Yonah Acosta, Antonio Casalinho © Carlos Quesada
On ne perçoit aucune allusion directe à la guerre d'invasion russe en Ukraine dans Tchaikowski-Ouvertüren, le second ballet* qu'a conçu Alexei Ramantsky pour le Bayerisches Ballett, qui connut sa première il y a quelques mois, en décembre 2022. Mais cette guerre est présente en filigrane, elle est inscrite dans les chairs. Cela se comprend aisément si l'on s'intéresse aux biographies du chorégraphe et du chef d'orchestre Mikhail Agrest, tous deux nés en Russie.Russo-ukrainien, Alexei Ratmansky est né à Leningrad en 1968 d'un père juif ukrainien et d'une mère russe, mais a grandi à Kiev avant de se rendre à Moscou pour suivre une formation de danseur au Bolchoï. Il revient ensuite en Ukraine avec un engagement au Ballet de Kiev, où il rencontre puis épouse la danseuse Tatiana Kilivniuk. Après l'implosion de l'Union soviétique, il travaille à l'Ouest avec le Royal Winnipeg Ballet et le Royal Danish Ballet, puis comme artiste en résidence à l'American Ballet Theatre, tout en menant en parallèle une carrière en Russie où il dirige le Ballet du Bolchoï de 2004 à 2008. Le 24 février 2022, le jour de l'invasion de l'Ukraine par la Russie, il se trouvait à Moscou où il préparait une nouvelle chorégraphie. Il quitta aussitôt le pays qui le stigmatisa comme traître à la patrie. Depuis il a contribué à la formation d'une compagnie de danseurs ukrainiens réfugiés, basée à La Haye, avec laquelle il a récemment monté sa version de Giselle datant de 2019. Il est aujourd'hui un chorégraphe parmi les plus renommés du 21ème siècle.
Le maestro Mikhail Agrest est issu de la grande tradition russe de la direction d'orchestre. Il a perfectionné son art au théâtre Mariinsky pendant plus d'une décennie, acquérant un corpus considérable de répertoires lyriques et symphoniques et des connaissances cruciales sur le développement des orchestres et la direction artistique. En 2013, Mikhail Agrest est apparu pour la première fois comme chef d'orchestre invité au Ballet de Stuttgart où il est entré en fonction en décembre 2018 en tant que directeur musical du Ballet. De 2001 à 2014, il a affiné son métier au Théâtre Mariinsky, mais a dû quitter son poste en raison de ses positions pro-ukrainiennes suite à l'annexion de la Crimée par la Russie. C'est avec les Ouvertures de Tchaïkovski que Mikhail Agrest a fait ses débuts de chef d'orchestre au Bayerisches Staatsballett, où il vient nous offrir son immense expertise de la musique russe et ses compétences en matière de direction de la musique de ballet.De la musique avant tout autre chosePour son ballet en trois parties Ouvertures de Tchaïkovski, Alexei Ratmansky a choisi des ouvertures que le compositeur avait créées à différentes époques de sa vie pour des concerts. Sur le plan du contenu, ces œuvres musicales s'inspirent des drames de William Shakespeare : Hamlet, La Tempête et Roméo et Juliette. En première partie, il fait précéder Hamlet par l'Élégie op. 67a, datant de 1891, extraite de la musique de scène de Hamlet que l'acteur Lucien Guitry lui avait commandée pour une production de la pièce de Shakespeare, dont la représentation n'eut en fait jamais lieu. Tchaïkovski a écrit l'Ouverture-fantaisie Hamlet (op. 67), entre juin et le 19 octobre 1888, en même temps qu'il composait sa Cinquième Symphonie. Sa composition ne comporte pas de mise en scène musicale des événements de la pièce, ni même de présentation des personnages principaux. L'œuvre adopte le même schéma que celui utilisé dans ses autres pièces sur Shakespeare, la fantaisie symphonique La Tempête (1873) et Roméo et Juliette (1869, révisé en 1870 et 1880), en utilisant certaines caractéristiques ou situations émotionnelles de la pièce. L'essentiel de l'œuvre réside dans l'atmosphère sombre décrivant Elseneur, mais il y a un thème d'amour évident, et une mélodie plaintive au hautbois qui peut être considérée comme représentant Ophélie. Ce qui rend Hamlet unique par rapport à d'autres œuvres de Tchaïkovski, c'est l'absence de développement structurel. La forme standard de cette musique comporte une exposition, un développement et se termine par une récapitulation.La Tempête, fantaisie symphonique en fa mineur, fut créée en décembre 1873 à Moscou, où elle remporta un grand succès. Elle ressemble d'ailleurs beaucoup par sa structure à la première œuvre shakespearienne de Tchaïkovski, mais également par la force de son thème de l'amour, qui se mêle aux éléments. L'évocation de la mer et de la tempête est aussi particulièrement frappante. Tchaïkovski avait placé en exergue un texte résumant tant les épisodes de sa composition que la pièce : « La mer. Ariel, l'esprit des airs qui déchaînera la tempête sur l'ordre du magicien Prospero. Naufrage du navire à bord duquel se trouve Fernando. L'île enchantée. Premiers élans d'amour timides entre Miranda et Fernando. Ariel et Caliban. Les amants s'abandonnent à l'enchantement triomphant de la passion. Prospero se défait de son pouvoir magique et quitte l'île. »Suit l'Ouverture-fantaisie Roméo et Juliette composée en 1869, puis révisée par deux fois, en 1870 et à nouveau en 1880. C'est cette dernière version, que l'on joue habituellement, qui est exécutée par l'Orchestre d'État de Bavière. C'était aussi l'une des œuvres préférées du compositeur qui la considérait comme l'une de ses plus belles partitions. Elle comporte deux grands thèmes musicaux : d'une part la discorde et la haine opposant les Capulet aux Montaigu (thème principal) et d'autre part l'amour (thème secondaire). Ces deux mélodies sont ponctuées par le thème de la mort. Le thème de l'amour est subdivisé en deux parties : la première représente Roméo, qui symbolise la passion, et le second Juliette, qui symbolise la tendresse.La direction orchestrale de Mikhail Agrest pétille d'intelligence, d'inventivité et de vivacité, en parfaite harmonie avec les instrumentistes et en communication constante et vigilante avec la scène. Il déploie avec clarté les couleurs de la somptueuse musique de Tchaïkovski en la rendant tactile et palpable, avec un enthousiasme vibrant extrêmement perceptible. Il nous plonge dans les profondeurs dramatiques de ces ouvertures dont il rend avec passion la poésie et le lyrisme. Un travail pointu et subtil d'une beauté confondante. Ensemble @ Wilfried HöslLa chorégraphie
Alexei Ratmansky n'a manifestement pas créé un ballet narratif, mais les motifs narratifs de ces trois pièces de Shakespeare apparaissent à la surface de la structure chorégraphique à de nombreuses reprises, de sorte que la " voix " de Shakespeare constitue à la fois la base de l'action dansée sur scène et de la partition qui retentit depuis la fosse d'orchestre. C'est surtout notable pour les deux dernières œuvres, et encore davantage pour la dernière dans laquelle les danseurs miment le sommeil cadavérique de Juliette, le suicide de Roméo, le réveil de la jeune femme et son suicide, puis le transport de leurs corps.
Les ouvertures sont habituellement entendues au début d'un opéra ou d'un ballet et se prolongent dans l'intrigue. Dans le ballet d'Alexei Ratmansky, elles se succèdent. Trois mondes différents sont donnés à voir au cours de la soirée, unis cependant par le concept chorégraphique et scénique. Le chorégraphe propose une réflexion sur l'historicité du ballet classique, dont il utilise à la fois les techniques tout en les faisant évoluer par des moments de bascule ou de décalage, avec souvent aussi des mouvements neufs et étonnants, notamment de fabuleuses pirouettes dont la haute technicité stupéfie. Même si la thématique est le plus souvent tragique, avec une forte expressivité émotionnelle, on sourit souvent au cours de la représentation dans lesquels les clins d'œil et les pointes d'humour abondent. Ratmansky fait évoluer les pas et l'expression corporelle traditionnels vers le présent de ses pas innovants et fait de la danse un art qu'il inscrit dans une perspective temporelle, qui court du passé vers une actualité qui ouvre la voie au futur. Les pas créés par le chorégraphe repoussent les limites de ce que le ballet peut exprimer aujourd'hui. Les exigences de la chorégraphie, avec une barre placée très haut, sont parfaitement rencontrées par l'habileté technique et les prouesses étourdissantes des danseurs et danseuses.
Alexei Ratmansky s'est adjoint la collaboration de Jean-Marc Puissant pour les décors et les costumes. Le scénographe connaît le monde de la danse de l'intérieur puisqu'il a été formé à l'école de ballet de l'Opéra de Paris et au Conservatoire national supérieur de musique de Paris et qu'il a dansé avec le ballet de Stuttgart Ballet et le Birmingham Royal Ballet. Il a créé des décors abstraits et des costumes distincts pour chaque acte, mais qui expriment à la fois une continuité. Les costumes sont identiques pour les danseurs et les danseuses, ce qui atténue la différenciation des sexes. Le travail de Jean-Marc Puissant dénote un goût prononcé par la peinture abstraite. Il travaille avec des voiles transparents et des surfaces mobiles qui servent à diviser l'espace et qui traduisent en images visuelles le dévoilement progressif et la montée des attentes, inhérents à l'ouverture et à son caractère d'annonce. Il utilise aussi des formes sculpturales, figurant par exemple un arbre torturé. Les abstractions du décor sont sans doute suggestives, mais n'expriment rien précisément. Le décor pas plus que les costumes ne sont utilisés pour raconter le déroulement d'une histoire, même si des scènes renvoient à des bribes d'histoire. Ainsi du triolisme amoureux de la Tempête, où deux danseurs se disputent le cœur et le corps d'une danseuse, ce qui nous donne à voir d'exquis pas de deux et de trois. Mais la chorégraphie ne se veut pas récit et laisse chaque spectateur libre d'imaginer ses propres associations en puisant dans son bagage culturel propre. Le langage chorégraphique est surtout allusif et intensément émotionnel, il évoque toute la palette des passions humaines. L'amour côtoie la mort, la joie, le désespoir.
Tout le corps de ballet est excellent. Parmi les solistes, on remarque plus particulièrement le canadien Shale Wagman avec une pirouette stupéfiante de difficulté technique et de durée dans l'Élégie qui ouvre la soirée, puis dans le duo Roméo et Juliette de Tchaïkovski pour soprano et ténor dans le troisième acte du ballet où le danseur partage la scène avec les chanteurs, semblant incarner leur chant d'amour dans un solo d'une grande finesse. Autre virtuose de haute volée, le danseur Osiel Gouneo qui intervient dans la seconde partie du premier acte, l'Ouverture fantaisie de Hamlet, avec un niveau technique à couper le souffle. Plus aérien encore, semblant planer à quelques centimètres au-dessus de la scène, d'une légèreté et d'une souplesse qui défient la pesanteur, le portugais António Casalinho recueille tous les suffrages notamment dans son manège étourdissant de la Tempête. Dans ce deuxième acte, on a également pu admirer le très beau pas de deux de Madison Young et d'Ariel Merkuri.
Une très grande soirée de ballet et de musique qui témoigne de l'excellence du travail du Bayerisches Staatsballett.
Distribution de la représentation du 10 juillet 2023ChorégraphieAlexei RatmanskyMusiquePiotr I. TchaikovskyDirection musicaleMikhail AgrestScène et costumesJean-Marc PuissantÉclairages James F. IngallsDramaturgie Serge Honegger
Élégie Shale Wagman Maria Baranova Julian MacKay Jeanette Kakareka Rafael Vedra Prisca Zeisel Matteo Dilaghi Madison Young Jinhao Zhang Carollina Bastos Vladislav Kozlov Bianca Teixeira Osiel Gouneo
HamletOsiel Gouneo Bianca Teixeira Prisca Zeisel Matteo Dilaghi
La TempêteJinhao Zhang António Casalinho Yonah Acosta Madison Young Ariel Merkuri
Roméo et Juliette - Duo vocal pour soprano et ténorSopranoElmira KarakhanovaTénor Aleksey KursanovShale Wagman Maria Baranova Carollina Bastos Jeanette Kakareka Julian MacKay Vladislav Kozlov Rafael Vedra Konstantin Ivkin Florian Ulrich Sollfrank Robin Strona
Roméo et Juliette, ouverture-fantaisieMaria Baranova Julian Mac Kay Carollina Bastos Vladislav Kozlov Jeanette Kakareka Rafael Vedra
Ensemble du Ballet de l'État de BavièreOrchestre de l'État de Bavière
*En 2014, le Bayerisches Staatsballett donna la reconstitution historique de la Paquita de Marius Petipa, fruit des recherches d'Alexei Ramantsky.