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Perdu de vue et porté disparu

Publié le 22 juillet 2023 par Alexcessif
Perdu de vue et porté disparu
Perdu de vue et porté disparu
Perdu de vue et porté disparuGérard Lajournade était un homme prudent, entrainé et expérimenté.

C'était aussi un homme de partage. Grâce à lui, qui m'avait vendu deux kayaks  pour le prix d'un, j'ai osé la Garonne, le Lot, la Palue, le Luy,  le courant d'Huchet, l'Adour et le canal des deux mers.

Nous avions en commun de belles sorties autour de l'île d'Arcins, vécu un mascaret du côté de Saint Louis de Montferrand et pas mal de marées, d'étales et de renverses. 

Un été, moi à vélo, lui en kayak, nous nous étions croisé par hasard. Je revenais de Carcassonne, lui partait aux Saintes Marie. Toulouse et ses  fréquentes écluses l'obligeait à mettre pieds à terre. Plus tôt, ou plus tard, l'un sur l'eau, l'autre sur la piste, l'intersection n'aurait pas été. Il n'était pas très câlin mais nous nous sommes presque tombé dans les bras émus par cette vie qui nous comble d'imprévus. Nous avions bu un coup prés du canal dans la ville rose

La race des hommes impossibles à suivre, impossibles à oublier, ceux qui ajoutent une plus -value à la vie. De ceux qui laissent une empreinte dans la mémoire. Perdu de vue depuis cinq ans retrouvé  brutalement entre les pages d'un fait divers de la PQR. 

Certains hivers nous rentrions congelés, les doigts gourds, les épaules endolories, les bras atones, à ne pas pouvoir hisser le kayak sur la galerie de la Punto.

Gérard, piéton irréductible, mettait et sortait de l'eau au niveau du Makila (photos 2 et 3) pas très loin de chez lui. L'opération maintes fois exécutée consistait à amarrer à l'anneau où un bout' attendait. Ensuite, il déchargeait son charriot arrimé sur l'embarcation et le divers qu'il montait par l'escalier, puis, le bateau à l'épaule, gravissait les marches ( il était exclu de riper la coque en carbone contre la joue rugueuse du quai)  qu'il hissait par dessus le garde corps jouxtant la piste, arrimait son barda sur le charriot puis rentrait à pieds avec son attelage à la main sous les regard amusés des passants et des cyclistes. Parfois des conversations s'ébauchaient avec quelques curieux auxquels il répondait avec gentillesse et un bel accent bordeluche. 

Le quai, un espace gagné sur la vase du 19 éme siècle, était un ouvrage de maçonnerie qui permit aux bateaux de commerce de décharger convenablement le café, le bois exotique d'Afrique, les ananas du Costa Rica, le rhum des Antilles et les primeursdu Maroc afin de les stocker dans les hangars recyclés en commerce et lieu de restauration aujourd'hui. "Avant" tout cela se passait en deux temps. Les navires mouillaient où le permettait leur tirant d'eau puis des navettes prenaient le relais. Je vous parle d'un temps ...

La voute, que l'on aperçoit en photo 1, ouvre sur un vide qui mène loin sous le quai. Elle forme une cavité relativement profonde où la vase s'entasse. A l'étale du jusant ( marée basse-eau calme) les fois où je naviguais seul, je pénétrais cette caverne mystérieuse, la tête frôlant la pierre humide le plus loin possible m'amusant de l'écho travaillant les graves et les aigus.

Gérard n'était pas un branleur et s'il est entré dans cet antre mortel ce n'était ni par jeu ni par curiosité. C'était happé par le tourbillon, dominé par le courant s'engouffrant dans l'anfractuosité comme un lavabo quand on ouvre la bonde. La vase devient un prison de gangue d'où aucun nageur avec ou sans gilet ne peut s'extraire. Seule la Garonne le fera 

Je suis venu prendre quelques photos et une bière au Makila avec l'idée de trouver un témoin du drame. La patronne a vu Gérard sauter à l'eau pour récupérer son kayak. Il y a quelques années il avait réussi a sauvé son chien de la noyade. 

On agit souvent par réflexe. Si on posait calmement  l'équation: avec un débit de 1000 m3 cubes/seconde, trois heures de navigation dans les bras et 73 ans au compteur quelles sont mes chances de récupérer un magnifique jouet à 5 k€  sans boire la tasse? on ne se foutrait dans les emmerdes

On n'agit jamais comme ça quand on est un warrior et pas un épicier comptable de ses efforts

Je pensais à lui en buvant mon  Affligem pendant qu'un crevard me piquait mon vélo. Je m'aperçus du vol malgré l'objet censé l'en empêcher et j'ai senti une envie furtive de tuer dans une bouffée honteuse de violence. Objet équivalent/argent transfert de propriété. Le fleuve, la vie, la chance donnent, le fleuve, la vie, la chance reprennent. Nos jouets valent-ils l'attachement qu'on leur porte?

L'amertume ajoute à la tristesse du constat des renoncements qui s'additionnent. Je n'avais pas revu Gérard depuis cinq ans et je n'avais pas prévu de le revoir mais l'idée de sa présence sur la planète des passionnés me suffisait. Lors d'une de mes errances, il fut la première personne que je vis. Sortant de la gare, moi sur le pont de Pierre, lui en dessous sur le fleuve, nous nous sommes salué de loin et de connivence sans savoir que c'était la dernière. Le soir, finissant cette journée de  Mars, j'étais à Paris et c'était une amie que je saluais pour une autre dernière fois

Je pense à tout ça. Gérard a-t-il mesuré le ratio risque/bénéfice. A-t-il dosé ses forces? "Ce dont j'étais capable hier en suis-je encore capable aujourd'hui?" est mon mantra préféré. C'est cela le vieillou. Chaque mise à jour comporte sa part de déni. Deuxio. Faut-il se laisser dépouiller par le fleuve ou un petit gredin? Se jeter à l'eau ou courir après un voleur? C'est la même! A part que moi j'ai un joker: je suis alive et j'ai pas mal de "peut-être pas" en stock. 

La Seine et mon Kayak attentent et je renonce au VTT ( je vais vais passer au Gravel ;-) )

Bisoux

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