ailleurs, l’industrie de la bijouterie, privée de revenus, réduit sa demande de facteurs. Ainsi, les charges et les avantages du processus d’imposition et de dépense se diffusent dans l’ensemble de l’économie, l’impact le plus fort se situant aux points de premier contact – les bijoux et le papier3.
Chaque membre de la société sera soit un contribuable net, soit un consommateur d’impôts et ce à des degrés différents, et il appartiendra aux données de chaque cas spécifique de déterminer où se situe une personne ou une industrie particulière dans ce processus de distribution. La seule certitude est que le fonctionnaire ou le politicien reçoit 100 % de son revenu du produit des impôts et n’en paie aucun en retour.
Le processus d’imposition et de dépense déforme donc inévitablement la répartition des facteurs de production, les types de biens produits et la structure des revenus, par rapport à ce qu’ils seraient sur le marché libre. Plus le niveau d’imposition et de dépense est élevé, c’est-à-dire plus le budget de l’État est important, plus la distorsion aura tendance à être grande. En outre, plus le budget est important par rapport à l’activité du marché, plus le poids de l’État sur l’économie est élevé. Une charge plus importante signifie que de plus en plus de ressources sont siphonnées par coercition à l’encontre des producteurs vers les poches du secteur public, de ceux qui vendent à l’État et à ses favoris subventionnés. Bref, plus le niveau relatif de l’État est élevé, plus la base des producteurs est étroite, et plus la « prise » de ceux qui exproprient les producteurs est grande. Plus le niveau étatique est élevé, moins les ressources seront utilisées pour satisfaire les désirs des consommateurs ayant contribué à la production, et plus les ressources seront utilisées pour satisfaire les désirs des consommateurs non producteurs.
La manière d’aborder l’analyse de la fiscalité a fait l’objet de nombreuses controverses parmi les économistes.
Les marshalliens à l’ancienne insistent sur l’approche de « l’équilibre partiel« , qui consiste à ne considérer isolément qu’un type particulier de taxe puis à en analyser les effets ; les walrasiens, plus à la mode aujourd’hui (et illustrés par le regretté Antonio De Viti De Marco, expert italien en finances publiques), insistent sur le fait que les taxes ne peuvent être considérées isolément, qu’elles ne peuvent être analysées qu’en conjonction avec ce que le gouvernement fait des recettes.
Dans tout cela, ce qui serait l’approche dite autrichienne, si elle avait été développée, est négligée. Celle-ci soutient que les deux procédures sont légitimes et nécessaires pour analyser pleinement le processus de taxation. Le niveau des impôts et des dépenses peut être analysé et ses inévitables effets de redistribution et de distorsion discutés ; et au sein de cet agrégat d’impôts, les différents types d’impôts peuvent ensuite être analysés séparément. Ni l’approche partielle ni l’approche générale ne doivent être négligées.
Il y a également eu beaucoup de controverses inutiles sur la question de savoir quelle activité de l’État impose la charge au secteur privé : la fiscalité ou les dépenses publiques.
Il est en fait inutile de les séparer car elles sont toutes deux des étapes du même processus de charge et de redistribution. Ainsi, supposons que l’État taxe l’industrie de la noix de bétel d’un million de dollars afin d’acheter du papier pour les administrations. Des ressources d’une valeur de un million de dollars sont transférées des noix de bétel vers le papier.
Cela se fait en deux étapes, une sorte de double coup de poing au marché libre :
- L’industrie de la noix de bétel est appauvrie car son argent lui est retiré
- L’État utilise cet argent pour retirer le papier du marché pour son propre usage, extrayant ainsi des ressources dans la deuxième étape.
Les deux parties du processus sont un fardeau. En un sens, l’industrie de la noix de bétel est obligée de payer pour sortir le papier de la société ; du moins, elle en supporte le poids immédiat. Cependant, sans même considérer le problème de « l’équilibre partiel » qui consiste à savoir comment ou si ces taxes sont « transférées » par l’industrie de la noix de bétel sur d’autres épaules, nous devons également noter qu’elle n’est pas la seule à payer ; les consommateurs de papier paient certainement en voyant les prix du papier augmentés.
Le processus peut être vu plus clairement si l’on considère ce qui se passe lorsque les impôts et les dépenses publiques ne sont pas égaux, lorsqu’ils ne sont pas simplement les faces opposées d’une même pièce. Lorsque les impôts sont inférieurs aux dépenses publiques (et en omettant pour l’instant les emprunts auprès du public), l’État crée de la nouvelle monnaie. Il est évident ici que les dépenses publiques sont la principale charge puisque ce montant plus élevé de ressources est siphonné. En fait, comme nous le verrons plus tard en considérant l’intervention binaire de l’inflation, la création de nouvelle monnaie est de toute façon une forme de taxation.
Mais qu’en est-il du rare cas où la taxation est supérieure aux dépenses gouvernementales ?
Supposons que l’excédent soit thésaurisé dans la réserve d’or du gouvernement ou que la monnaie soit liquidée par la déflation (voir ci-dessous).
Ainsi, supposons qu’un million de dollars soit prélevé sur l’industrie de la noix de bétel et que seulement 600 000 dollars soient dépensés en papier. Dans ce cas, la charge la plus importante est celle de l’impôt, qui paie non seulement pour le papier extrait mais aussi pour la monnaie thésaurisée ou détruite. Alors que l’État n’extrait que 600 000 dollars de ressources de l’économie, l’industrie de la noix de bétel perd 1 000 000 dollars de ressources potentielles, et cette perte ne doit pas être oubliée dans le calcul des charges imposées par le processus budgétaire de l’État. En résumé, lorsque les dépenses et les recettes étatiques diffèrent, le « fardeau fiscal » de la société peut être évalué très approximativement par le total le plus élevé.
Puisque l’imposition ne peut pas vraiment être uniforme, dans son processus budgétaire de tax-and-spend, l’État prend inévitablement de manière coercitive à Pierre pour donner à Paul (« Paul », bien sûr, y compris lui-même). En plus de fausser l’allocation des ressources, le processus budgétaire redistribue donc les revenus ou, plutôt, distribue les revenus. En effet, le marché libre ne distribue pas les revenus ; ceux-ci découlent naturellement et sans heurts des processus de production et d’échange du marché.
Ainsi, le concept même de distribution comme quelque chose de distinct de la production et de l’échange ne peut naître que de l’intervention binaire de l’État. Il est souvent reproché, par exemple, que le marché libre ne maximise pas l’utilité de tous et les satisfactions de tous les consommateurs, que « compte tenu d’une certaine répartition existante des revenus ».
Mais ce sophisme courant est incorrect ; il n’y a pas de « distribution supposée » sur le marché libre, séparée des activités volontaires de production et d’échange de chaque individu. Le seul donné sur le marché libre est le droit de propriété de chaque Homme sur sa propre personne et sur les ressources qu’il trouve, produit ou crée, ou qu’il obtient en échange volontaire de ses produits ou comme don de leurs producteurs.
Par contre, l’intervention binaire du budget de l’État porte atteinte à ce droit de propriété de chacun sur son propre produit et crée le processus séparé et le problème de la distribution. Le revenu et la richesse ne découlent plus uniquement du service rendu sur le marché, ils vont maintenant vers des privilèges spéciaux créés par l’État et s’éloignent de ceux qui sont spécialement chargés par l’État.
De nombreux économistes considèrent que le marché libre n’est exempt que d’interférences triangulaires ; une interférence binaire telle que la taxation n’est pas considérée comme une intervention dans la pureté du marché libre.
Les économistes de l’école de Chicago – dirigés par Frank H. Knight – ont été particulièrement habiles à diviser l’activité économique de l’Homme et à confiner le marché dans un périmètre étroit. Ils peuvent ainsi favoriser le marché libre (parce qu’ils s’opposent à des interventions triangulaires telles que le contrôle des prix), tout en préconisant des interventions binaires drastiques en matière de taxes et de subventions pour « redistribuer » le revenu déterminé par ce marché.
Le marché doit être laissé « libre » dans une sphère tout en étant soumis à un harcèlement et à un remaniement perpétuels par une coercition extérieure. Ce concept suppose que l’Homme est fragmenté, que l' »Homme du marché » n’est pas concerné par ce qui lui arrive en tant que « soumis au gouvernement ». Il s’agit certainement d’un mythe inadmissible que nous pourrions appeler l’illusion fiscale, l’idée que les gens ne tiennent pas compte de ce qu’ils gagnent après impôts mais seulement avant impôts : si A gagne 9000 dollars par an sur le marché ; B 5000 dollars et C 1000 dollars, et que le gouvernement décide de continuer à redistribuer les revenus pour que chacun gagne 5000 dollars, les individus informés de cela ne vont pas continuer à supposer bêtement qu’ils gagnent encore ce qu’ils gagnaient auparavant. Ils vont prendre en compte les taxes et les subventions.
Ainsi, nous voyons que le processus budgétaire de l’État est un déplacement coercitif des ressources et des revenus des producteurs sur le marché vers les non-producteurs. Il est aussi une interférence coercitive avec les libres choix des individus par ceux qui constituent le gouvernement.
Nous analyserons plus en détail ci-dessous la nature et les conséquences des dépenses publiques.
Pour l’instant, soulignons un point important : l’État ne peut en aucun cas être une fontaine de ressources. Tout ce qu’il dépense, tout ce qu’il distribue en largesses, il doit d’abord l’acquérir en recettes, c’est-à-dire qu’il doit d’abord l’extraire du « secteur privé ».
La grande majorité des recettes de l’État, le cœur même de son pouvoir et de son essence, est constituée par la fiscalité, que nous aborderons dans la section suivante.
Une autre méthode est l’inflation, la création de nouvelle monnaie, dont nous parlerons plus loin.
Une troisième méthode est l’emprunt auprès du public.
Une quatrième méthode, les recettes provenant de la vente de biens ou de services gouvernementaux, est une forme particulière d’imposition ; à tout le moins, pour acquérir les actifs initiaux de cette « entreprise », l’imposition est nécessaire.