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L’entrepreneur, le militant et la preuve sociale d’une bonne idée

Publié le 16 mai 2023 par Magazinenagg

Par Philippe Silberzahn.

Qu’est-ce qu’une bonne idée ? À cette question, l’entrepreneur et le militant donnent deux réponses différentes. Si la prime est actuellement donnée au militant en raison des enjeux actuels comme le climat, la réponse plus modeste mais plus robuste de l’entrepreneur reste néanmoins importante, et particulièrement pertinente en situation d’incertitude.

Il y a quelque temps de cela, l’une de mes amies s’est lancée comme consultante indépendante. Comme beaucoup au début, elle doutait de sa capacité à réussir, après une longue carrière comme salariée. Avait-elle vraiment quelque chose à apporter? Avait-elle vraiment une valeur sur le marché? Elle avait l’impression de se jeter à l’eau sans être certaine de savoir nager. Mais elle s’est jetée à l’eau et je me rappelle son appel le jour où elle a reçu le paiement de sa première prestation. Quelqu’un avait payé pour son travail et elle voulait absolument partager sa joie avec moi. La somme n’était pas énorme, mais là n’était pas l’enjeu.

Auparavant, comme salariée, elle avait toujours eu l’impression que son entreprise l’employait comme elle aurait pu employer quelqu’un d’autre. Était-elle vraiment rémunérée pour elle-même? Là, c’était différent. C’était bien elle, sa prestation, sa personnalité, sa singularité et celle de son offre qui avaient été rémunérées et qui donc avaient été reconnues. Cette petite somme sur son compte en banque avait beaucoup plus de valeur que la somme à peu près équivalente qu’elle recevait auparavant chaque mois sous forme de salaire. Les mots étaient difficiles à trouver, mais la fierté de cette reconnaissance était là, à juste titre. Comme quoi le bon de commande a des dimensions philosophiques sous-estimées.

La preuve sociale, moteur de l’entrepreneur

Il en va ainsi des entrepreneurs : la « preuve » de leur travail, sa valeur et sa pertinence, sont fournies par le bon de commande et son règlement, et par rien d’autre.

C’est important parce que lorsque je discute avec un porteur de projet entrepreneurial, la question est toujours « Est-ce que mon idée est bonne ? ». Et c’est une mauvaise question parce qu’elle traduit une logique d’absolu. Dans cette logique, il y aurait une façon de juger de la qualité d’une idée, et le monde serait composé de deux types d’idées, les bonnes et les mauvaises. C’est bien entendu faux.

Les grandes réussites entrepreneuriales ont souvent reposé sur des idées qui paraissaient farfelues, ridicules, impossibles ou scandaleuses à leur début. Comme le souligne la théorie de l’effectuation, la vraie question que doit se poser l’entrepreneur est plutôt « Qui va accepter mon idée, et comment ? » Autrement dit, une idée est bonne lorsque quelqu’un, quelque part, est prêt à payer pour elle (au sens le plus large, ce n’est pas forcément de l’argent). C’est donc un critère relatif ou plutôt intersubjectif : il suffit que les deux parties se mettent d’accord pour que l’idée soit bonne, même si elle ne l’est que pour elles seules (subjectif) et même si le reste du monde pense qu’elle est stupide ou scandaleuse. L’accord de l’autre partie est une preuve sociale de l’idée, et au-delà, une validation du travail de l’entrepreneur.

On peut opposer (de façon volontairement schématique) cette posture à celle du militant.

Celui-ci est guidé par un but. Ce but est un idéal sur lequel il n’y a pas de compromis possible. Avoir raison est fondamental pour le militant, c’est la croyance qui sous-tend son action. Le militant agit dans le domaine du nécessaire au sens où l’atteinte de l’idéal rend nécessaire un certain nombre d’actions. C’est pour cela qu’on arrive vite à la croyance selon laquelle la fin (noble) peut justifier les moyens (moins nobles). Le militant n’a pas besoin de preuve sociale, il ne la souhaite même pas. Il lui suffit d’avoir raison pour vouloir ce qu’il juge nécessaire. Bien sûr, le problème est de savoir qui décide qu’il a raison. Et il n’existe pas de réponse hors la croyance.

Si le militant est guidé par le nécessaire de son idéal, l’entrepreneur est guidé par le suffisant de son prochain pas.

Pour lui, il ne s’agit pas d’avoir raison, ou que son idée soit bonne. Il lui suffit de trouver quelqu’un qui achète son produit pour qu’il puisse avancer d’une case. Le compromis est la base de son action.

« Bonjour cher client potentiel, je voudrais vous vendre le produit vert. Ah, il a l’air bien, répond le client, mais je le préférerais en bleu. OK, je peux le faire en bleu si vous vous engagez à m’en prendre dix. Tope là. »

Qui a raison entre bleu et vert ? Personne, et ce n’est pas la question. Il suffit que les deux se mettent d’accord sur vert ou bleu (ou rouge) pour avancer. La barre est en quelque sorte placée très bas, et l’entrepreneur est agnostique quant au futur. Au contraire du militant qui estime que le futur doit être bleu ou vert, l’entrepreneur crée un futur, soit bleu, soit vert, ou même rouge, selon où ses pas le mènent et selon les engagements qu’il suscite.

Ainsi, l’action de l’entrepreneur se construit transaction après transaction, chacune étant une preuve de la valeur de son travail.

La preuve n’est pas transcendantale (mon idée est bonne dans l’absolu, ou je fais le bien) mais sociale (quelqu’un est prêt à payer pour mon travail). Cette absence d’absolu, qui traduit une posture modeste à l’égard du processus social, explique le mépris dans lequel le monde commerçant est généralement tenu par l’élite cléricale car il est vu comme purement matérialiste. Or, c’est bien évidemment faux.

Dans son célèbre exemple du boucher, Adam Smith a montré que vendre ne peut se réduire à un simple calcul utilitaire débarrassé de considérations éthiques. Pour Smith, le boucher n’essaie pas de nous satisfaire seulement parce qu’il va encaisser de l’argent ni même parce qu’il escompte que nous reviendrons demain. Il s’agit de construire une relation, même si celle-ci ne durera pas très longtemps.

Cette relation se construit sous l’égide de plusieurs vertus, chacune avec un dosage différent selon les protagonistes : prudence bien sûr (calcul, intérêt personnel), mais aussi tempérance (ne pas tirer excessivement parti d’un avantage, ne pas nous arnaquer), justice (relation mutuellement profitable), espoir (gain, retour du client le lendemain, réputation flatteuse dans le quartier), mais aussi amour (de son travail, plaisir de l’interaction dans l’échoppe, plaisir d’y rencontrer des voisins et d’y échanger des nouvelles), courage (se lever chaque matin et travailler dur), et foi, entendue comme quelque chose lié au transcendant, c’est-à-dire non réductible à un calcul de son intérêt (vocation, fierté de son travail, identité professionnelle, respect des pairs, reconnaissance sociale).

Même les traders les plus voraces et les plus cyniques de la bourse de New York ne peuvent réussir dans leur métier sans un réseau social et donc sans éthique.

La valeur de la preuve sociale en incertitude

On l’aura compris, il ne s’agit pas de suggérer que le modèle de l’entrepreneur est supérieur à celui du militant, mais plutôt d’illustrer deux logiques fondamentalement différentes d’aborder le changement du monde.

Les deux sont utiles. Mais dans un monde très largement incertain, où les idéaux sont difficiles à définir, sur lesquels il est compliqué de s’accorder et dont l’atteinte crée de nombreux effets pervers, l’approche de l’entrepreneur reposant sur une preuve sociale à chacune de ses étapes mériterait d’être plus largement considérée. 


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