Comme vous le savez (ou pas), une décennie, un siècle, un millénaire ne commence jamais par un millésime se terminant par 0. Mais dans l'histoire des échecs modernes, une page, une époque s'est tournée en 2000, à l'automne plus précisément. Elle amorce ce XXIème siècle où les échecs sont à un tournant, plus ou moins mal assumé.
La fin des K.
En 2000, Garry Kasparov cherche à légitimer encore un peu plus son titre classique dissident. Mais à force d'individualisme, de la recherche de coups médiatiques, le Russe s'est mis à dos les sponsors qui le soutenaient (comme IBM par exemple). La PCA qu'il avait créée est morte et il n'arrive plus à organiser un cycle qualificatif pour désigner son challenger, alors que la FIDE tente une réforme discutable mais qui a le mérite d'exister.
Finalement, avec l'appui de la société Braingames, Kasparov peut monter un match contre son ancien élève Vladimir Kramnik. La force du challenger n'est absolument pas contestable mais la façon de le désigner l'est beaucoup plus : en 1998, Kramnik avait joué et perdu un match contre Alexeï Shirov pour désigner le challenger de Kasparov. Mais ce dernier estime qu'un match contre Shirov n'a aucun intérêt (le score de Kasparov étant largement favorable) et écart l'Espagnol. Finalement, en septembre 2000, à Londres, Kasparov et Kramnik se retrouve pour un match.
Kasparov est favori mais Kramnik sort de son chapeau la défense qui ruine toutes les intentions du champion du monde : la défense Berlinoise de la partie espagnole. Réputée favorable aux Blancs, elle s'avère d'une efficacité redoutable pour neutraliser Kasparov. De son côté, Kramnik met immédiatement au supplice Kasparov avec les Blancs : une victoire dans la deuxième partie le met en avance, une autre -terrible- dans la 10ème partie lui donne deux points d'avance. Ce sont les seules parties décisives de ce match qui devait en compter 16. Kramnik met fin par 8,5 à 6,5 aux quinze années de règne de Kasparov. Ce dernier avait déclaré bien des années plus tôt (en 1987 je crois) qu'il se voyait champion du monde jusqu'en 2000 au moins.
Pour autant, Kasparov reste toujours le numéro un mondial mais ses apparitions se font de plus en plus mesurées : mais il l'emporte dans la plupart des cas. La FIDE, elle, continue d'imposer ce championnat du monde en mode élimination directe en deux parties. En 2000, Vishy Anand remporte la compétition, puis en 2002 c'est l'Ukrainien Rouslan Ponomariov et en 2004 c'est l'Ouzbek Ruslam Kasimdjanov qui s'impose. La FIDE ne s'embarrasse pas de critères démocratiques pour désigner les lieux des matchs : Anand est champion du monde en Iran et Kasimdjanov en Libye où les joueurs israéliens sont interdits de jouer.
Kasparov cherche vainement à avoir une autre chance pour le titre mondial. Il demande sa revanche à Kramnik (sur la base d'une promesse orale) qui ne la lui donne pas (faute d'argent aussi). Des accords signés à Prague en 2002 semblent le remettre dans la course mais ce ne sera jamais le cas. Enfin en 2001, Kasparov et Karpov (50 ans) disputent leur dernier tournoi classique ensemble. Un an plus tard, Karpov humilie Kasparov lors d'un petit match rapide à New York. En 2009 à Valence, pour les 25 ans du premier match, Kasparov prend une lourde et logique revanche.
Kasparov finit par se désintéresser de la compétition : d'autres combats l'intéressent comme celui contre Vladimir Poutine -ce qui l'a amené quelques jours en prison, puis à quitter la Russie et à adopter la nationalité croate-. En mars 2005, alors qu'il vient de remporter une nouvelle fois le tournoi de Linarès, Kasparov annonce sa retraite sportive, non sans avoir admis que la rupture de 1993 était une grave erreur.
Un héritage lourd à porter.
Vladimir Kramnik reste champion du monde classique. En 2004, il ne conserve son titre que par un match nul contre le Hongrois Peter Leko -en ayant gagné la dernière partie-. Mais le numéro un mondial post-Kasparov est le Bulgare Veselin Topalov. Celui-ci a partagé la dernière victoire de Kasparov à Linarès et il remporte brillamment le championnat du monde FIDE à San Luis en Argentine, organisé sous forme d'un tournoi aller-retour avec 8 joueurs.
En 2006, la FIDE et Kramnik réussissent à établir un processus de réunification. A Eliste, fief kalmouke du président de la FIDE Ilumjinov, Kramnik et Topalov se disputent un match pour désigner le seul et unique champion du monde. Le match est tendu : sur l'échiquier avec des parties dramatiques et en-dehors car l'équipe de Topalov accuse Kramnik de tricher, en se réfugiant un peu trop souvent dans les toilettes. Cette ambiance délétère rappelle des souvenirs anciens de 30 ans. Au final, Kramnik l'emporte en prolongation.
Mais le Russe est en sursis : en 2007, le championnat du monde "tournoi" est gagné par l'Indien Vishy Anand devant Kramnik. Grande bouche, ce dernier affirme qu'il a "prêté" son titre au Tigre de Madras (Chennai maintenant); un an plus tard à Bonn, le match entre les deux est largement dominé par Anand (6,5-4,5).
La hiérarchie du monde des échecs consacre un champion du monde mais pas un joueur dominant. Ils sont 4 ou 5 à pouvoir prétendre être le meilleur joueur du monde. Mais un autre, venu du Nord, veut prendre la place même s'il attend un peu.
La "Magnus decennium".
Né en 1990, Sven "Magnus" Carlsen devient grand-maître international à 13 ans (plus tard que le Russe ex-Ukranien Kariakin qui l'était à 12 ans). Il fait partie très vite de l'élite mondiale. En 2010, il devient numéro un mondial et n'a toujours pas laissé la place. La même année, Vishy Anand conserve son titre mondial contre Topalov (qui avait battu en finale des candidats le revenant Gata Kamsky). Carlsen décline encore la participation au prochain cycle mondial (n'étant pas d'accord avec la formule). En 2012, Anand doit écarter Boris Gelfand en prolongation.
Déjà vainqueur de nombreux tournois -Carlsen est le recordman de victoires au Tata Steel à Wijk aan Zee-, le Norvégien remporte le tournoi des candidats 2013, en devançant Vladimir Kramnik au départage. A la fin de l'année, Carlsen domine largement Anand -qui joue chez lui à Chennai- et dépossède l'Indien du titre mondial, après 6 ans de règne.
Mais l'Indien n'est pas battu. Il réussit l'exploit de gagner le tournoi des candidats de l'année suivante et affronte Carlsen pour la revanche. Le Norvégien s'impose (6,5-4,5) dans un match plus serré que le score ne l'indique. Cependant, la menace vient d'outre-Atlantique. Quelques mois plus tôt, l'Italo-Américain Fabiano Caruana réussit une performance extraordinaire lors de la Sinquefield Cup à Saint-Louis. Il s'affirme comme le plus sérieux prétendant même s'il n'est pas encore challenger.
En 2016, c'est le Russe Kariakin qui devient challenger. Il est tout près de battre même Carlsen au championnat du monde : il gagne une partie, en perd une alors qu'il pouvait annuler et le Norvégien le domine dans les prolongations en parties rapides. Le tour de Caruana vient deux ans plus tard. Le match Carlsen-Caruana était attendu depuis un moment : c'est le match où l'écart de classement entre les deux joueurs est le plus petit de l'histoire (3 points Elo). 12 parties, 12 nulles et Carlsen écrase son adversaire en prolongation -encore- par 3-0.
Dans cette décennie, les prétendants sont nombreux mais ils manquent de durabilité dans leurs résultats : outre Caruana et Kariakin, on peut citer les Américains Hikaru Nakamura et Wesley So, le Français Maxime Vachier-Lagrave, l'Arménien Levon Aronian ou les Azerbaïdjanais TeÏmour Radjabov et Shakryar Mamedyarov ou le Russe Ian Nepomniachtchi et j'en passe. Enfin les vétérans s'écartent peu à peu : Kramnik se retire de la compétition en 2018, Topalov, Ivanchuk, Shirov et Anand déclinent au classement.
Malgré le charisme de Carlsen, les échecs n'arrivent pas à décoller de leur statut. Iloumjnov a fini par user et c'est un autre Russe, Arkady Dvorkovitch, qui devient président de la FIDE. L'ancien vice-premier ministre de Vladimir Poutine essaie d'apporter un nouveau dynamisme mais sans perdre de vue que les échecs doivent rester sous influence russe.
La Covid et ses conséquences.
La crise de la Covid a pu s'avérer bénéfique pour les échecs. En effet, tout le monde étant chez soi, le jeu en ligne s'est largement développé et les compétitions sur internet se sont organisées en quelques jours. Avec le développement du web, beaucoup -moi compris- croyaient à la croissance des échecs mais ce n'était pas vraiment le cas. Le noble jeu a profité de la faculté à être joué en ligne. D'autre part, le succès de la série "Queen's gambit" a renforcé la popularité des échecs. Enfin, le développement des plateformes de streaming a accentué le phénomène. Les Echecs en ont-ils pleinement profité ? Oui et non. Oui en ligne, non pour le jeu en vrai et j'y reviendrai. La médiatisation en ligne a été plus importante mais elle ne touche toujours qu'une frange très marginale de la population. Qu'on le veuille ou pas, la visibilité d'un sport ou d'une activité passe par la télévision même si celle-ci décline. Le poker avait connu une forte croissance dans les années 2000 grâce à son exposition médiatique. Des sports "physiques" connaissent une belle population parce qu'ils sont devenus "télégéniques".
Carlsen a bien compris que quelque chose devait changer. Mais tout le monde ne le suit pas ou ne veut pas le suivre. En novembre 2021, il écrase Ian Nepomniachtchi en match mais il confie immédiatement son manque d'envie pour défendre son titre. En juillet 2022, quelques jours après la victoire de Nepomniachtchi au tournoi des candidats, il renonce officiellement à défendre son titre mondial (le match est prévu pour le printemps 2023). Après Bobby Fischer, il est le seul champion du monde qui n'a pas défendu son titre. C'est le miraculé du cycle, le Chinois Ding Liren, qui est repêché : Ding ne devait pas disputer le tournoi des candidats mais il est rattrapé par l'exclusion du Russe Kariakin et il finit deuxième du tournoi, qui bénéficie du retrait de Carlsen.
En avril 2023, au terme d'un match haletant et après la prolongation, Ding Liren devient le premier Chinois champion du monde d'échecs. Mais on ignore encore s'il a vraiment envie de le rester.
Les Echecs face aux nouveaux défis.
En 2023, les Echecs doivent affronter un certain nombre de problèmes et relever des défis nouveaux pour gagner en popularité et aussi avoir de nouveaux sponsors :
- Le problème des tournois "classiques". Les cadences, malgré l'introduction de l'ajout de temps, n'ont pas changé depuis 30 ans. Les parties sont trop longues, trop peu rythmées. De plus, avec les préparations longues dans les ouvertures, les joueurs ont énormément de temps pour se neutraliser après l'ouverture mais aussi dans les calculs pendant la partie, ce qui rend le jeu un peu ennuyeux.
- La triche. Depuis 25 ans on sait que les ordinateurs sont meilleurs que les meilleurs joueurs du monde. Avec la miniaturisation (les téléphones portables), la triche est devenue un problème de plus en plus prégnant. Moi-même j'ai joué contre un joueur (c'était en 2004) qui a été pris à tricher quelques mois après la partie (mais il avait été soupçonné de tricher et contre moi, il avait été surveillé par mes camarades de club). Les scandales se sont multipliés : en 2006, Topalov accuse Kramnik de tricher alors que lui-même est soupçonné de tricher. En 2010, Sébastien Feller, joueur français, est pris à tricher avec la complicité du capitaine de l'équipe de France, Arnaud Hauchard, qui lui indiquait les coups à jouer en se déplaçant. Tout ceci pendant les Olympiades.
Le plus gros buzz s'est produit l'année dernière : lors de la Sinquefield Cup, Magnus Carlsen abandonne le tournoi après sa défaite contre l'Américain Hans Niemann, qu'il accuse de tricherie. Le tout sans preuve solide même avec la comparaison informatique.
Enfin sur internet, la triche est omniprésente quel que soit le niveau. De nombreux joueurs -dont Hans Niemann, qui est un des rares à avoir reconnu la triche, et aussi des GMI français- ont été démasqués.
- La médiatisation, j'en ai déjà parlé. On n'a pas l'impression qu'on fasse des efforts particuliers. La popularisation d'un sport passe par la télévision. On ne semble pas chercher de nouveaux sponsors, pour des questions géopolitiques (enfin c'est mon avis, les Russes ne veulent pas de gros sponsors occidentaux pour garder la main sur la FIDE). Cela passe aussi par la question des cadences de tournoi citée plus haut.
- Tout ceci pèse sur l'absence d'un calendrier et d'une organisation réellement structurée qui pourrait attirer des partenaires. Les tournois fermés invitent les joueurs et peuvent en exclure d'autres. La tentative d'un circuit avec le Grand Chess Tour a carrément ses limites : un système fait pour 8-9 joueurs qui sont toujours les mêmes d'une année sur l'autre.
- Ce qu'on constate aussi, c'est que les années 2000 sont celles d'une globalisation de la hiérarchie échiquéenne : elle ne se limite plus aux confrontations entre les ex-Soviétiques et les Occidentaux. La Chine, l'Inde sont de nouvelles puissances et même l'Iran fournit de plus en plus de très bons joueurs. Ainsi le Français d'origine iranienne Alireza Firouzja, les Indiens Gukesh, Vidit, Pragghananda (j'écris bien ?) et d'autres encore. Le fait est qu'au moment où je publie cet article, la Chine détient les deux titres mondiaux "mixte" et féminin (Ding Liren et Ju Wenjun) alors que ce n'est pas un pays culturellement tourné vers les échecs "occidentaux".
Le XXIè siècle est donc un moment où les échecs ont pu utiliser les nouvelles technologies mais sans exploiter leur potentiel et les exigences des sociétés modernes. Beaucoup pensent que les échecs sont un jeu de lenteur car il faut réfléchir. Au contraire, les échecs sont un jeu où il faut prendre une décision. Et qu'on le veuille ou non, l'avenir sera aux parties plus courtes : les parties classiques d'abord mais aussi les parties rapides qui pourraient devenir la norme. Ils le sont déjà quand vous regardez le nombre de tournoi organisés : un tournoi rapide se joue en une journée, un tournoi classique sur plusieurs jours. C'est un peu le phénomène qu'a connu le cricket.