Dans l’imaginaire collectif, le matérialisme représente cette tendance à chérir la possession matérielle, à idolâtrer l’argent.
Le problème du matérialisme est en réalité plus vaste : les beatniks, par exemple, rejetaient les possessions matérielles, mais cultivaient une « spiritualité » matérialiste. Le matérialisme caractérise plutôt le fait de privilégier l’immanence (la matière, le monde sensible) plutôt que la transcendance (l’esprit, le monde intelligible). Pour les matérialistes seule la matière pense : la conscience est le produit du cerveau ; ainsi nos idées et notre volonté ne sont pas libres, mais déterminées. Le matérialisme s’inscrit en opposition à l’idéalisme dont le credo est le suivant : l’esprit doit dominer la matière !
Le matérialisme représente un challenge pour les défenseurs de l’État de droit et de la liberté car ses principes sont somme toute séduisants. Aussi, les enjeux politiques dépendent toujours des réflexions métaphysiques et les opinions politiques sont indissociables d’opinions philosophiques. Pour se situer politiquement, il suffit de se poser ces questions : suis-je plutôt matérialiste ou idéaliste ? Suis-je moderne ou antimoderne ?
Le présent billet permettra d’éclairer ce point tout en présentant les conséquences politiques néfastes du matérialisme.
Tout d’abord, il faut distinguer un matérialisme classique d’un matérialisme révolutionnaire ; les matérialistes classiques auront tendance à n’estimer que la nature, et les révolutionnaires, à n’estimer que l’environnement culturel. La question de la modernité ou de l’antimodernité vient montrer qu’il n’existe pas une seule façon d’être idéaliste ou d’être matérialiste. Il ne suffit donc pas d’être idéaliste pour défendre l’État de droit ; il faut en plus être moderne.
Le matérialisme peut être de gauche et de droite
Le matérialisme classique est considéré comme réactionnaire par les révolutionnaires.
Les classiques ont une conception immanentiste, et parfois même tragique, de la nature : celle-ci se réduit à la matière et rien d’autre. Dans l’Antiquité, les matérialistes seront les présocratiques, Démocrite, Épicure, Lucrèce, etc. À l’époque moderne, nous retrouverons les libertins, les moralistes français, Hobbes et Spinoza, entre autres. Ces matérialistes ne présentent pas de théories politiques révolutionnaires mais seront enclins à embrasser le pessimisme, voire l’autoritarisme.
Il existe pourtant des matérialistes plus révolutionnaires motivés par des principes soi-disant humanistes – anti-humanistes en pratique -, comme par exemple, Thomas More ou Francis Bacon. Les humanistes sont les pionniers de la modernité : les humains sont des êtres de culture par essence ; ils peuvent dès lors, grâce à la culture, s’extirper des déterminismes naturels grâce à leur perfectibilité et leur liberté.
Toutefois, le matérialisme dont il est question n’est clairement pas humaniste. Hobbes, pour donner un exemple, ne voit pas dans la culture un moyen d’émanciper l’humanité de la nature, mais plutôt un moyen de brider celle-ci ; les humains sont des machines biologiques gouvernées par leurs appétits et ne comprennent que des coups de bâtons. Pour Hobbes, il n’y a que la matière, et il n’y a dans la matière que le despotisme et la tyrannie des passions (crainte, ressentiment, cupidité, vengeance…). Le Léviathan de Hobbes est le bréviaire de l’autoritarisme politique et peut être opposé aux idées anarchistes. La nature est problématique, mais il n’y a pas de bonnes solutions politiques à apporter contre elle. C’est le point de divergence avec le révolutionnaire, plus optimiste, pour qui la liberté est également dans la matière, dans la satisfaction débridée des appétits corporels.
Les matérialistes révolutionnaires prétendent vouloir concilier le matérialisme avec l’humanisme, traditionnellement idéaliste et chrétien – c’est par exemple, l’ambition de Karl Marx et des libertaires. Si l’Homme veut être autonome, être l’unique créateur, alors il doit se débarrasser de l’idée de nature. Les humanistes ne seraient pas assez radicaux, en opposant la culture à la nature : il ne peut y avoir de lois de la nature sinon l’Homme serait dans l’incapacité de penser son autonomie ; ce monde étant dépourvu de sens, il appartient à l’Homme de lui en donner un. Il s’agit ici de critiquer l’idéalisme des Anciens, mais aussi les matérialistes classiques.
La problématique serait plutôt culturelle : la morale est l’instrument des plus forts pour dominer les faibles ; il suffit alors que les plus éclairés s’emparent du pouvoir pour faire advenir une société fondée sur la raison et les lois scientifiques. En réalité, cette même réflexion est défendue dans le fascisme, la branche révolutionnaire – oserai-je dire matérialiste ? – de l’extrême droite : au nom des lois de la nature et de la race, il est possible d’être tenté par la planification eugéniste de la société et ce au mépris de la liberté et de la personne. Dans le fascisme, les principes de raison et de culture sont évacués puisque ces principes sont ceux des faibles (pacifistes, démocrates, libéraux, socialistes…) pour se protéger des forts ; Arthur de Gobineau et Friedrich Nietzsche ont encore une influence importante dans les milieux fascistes.
Quand il est défendu par des pessimistes et des romantiques, le matérialisme conduit à l’autoritarisme ; quand il est défendu par des révolutionnaires, il conduit au totalitarisme. Dans tous les cas, il parait plus simple d’insulter l’intelligence humaine, d’infantiliser les gens, plutôt que de reconnaître la liberté des uns à faire délibérément le mal.
L’idéalisme ne suffit pas pour défendre la liberté : il faut être moderne !
Le matérialisme révolutionnaire prend l’exact contrepied de l’idéalisme des Anciens, au nom même de la liberté – le fossé idéologique entre l’extrême gauche et l’extrême droite est clairement visible.
Selon les matérialistes classiques ou révolutionnaires, l’idéalisme est une farce mise en place par les dominants pour maintenir les faibles en état de sujétion. Chez les Grecs et les Romains, la nature est transcendante : les principes du bien, du beau et du juste se situent dans la nature. Ainsi, il est conforme à la nature, au bien, de cultiver la spiritualité, de faire son devoir, plutôt que de vivre selon son bon plaisir. Il s’agit d’une logique très droitière. Les chrétiens rompent avec cette tradition : Dieu est surnaturel ; en cherchant Dieu, il est possible grâce au libre arbitre d’aller au-delà de la nature gâtée par le péché originel. Les jésuites joueront d’ailleurs un rôle dans l’avènement de l’humanisme européen. Les idéalistes modernes continuent à insister sur la primauté de l’esprit sur la matière, mais ont cessé d’idolâtrer la nature ; cette dernière est, comme le pensent également les pessimistes matérialistes, brutale, terrible, immanente : il n’est pas naturel de quitter l’état sauvage, au contraire. La culture, c’est-à-dire l’humanisation de la nature, signifie le triomphe jamais acquis de l’esprit et de la réflexion sur la matière.
Il faut s’entendre sur la signification de l’esprit pour les libéraux : l’élévation de l’esprit passe par la discipline de la volonté et l’éducation (discipline + instruction). Les humains, étant libres et faillibles, ont toujours le choix entre être esclaves de leurs inclinaisons ou discipliner leur volonté, faire délibérément leur devoir plutôt que de préférer l’égoïsme, etc. Les idéalistes chrétiens et les idéalistes des Lumières insistent sur la dignité humaine, la responsabilité et la liberté, le respect de la personne, de la propriété privée et des droits de l’Homme. Il est question ici des idées de 1776 et de 1789 plutôt que de celles de 1917.
Il s’agit pour les humanistes, notamment avec Kant, de ne pas se prononcer sur l’essence des choses, la chose en soi, contrairement aux anciens grecs et romains, mais au moins d’admettre qu’il existe un principe transcendant, par le biais de la foi, religieuse ou non, auquel cas toute vie morale et sociale serait impossible à justifier.
Les matérialistes révolutionnaires reprochent justement cela aux libéraux : la liberté n’est pas dans l’esprit, le dépassement de soi, mais dans la matière ; si l’on veut l’autonomie, il faut oublier la discipline du corps et de l’esprit, se débarrasser de l’idée de nature et d’une morale transcendante, voire de l’Idée même tout court. Le matérialisme révolutionnaire prône une révolution politique, contre la bourgeoisie, mais aussi – et c’est beaucoup plus grave – une révolution métaphysique anti idéaliste. Dans les années 1960, une tendance ouvertement matérialiste commence à émerger, avec des auteurs français tels Sartre, Foucault, Deleuze, Derrida, Lyotard, etc. Il est désormais question de postmodernisme ou de post humanisme. Par rapport au matérialisme révolutionnaire traditionnel, il n’est pas seulement question de déconstruire un environnement culturel « problématique », mais de critiquer également les idéaux des Lumières. Quand Marguerite Duras, une romancière s’inscrivant dans cette mouvance, explique « qu’il faut mettre la liberté en prison », elle parle de la liberté de l’esprit, de l’idéalisme des Lumières. Certains soixante-huitards se sont révélés, en définitive, être plus libertins que révolutionnaires, mais la critique de la modernité et de l’État de droit a fait son chemin au sein d’une certaine gauche.
L’idéalisme ne suffit pas pour défendre les principes de l’État de droit puisque la pensée réactionnaire et contre révolutionnaire s’inscrit en opposition au libéralisme, trop matérialiste et anthropocentrée. La pensée postmoderne, matérialiste, émet des critiques similaires à l’encontre du libéralisme.
Conclusion
Nous avons vu que pour appréhender la politique, il existait plusieurs approches ; l’idéalisme de l’extrême droite, l’idéalisme chrétien et humaniste, ainsi que la matérialisme classique et révolutionnaire.
Il est clair que l’idéalisme des Anciens ne permet pas de défendre la liberté – Platon était tout de même un partisan du totalitarisme et de l’eugénisme -, mais le matérialisme conduit nécessairement au totalitarisme. Dans les débats politiques actuels, il n’est question que du matérialisme. Par exemple, les féministes défendent le marxisme ou le postmodernisme, tandis que les masculinistes défendent la psychologie évolutionniste, essentialiste. Dans ce débat, les principes de dignité et de personnalité ne sont jamais abordés.
Les jeunes étudiants sont en fait imprégnés de matérialisme dans les facultés de sciences naturelles et humaines ; leur manque de culture politique les empêche d’exercer leur esprit critique. Le remède contre le matérialisme serait l’apprentissage à l’école de la philosophie du droit, de la morale et la déontologie, afin d’éduquer et responsabiliser les enfants, en faire des adultes raisonnables ; mais il semblerait que l’école ait déjà fait faillite dans ce domaine. Le libéralisme a échoué sur le plan intellectuel auprès des masses, il ne reste alors que la doctrine du droit pour préserver la liberté en tant que principe civilisationnel. En période de crise politique et économique, l’expérience politique a d’ailleurs déjà prouvé la fragilité du système libéral.