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Cécile Bertin-Élisabeth, L’art mangrove caribéen

Publié le 16 août 2023 par Aicasc @aica_sc

Cécile Bertin-Élisabeth, L’art mangrove caribéen

DLO/PIE BWA/EN-VILLE

Collection Espaces humains, PULIM, (Presses Universitaires de Université de Limoges)

VERS DES IDENTITÉS DÉCOLONIALES

Cécile Bertin-Élisabeth, L’art mangrove caribéen

L’auteure de cet essai, talentueuse martiniquaise, se présente et décline sa biobibliographie selon ces lignes :

« Agrégée d’espagnol et professeure des universités à Limoges (EHIC) où elle a co-créé la revue FLAMME, Cécile BERTIN-ELISABETH a œuvré pendant plus d’une vingtaine d’années au sein de l’université des Antilles(-Guyane) au développement de la recherche entre mondes américano-caraïbes et Europe, à la reconnaissance de l’apport de la pensée d’Édouard Glissant et à son inscription dans les enseignements universitaires ainsi qu’au développement de nouvelles formations comme le Master Arts caribéens, la licence d’Art et le Master Études culturelles. Spécialiste de la représentation des Noir.e.s et des picaro.a.s et des questions de marginalisation et de transferts culturels, elle a écrit et dirigé différents ouvrages sur le patrimoine artistique, historique et littéraire de la Martinique et de la Caraïbe comme Le grand livre de ma commune mon histoire, vol. I : Le sud de la Martinique, Orphie-Canopé Éditions, 2017, avec Léo ELISABETH ; Histoire et mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions en Normandie – Libres de couleur, n°8, Hommage à Léo ELISABETH, Presses Universitaires de Rouen et du Havre, février 2019, avec Érick NOËL ; Zobel’ ami – Lettres de Joseph Zobel, Éditions Ibis Rouge, 2020 ; L’Atlantique, machine à rêves ou cauchemar sans trêve ?, La Crèche, Presses Universitaires de Nouvelle Aquitaine, La Geste, 2021, avec Érick Noël ; Franck COLLIN Caraïbe. Deux archipélités de pensées ? Garnier, 2022, et L’œuvre de Raphaël  Confiant avant et après L’Éloge de la créolité, Scitep Éditions, 2023, avec Patricia CONFLON et Corinne MENCÉ-CASTER.

 La réflexion sur les arts, en cet âge de mondialisation et de décolonisation, ne peut demeurer enfermée dans un enclos occidental.  L’européocentrisme est aujourd’hui fortement remis en question, en soulignant néanmoins  que l’Europe a subi, tout au long de son histoire, de nombreuses influences et que son héritage est largement métissé, comme c’est le cas de toute civilisation ou société.

À propos de la Caraïbe, peut-on parler d’une singularité des créations insulaires, reposerait-t-elle sur des lieux spécifiques ? Ce qui paraît évident, comme le soulignent bien des auteurs, c’est que le sentiment identitaire est plus fort chez les îliens, tous les îliens, du Pacifique autant que des Amériques, qu’auprès des continentaux. Néanmoins, comme l’explique bien Paul Gilroy dans l’Atlantique Noir, ce qui réunit plus particulièrement ceux de l’Atlantique c’est évidemment une histoire commune et une conscience unitaire basée sur la traite, l’esclavage et une certaine vision créole du monde. On peut donc se demander si le poids de l’histoire a pu engendrer créativité et sensibilité particulières, voire une autre manière de concevoir la création artistique…

Comme le qualifie Paul Valéry, « ce petit cap du continent asiatique » n’a pas fini de subir bien des brassages et influences orientales. Les dernières en dates, nommées Subaltern Studies, initiées par des penseurs indiens, montrent combien le développement scientifique de l’occident a eu des racines asiatiques. Publié en 2000, l’ouvrage phare de Dipesh Chakrabarty, (1948-) intitulé « Provincialiser l’Europe, La pensée postcoloniale et la différence historique » donne le ton et prédispose à de multiples réflexions.

Et de l’Ouest est venue une autre voix, celle du jamaïcain Stuart Hall (1932-2014) qui a amplement contribué aux « Postcolonial Studies », aux côtés de Paul Gilroy, Edward Saïd et Homi Bhabha… Ce sociologue antillais a surtout présidé « l’Institute for International Visual Arts » de Londres, destiné à promouvoir les arts plastiques non occidentaux. Il a su introduire un tournant historique au sein des sciences sociales en montrant combien les métropoles coloniales ont refoulé leur propre histoire, afin de l’oublier, de la rendre opaque… Selon lui, il s’agit alors, au contraire, pour tout insulaire de la Caraïbe d’aborder « ouvertement » la question coloniale « from the inside », soit développer une pensée critique liée à des lieux et des formes de vie issus de leurs propres territoires. Ainsi, des penseurs indiens et le chercheur jamaïcain se répondent par-dessus leurs expériences de colonisés. De la sorte, Provincialiser l’Europe, selon Dipesh Chakrabarty, ne signifie pas éluder la pensée européenne, mais « la recevoir en cadeau dans un esprit de gratitude anticoloniale, car il n’y a pas d’autre chemin qui nous soit accessible, nous devons poursuivre dans la voie de cette européanisation jusqu’au bout » Ce à quoi a répondu Stuart Hall : « Je suis ici (à Londres) pour conduire à son terme l’épopée coloniale. Vous l’avez entamée au XVIe siècle ; et moi au XXe, je viens l’accomplir. Voilà pourquoi je suis là. Vous avez façonné ma vie, je suis venu vous regarder dans les yeux » (Alizart, Entretien avec Stuart Hall,  2007 :46).

Cet ancrage « from the inside » trouve justement son écho à partir du travail et de la réflexion que nous propose Cécile Bertin-Élisabeth dans cet ouvrage : L’art mangrove caribéen, Dlo/Pyé-Bwa/En-ville. Elle s’appuie  elle aussi, « from the inside » sur les intuitions et travaux célèbres du Martiniquais Édouard Glissant et de nombreux écrivains de la Caraïbe. Son ouvrage électronique dont voici les références[1], s’articule sur trois éléments à la manière du proverbe créole qui dit : « Twa roch foyédifé toupatou » ! (Trois roches suffisent à faire demeure).

Il s’agit de « DLO/PIE BWA/EN-VILLE (eau/arbre/centre-ville), qui décline(ant) diverses créativités picturales de la Caraïbe insulaire contemporaine « en vue d’en appréhender les réécritures plastiques et les intentionnalités, les opacités-densités, les bifurcations ». Dans ce sens, elle évoque une « pensée archipélique réunissant trois artistes : un Dominicais, Marvin Fabien (1978-2000), une Dominicaine, Luz Severino (1962-) et enfin une Martiniquaise, Fabienne Cabord (1963-).

Ces trois voix traduisent l’irruption d’un paysage que l’auteure associe à la force d’un labyrinthe végétal, formé par cet écosystème particulier qu’est la mangrove. Précisément, la végétation des rivages insulaires, en se déployant en rhizome, évolue dans de multiples directions, tout en sauvegardant un réservoir de la vitalité marine. Cette image du rhizome a été initiée, comme on le sait, par le philosophe Gilles Deleuze puis reprise et développée par Édouard Glissant, dans le sens de l’identité insulaire en Bannzil, selon l’expression de Jean Bernabé.

Plusieurs thèmes évoqués par Cécile Bertin-Élisabeth se rattachent également à une géo-poétique chère à Kenneth White, tout en s’inspirant par ailleurs des travaux des « Subalterns Studies ». On pourrait même suggérer qu’elle vise à « provincialiser l’he(é)xagone », tellement son étude, prolifique, orientée féministe et documentée subalterne, est accompagnée d’un impressionnant appareil de notes s’appuyant sur les ‘études du genre’ comme celles de Gayatri Spivak. Son analyse repose aussi sur une mise en valeur d’artistes-plasticiens par le biais d’écrivains, de penseurs, philosophes et théoriciens de manière quasi encyclopédique.

On ne peut être qu’impressionné par un tel foisonnement de la pensée et des nombreuses pistes de réflexion initiées, développées, afin de rendre compte de cette fabuleuse richesse et polyvalence des arts caribéens. Mais un léger bémol résonne lorsqu’on cherche à investiguer les propriétés artistiques, les analyses formelles, ou les moyens plastiques, stylistiques, des divers artistes concernés. À la lecture de cet enchevêtrement de données et d’analyses associant sciences sociales, lettres et philosophie, on aurait tendance à suggérer que la question des identités, à elle seule, serait /l’axe principal de compréhension du sens des œuvres.

Malgré l’évocation récurrente de la notion de « Tout-Monde », chère à Édouard Glissant, les analyses de Cécile Bertin-Élisabeth se cantonnent à l’espace caribéen. L’archipel est décliné selon un registre de l’identité postcoloniale, à partir des trois pôles : DLO/PIE BWA/EN-VILLE ce qui vise à favoriser une forme d’ethnocentrisme, basée néanmoins sur la mise en valeur d’une Caraïbe multiple, riche de sa diversité, de ses hybridations. Il est évident que l’auteure cherche, par ces trois exemples, à innover au sein du registre de la déconstruction postcoloniale. Comme l’explique Achille Mbembe : « La notion postcoloniale renvoie à l’identité propre d’une trajectoire historique donnée. (…) Elle est une pluralité chaotique, pourvue d’une cohérence interne de systèmes de signes bien à elle  : soit des façons particulières d’exproprier le sujet de ses identités ».(p.139-140)

De toute évidence, l’auteure cherche à cibler une nouvelle manière de sortir des clichés de la « représentation » antillaise pour arriver à mettre en relief les « non-dits » des sociétés caribéennes, dirigés « vers une nouvelle esthétique du partage », selon les termes d’Edward Saïd (p. 380). 

« Choisir L’AR(T)CHIPEL et non une île en particulier et tisser ainsi des fils via les flots d’eaux salines et/ou douces revient à construire un projet esthétique sur la labilité et la porosité (tout en refusant déchirement et fracture) . Il s’agit en somme d’un archipel qui géographiquement dessine des traînées et des intermittences solides et liquides pour représenter les non-dits de ces sociétés caribéennes (comme inachevées de par les lacunes de leur Histoire) et ses bifurcations. » (p.20). Ou encore, cet autre exemple :

 «Marvin Fabien peut alors développer à son aise de l’empathie pour les ILS et les ELLES de la Caraïbe et tisser des liens avec le monde entier, le Tout-monde glissantien, en s’adressant à chaque IL et à chaque ELLE qu’il invite à vivre à tire-d’aile. » (p.14).

Ainsi donc, la feuille de route des trois protagonistes se décline en 7 séquences pour chaque étude individuelle. La construction de l’ouvrage est donc parfaitement établie et suivie pour se terminer en général par un entretien avec l’artiste, ce qui constitue souvent la séquence la plus intéressante. L’étude sur Marvin Fabien étant aussi la plus élaborée et la plus dense.

MARVIN FABIEN (1978-2000)

« 1- Bi-o/eau entre deux ILs/îles ou l’archipel (ELLE) fabien ».

Notons que ce jeune peintre, enseignant et musicien, fort doué et étudiant aux succès confirmés, apporte cette richesse particulière de son pays natal : la Dominique.

« De l’eau, des rivières ou de la mer, divers atouts s’offrent à l’être humain ; encore faut-il qu’il soit capable de préserver ce patrimoine naturel en arrêtant sa folle course matérialiste… »

Voici en détail son parcours universitaire, impressionnant mais malheureusement interrompu par une mort trop brutale :

« Arrivé en Martinique en 2000, il étudie donc à l’IRAVM (Campus Caraïbéen des Arts) pendant cinq ans, passant ainsi ses diplômes : le CNAP (Certificat National des Arts Plastiques) en 2003, le DNAP (Diplôme National d’Arts Plastiques) en 2004 et le DNSEP (Diplôme National Supérieur d’Expression Plastique), pour lequel il reçoit les félicitations du jury (2006). Son mémoire de fin d’études a porté sur le thème de la RENCONTRE ; rencontre entre les îles de la Dominique et de la Martinique (en plus de Trinidad au nom ternaire si symbolique), soit un véritable lyannaj34 entre divers matériaux, avec comme fondement l’hétérogénéité des techniques, entre installation, vidéo et sculpture. » (p.20)

Ceci dit, l’approche de l’œuvre de Marvin Fabien, se déroule sur près de 65 pages qui s’appuient d’entrée de jeu sur le célèbre roman de Jean Rhys (1890-1979) : « La prisonnière des Sargasses » qui sert de référence initiale pour le thème de l’eau : « À la fragmentation identitaire de Jean Rhys répond la rencontre des origines vécue de façon sereine de Marvin Fabien ». Sur la dimension sereine et positive, voir les pages 11 et 12 (p.15)

L’étude de la série Wedding, de 2017, consistant en une « installation lumière et son », ayant pour thème les violences conjugales repose dans l’ensemble sur  les paroles de l’artiste lui-même, exposant son intention : 

Utiliser une œuvre pour transmettre un message à ce sujet peut aider le spectateur à mieux comprendre et accepter les problématiques auxquelles certaines femmes sont confrontées. En outre, cette installation digitale cherche à utiliser l’idée de vidéo mapping et les pratiques des arts digitaux et nouveaux médias, un concept novateur, pour interroger les aprioris existants concernant la violence à l’égard des femmes (p.15).

À ce propos, le commentaire de l’auteure est manifestement convaincant : les robes monumentales (plus de 2m/2m) sont « vides des corps mais non muettes selon le message qu’elles véhiculent ». L’auteure cite en exemple les figures plantureuses de l’artiste colombien Fernando Botero mais elle néglige de poursuivre la comparaison qui serait précisément révélatrice d’un message, plastiquement révélateur. Alors que la féminité, comme on le sait, chez le peintre colombien est plantureuse, exagérément vitaliste et colorée, empreinte aussi d’humour et de force expressive, la « robe de mariée » de Marvin Fabien évoque plutôt une dramaturgie violente, la scénographie d’un désastre de la conjugalité et d’une violence exercée par les hommes sur le corps des femmes. Plastiquement ces caractéristiques se réalisent par des griffures noires, des macules, des traits-lacérations appliqués sur une blême transparence corporelle.

Cécile Bertin-Élisabeth, L’art mangrove caribéen

Marvin Fabien

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Le tachisme et cette forme d’écriture renvoient formellement à l’opposé même de l’intention artistique de Fernando Botero, même si, comme le dit l’auteure : « Ces robes spectrales s’apparentent alors à de grands anges. Faut-il voir également une invitation à la spiritualité, un rêve en marche dans ces si grandes robes, blanches comme la pureté et la virginité bafouées, éclairées de surcroît de lumières éthérées ? » (p.15). Il aurait donc été judicieux de souligner ces deux facettes de la représentation du corps féminin, quasiment opposées.

Cécile Bertin-Élisabeth, L’art mangrove caribéen

Marvin Fabien

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L’ensemble de la partie consacrée à Marvin Fabien, expose en divers moments ou séquences, un certain univers flottant, aquatique, « hors sol ». Les énigmatiques formes humaines ont l’air de se disperser en l’air, de montrer leur absence-désolation. On peut aussi supposer que les assises manquent, évoluant dans des espaces improbables… D’autres installations tracent plutôt des voies de la transparence, comme ce cube à travers lequel passe un personnage. Le spectateur est ainsi mis face à une sorte d’aquarium qui ne dit pas son nom.

À ce propos, il me paraît évident que le travail de cet artiste, Marvin Fabien, s’inspire plus ou moins directement de l’œuvre de Hervé Télémaque, non pas tant à propos des installations mais des personnages « flottants » éparpillés ou plutôt diffractés, sur la surface peinte. En effet, de nombreuses œuvres de cet artiste d’origine haïtienne, figure importante de la Figuration Narrative, a particulièrement développé la « dislocation » des corps, flottants dans un « No Man’s Land » poétique et dansant… Il a également multiplié des œuvres sur papier au marc de café, comme l’a également fait le peintre de la Dominique et comme le rappelle Cécile Bertin-Elisabeth (voir note page 49).

Issue du Pop Art historique, la Figuration Narrative aime se référer à une représentation figurée en la déformant, en l’ancrant dans le social voire au cœur d’une critique sociale. À part Hervé Télémaque, d’autres peintres, comme Eduardo Arroyo, et Henri Cueco, sont de cette même mouvance. Il se trouve même que Télémaque, originaire de la Caraïbe, y a souvent résidé et exposé, notamment en Guadeloupe, à Baie Mahault en 2010, et à Miami, en Floride, à Paris au Centre Pompidou en 2015 et plus tard en Martinique, en 2016 à la Fondation Clément.

Cécile Bertin-Élisabeth, L’art mangrove caribéen

Hervé Télémaque

" data-orig-size="1200,1200" sizes="(max-width: 1024px) 100vw, 1024px" data-image-title="Fig.8 Herve╠ü Te╠üle╠ümaque" data-orig-file="https://aicasc.files.wordpress.com/2023/08/fig.8-hervee295a0u-tee295a0ulee295a0umaque.jpg" data-image-description="" data-image-meta="{"aperture":"0","credit":"","camera":"","caption":"","created_timestamp":"1691055155","copyright":"","focal_length":"0","iso":"0","shutter_speed":"0","title":"","orientation":"1"}" data-medium-file="https://aicasc.files.wordpress.com/2023/08/fig.8-hervee295a0u-tee295a0ulee295a0umaque.jpg?w=300" data-permalink="https://aica-sc.net/2023/08/16/cecile-bertin-elisabeth-lart-mangrove-caribeen/fig-8-herve%e2%95%a0u-te%e2%95%a0ule%e2%95%a0umaque/" alt="" srcset="https://aicasc.files.wordpress.com/2023/08/fig.8-hervee295a0u-tee295a0ulee295a0umaque.jpg?w=1024 1024w, https://aicasc.files.wordpress.com/2023/08/fig.8-hervee295a0u-tee295a0ulee295a0umaque.jpg?w=150 150w, https://aicasc.files.wordpress.com/2023/08/fig.8-hervee295a0u-tee295a0ulee295a0umaque.jpg?w=300 300w, https://aicasc.files.wordpress.com/2023/08/fig.8-hervee295a0u-tee295a0ulee295a0umaque.jpg?w=768 768w, https://aicasc.files.wordpress.com/2023/08/fig.8-hervee295a0u-tee295a0ulee295a0umaque.jpg 1200w" class="wp-image-25937" data-large-file="https://aicasc.files.wordpress.com/2023/08/fig.8-hervee295a0u-tee295a0ulee295a0umaque.jpg?w=750" />Hervé Télémaque
Cécile Bertin-Élisabeth, L’art mangrove caribéen

Hervé Télémaque
Dérives n°2

" data-orig-size="941,666" sizes="(max-width: 941px) 100vw, 941px" data-image-title="Fig. 3 HERVE TELEMAQUE De╠ürive n2" data-orig-file="https://aicasc.files.wordpress.com/2023/08/fig.-3-herve-telemaque-dee295a0urive-n2.jpg" data-image-description="" data-image-meta="{"aperture":"0","credit":"","camera":"","caption":"","created_timestamp":"0","copyright":"","focal_length":"0","iso":"0","shutter_speed":"0","title":"","orientation":"0"}" data-medium-file="https://aicasc.files.wordpress.com/2023/08/fig.-3-herve-telemaque-dee295a0urive-n2.jpg?w=300" data-permalink="https://aica-sc.net/2023/08/16/cecile-bertin-elisabeth-lart-mangrove-caribeen/fig-3-herve-telemaque-de%e2%95%a0urive-n2/" alt="" srcset="https://aicasc.files.wordpress.com/2023/08/fig.-3-herve-telemaque-dee295a0urive-n2.jpg 941w, https://aicasc.files.wordpress.com/2023/08/fig.-3-herve-telemaque-dee295a0urive-n2.jpg?w=150 150w, https://aicasc.files.wordpress.com/2023/08/fig.-3-herve-telemaque-dee295a0urive-n2.jpg?w=300 300w, https://aicasc.files.wordpress.com/2023/08/fig.-3-herve-telemaque-dee295a0urive-n2.jpg?w=768 768w" class="wp-image-25932" data-large-file="https://aicasc.files.wordpress.com/2023/08/fig.-3-herve-telemaque-dee295a0urive-n2.jpg?w=750" />Hervé Télémaque Dérives n°2

LUZ SEVERINO (1962-)

Au départ, le travail de l’artiste dominicaine, née en 1962, est présenté comme la mise en valeur de sa technique de la gravure appliquée à des œuvres peintes et souvent inspirées par la verticalité linéaire des arbres. Cette dernière renvoie à des liens tissés entre le haut et le bas : le ciel et la terre. « L’espace sévérien gagne ainsi en profondeur, en une progressive émergence des entrelacs mangroviens » (p. 78).

« Diplômée de l’École des Beaux-Arts de Santo Domingo (1985), ayant de surcroît étudié la gravure à New York (1986) et la gravure sur métal à Bogota (1988), Luz Severino mêle donc peinture et gravure, en cherchant à donner de l’épaisseur, de la profondeur, laquelle se lit (n’y voyons aucun paradoxe) chaque fois plus dans son œuvre par le biais de la verticalité, soit une épaisseur étirée vers des espoirs transcendantaux. Dans une présentation à l’université des Antilles-Guyane en 2016, Luz Severino nous avait d’ailleurs précisé : « J’aime beaucoup la gravure, car chaque impression te donne une surprise nouvelle qui te permet de découvrir de nouvelles choses et t’envoie vers un autre monde ».

Parmi les œuvres retenues, on peut signaler la similitude entre la célèbre installation de Toni Capellan (Mar Caribe, 1996) et celle de Luz Severino,  Zapatos cerrados, qui témoignent d’une parenté évidente, invoquant d’une part la mer, et de l’autre, la mangrove, ainsi qualifiée :

« Chaque chaussure et chaque bouteille convoquent les difficiles interrelations mangroviennes et invitent à questionner nos humaines archipélités malades » (p.79).

Chez Toni Capellan, la critique sociale est invoquée pour désigner cette accumulation de tongs bleues et vertes trouvées le long de la rivière Ozama en République Dominicaine. Elles ont été abandonnées par des migrants à la recherche d’une terre plus accueillante.

Cécile Bertin-Élisabeth, L’art mangrove caribéen

Luz Severino

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Cécile Bertin-Élisabeth, L’art mangrove caribéen

Toni Capellan

" data-orig-size="700,467" data-image-title="Fig. 5 oni Capellan MAR CARIBE, 1996, NSTALLATION" data-orig-file="https://aicasc.files.wordpress.com/2023/08/fig.-5-oni-capellan-mar-caribe-1996-nstallation.jpg" data-image-description="" data-image-meta="{"aperture":"0","credit":"Photographer: Oriol Tarridas","camera":"","caption":"","created_timestamp":"1433261633","copyright":"\u00a9 Oriol Tarridas Photography 2015","focal_length":"0","iso":"0","shutter_speed":"0","title":"","orientation":"1"}" data-medium-file="https://aicasc.files.wordpress.com/2023/08/fig.-5-oni-capellan-mar-caribe-1996-nstallation.jpg?w=300" data-permalink="https://aica-sc.net/2023/08/16/cecile-bertin-elisabeth-lart-mangrove-caribeen/fig-5-oni-capellan-mar-caribe-1996-nstallation/" alt="Toni Capellan" class="wp-image-25934" data-large-file="https://aicasc.files.wordpress.com/2023/08/fig.-5-oni-capellan-mar-caribe-1996-nstallation.jpg?w=700" />Toni Capellan

Une importante thématique écologique met la nature en perspective d’avenir incertain ( ?) avec comme image tutélaire la figure de l’arbre (lui aussi lien entre racines et cieux) que Luz Severino décline selon plusieurs facettes, sur de grandes toiles imposantes et colorées : « Car ces fils colorés sont autant de blessures, de sutures, de marques humaines sur cette Nature fragilisée. (p.83). Ces œuvres ‘arborées’ paraissent travaillées du fond de la toile vers la surface et les transparences s’expriment donc en devenir, en sous- couche, comme le souligne Cécile Bertin-Elisabeth (p. 78, 100, 108 et 111) pourrait-on dire. Cela crée un très bel effet de repentirs et de voilure qui jouent à se décliner en douceur. Les stries verticales viennent alors perturber cette harmonie subtile et gazeuse.

De très intéressantes réflexions concernent les arbres emblématiques comme le fromager et les références à Frans Krajcberg pour son œuvre exemplaire sur les arbres calcinés et à Xavier Orville, pour son roman, Délice et le fromager. Elles ouvrent judicieusement le champ des comparaisons.

À ce propos, l’auteure a évoqué le groupement artistique le plus célèbre du domaine de la recherche d’une esthétique caribéenne : FWOMAJÉ (p. 91 et p. 169, en note). Ce mouvement, initié dans les années 1980 par des artistes martiniquais célèbres comme Victor Anicet, Bertin Nivor, René Louise et bien d’autres, ont eu le projet de concevoir la création plastique et celle d’objets sous le signe de la sacralité et du symbolisme. D’ailleurs l’arbre fromager, avec ses imposants contreforts racinaires, constitue selon eux, le symbole phare de la civilisation caribéenne puisqu’il fut honoré à la fois par les Amérindiens autant que par les Marrons des Guyanes pour qui Kankan Tee (l’arbre de Kankan- en Guinée) est encore aujourd’hui l’arbre des esprits ancestraux. 

D’autre part, une très intéressante évocation de « carrés magiques » donne lieu à une analyse de ces formes énigmatiques, souvent évoquées dans les arts non occidentaux ou comme chez Albrecht Dürer à propos de la Melancolia (1514) comme le rappelle Cécile Bertin-Elisabeth (p. 87). Ainsi la belle œuvre de Luz Sévérino : « Symbole pour un rituel », de 1999, nous invite à évoquer les harmonies colorées de Paul Klee qui renvoient à ces accents poétiques et « inachevés ». « Luz Severino dit avec ses carrés aux formes non fixes et à partir de couleurs et de symboles au lieu de chiffres, l’impossibilité de résoudre cette quadrature du cercle de nos essences limitées » (p. 88). Pourquoi « Nos essences limitées ? » Que signifie cette infériorisation ?

L’identité est enracinement. Mais c’est aussi passage. Passage universel. Aimé Césaire, 1997, cité par l’auteure (p. 97).

Il me semble que pour Cécile Bertin-Élisabeth, la créativité locale se  restreint surtout à une identité scellée à l’ensemble caribéen et donc marquée du sceau de l’histoire coloniale et des luttes pour l’émancipation.  Néanmoins les exemples de Marvin Fabien et de Luz Severino invitent à dépasser tous les enfermements, de même que Fabienne Cabord cherche à réveiller ses contemporains face au consumérisme.

« Ces œuvres sévériennes qui réunissent divers cercles et axes disent en effet, à leur façon, ce paradigme de l’hybridité culturelle, présenté comme un signe manifeste de la postcolonialité » (p. 91).

De toute évidence l’hybridité culturelle n’est pas et ne sera sans doute jamais la marque indélébile et exclusive de l’identité caribéenne, car elle concerne le vaste monde, colonisé ou non.

Comme l’affirme Luz Severino de manière fort conciliante et apaisée,  dans son entretien final : « J’ai pour ma part l’utopie personnelle de dépasser ces enfermements pour passer à un autre niveau, plus solidaire, plus universel et qui transcende la Caraïbe en conservant l’idée d’archipel pour réunir le monde entier malgré ses différences. C’est pourquoi je me fonde à chaque fois sur la terre, toujours comme base fertile, la lumière et l’eau. (p. 115).

Cette conclusion de l’artiste renvoie à ce beau texte de Glissant évoquant Wifredo Lam en ces termes : « Il m’a toujours semblé que l’art de Lam s’attachait à un double projet : repérer et magnifier les formes primordiales, secrétées par une réalité très concrète, celle de son île natale, et signaler dans le même temps la ‘passe culturelle’ que nous vivons aujourd’hui. Car nous poussons, par l’affirmation rêche et drue de tant d’esthétiques hier encore méprisées, vers une participation de tous à la beauté multipliée, totale, inattendue.» (Glissant, in CARE, avril 1983, p.14).

FABIENNE CABORD (1963-)

1- Foyal, mangrove urbaine

Avec l’étude consacrée à la Martiniquaise Fabienne Cabord, née en 1963,  Cécile Bertin-Élisabeth clôture son essai consacré aux artistes de l’art mangrove caribéen. Fort-de-France (Foyal dans le titre), ville-mangrove, ce titre sonne juste pour qui connaît Terres Sainville, Texaco, ‘ville-capitale, plantée de bidons-ville marquée par des dents creuses’… comme dans les romans de Patrick Chamoiseau ou de Raphaël Confiant et la littérature martiniquaise en général. Capitale désignée selon l’expression ‘En-ville’ par les habitants, Fort-de-France semble aujourd’hui désertée de ses commerçants et acheteurs au profit des zones commerciales périphériques. Néanmoins l’urbanité semble le pôle d’intérêt principal de notre plasticienne : « La description plastique que propose Fabienne Cabord, de et depuis Fort-de-France, peut par conséquent se lire comme une lecture en images et en couleurs, comme une empreinte socio-picturale, transcription d’une approche de la réalité foyalaise comme macrocosme martiniquais, lieu de concentration d’excès et de déroutes de diverses route(s) de la Folie » (p.135).

Une première photographie d’œuvre fort intéressante présente d’un côté une sorte de ‘collage’ coloré, évoquant une silhouette féminine à la tête penchée, au corps presque dansant, désarticulé et de l’autre ‘la palette’ de l’artiste soit les éléments qui ont permis de réaliser le collage sur métal : colle, ciseaux, chiffons… L’image de l’atelier associée à celle de l’œuvre réalisée révèle le lieu fondateur de la création, un lieu où s’organise la pensée et le mystère de la création, autrement dit, « le chaos du monde » (Berthet (a), p.15)

Cécile Bertin-Élisabeth, L’art mangrove caribéen

Fabienne Cabord
Travail sur un support en fer

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Pour ma part j’y vois un intéressant rapport à la complexité citadine, à une évidente festivité sensorielle et ludique, musicale même, et surtout encore une fois un clin d’œil à la Figuration Narrative, comme chez Hervé Télémaque et Marvin Fabien. Plus proche encore, comment ne pas évoquer le travail de Louis Laouchez et de Serge Hélénon (cité page 186), tous deux engagés dans une pratique plastique ouverte sur l’Afrique de l’Ouest où ils ont travaillé à une forme « d’Esthétique de la Rencontre ». Leur travail du bois, d’écorces brutes, évoquant des signes totémiques, aux couleurs contrastées rappellent ces assemblages que Fabienne Cabord réalise à partir de fragments colorés. On peut même avancer, comme le dit Dominique Berthet que « l’on est dans l’usage du fragment et dans l’expérience de leur réorganisation. Dans une esthétique à la fois de la relation et du choc ». (Berthet, (a) p.77)

Par contre, j’aurais quelques réticences à admettre, comme le préconise Cécile Bertin, à voir dans cette œuvre les caractéristiques et suggestions suivantes :

Sur «toile» de fond de fers, bois et papiers dont les couleurs aux violences psychédéliques réfléchissent les névrotiques rapports socio-politiques actuels, s’enchaînent familles déstructurées, voitures omniprésentes, presse indigente, corps décharnés de pauvres hères, détritus, ventres vides ou trop pleins – mais sans résilience – et dents creuses d’un habitat en déshérence… fractions de corps et fractures d’âmes, fêlures et pelures, fols rou(e)- a(â)ges déambulatoires inscrits dans des rues où résonnent pourtant les noms d’abolitionnistes ou de personnalités contemporaines engagé.e.s pour un meilleur vivre-ensemble et le respect de toutes les singularités (p.136).

Cécile Bertin-Élisabeth, L’art mangrove caribéen

Fabienne Cabord

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Rien ne me paraît névrotique, ni décharné mais – apparemment – une certaine joie de vivre et de danser, comme le rappelle son humour (p. 155) Rien dans ce collage ne me parle de la sorte: « Le marécage des fondements de Fort-Royal ne sue-t-il pas à travers les pores de ses erratiques marginaux actuels ? Misère crasse, lèpre coloniale, impératrice décapitée, puis réduite en miettes »… Retour des temps de chiques, de lèpre, de tinettes et de galetas sous d’apparentes et creuses réjouissances et folles consommations ?… Transition, tension… Attention ! ! ! clame Fabienne Cabord… (p.137).

Soit, cela existe, qui ignorerait la misère d’En-Ville ? mais rien dans l’œuvre citée n’évoque ces déshérences. Pourquoi alors appliquer une interprétation politico-sociologique à une forme qui relève d’abord de la créativité ? L’artiste cherche-t-elle vraiment à « illustrer » la misère sociale martiniquaise ? Une création qu’elle soit littéraire ou picturale ne pourrait-elle plutôt  viser  à transfigurer ou à « sublimer » soit un vécu, une situation ou une condition économique ?

 L’activité artistique me paraît désigner d’abord un mode de créativité et d’invention de formes, dont le sens premier et évident n’a rien d’un manifeste idéologique, sauf s’il s’agit de propagande. Il me paraît évident de comprendre d’abord ‘l’action artistique’ comme poièsis soit invention, imagination et/ou imaginaire, c’est-à-dire comme un processus de formation d’images car cette création n’a pour contenu que sa propre forme. « L’art est souverain, comme disait Bataille, « il est né le jour où un geste gratuit l’a fait sortir de l’assujettissement à l’utilité, il est dès l’origine, liberté. »

« Il ne tient par conséquent qu’à nous que ces corps périphérisés par toutes les marginalisations sociales, politiques, ethniques, religieuses, physiques, psychiques et de genre, vibrants et béants rappels symboliques du ressenti d’une mise à l’écart séculaire de tout un territoire, ne puissent connaître une deuxième ou énième vie. » (p.139) Pourquoi ne serait-ce pas Cette Vie-là (l’actuelle) qui porterait le flambeau de l’art caribéen ? C’est précisément ce que Hervé Télémaque, par exemple, aussi bien que certains artistes Marrons (cités dans le texte) portent à la voix du monde, sans se soucier de savoir à quelle place ils sont astreints dans le contexte contemporain qui se déploie sur les cimaises ? L’important est d’y figurer.

Chez Fabienne Cabord de très belles couleurs assemblées, à la manière de graffiti urbains et de dessins naïfs ou bruts, s’inspirant parfois de J.M. Basquiat (comme montré p. 152 et 153), et plus proche de nous, de Thierry Jarrin, se retrouvent sur maints ‘collages’ réunissant signes, symboles et écritures complexes, portés parfois sur papier journal. L’actualité de la Martinique éclate et se réalise visuellement bien plus par ces évocations mises « à distance » plutôt qu’à propos de « corps périphérisés et marginalisés ». Par qui ? Comment ? Qui marginalise ?

Notre auteure nous invite à une véritable exégèse de la littérature martiniquaise contemporaine avec de très nombreuses ouvertures vers l’Amérique latine et évidemment l’ensemble caribéen et c’est avec beaucoup d’intérêt que l’on lira ces croisements, ces carrefours pour ne pas dire kat chimen auxquels elle nous convie. On appréciera en particulier cet : Entretien avec la documentariste Véronique Kanor qui ouvre sur un champ de plaisirs partagés à propos de Saint-Laurent du Maroni en Guyane. J’y suis arrivée en 1981 et l’évolution de cette ville-monde est pour moi symptomatique de la puissance créatrice du Nouveau Monde ! Une ville-bagne colonial s’est inversée en une pépinière des mondes à venir.

Ainsi donc, le travail de mise en relation de Cécile Bertin-Élisabeth est encyclopédique, c’est déjà dit ; il est foisonnant, parfois entaché d’un malaise qui résonne tel un cri d’insatisfaction et de revendication à propos de la situation économique, sociale et politique des îles. Cet essai est une mise en l’œuvre prônant une ouverture évidente vers de nouvelles manières d’entrevoir les relations entre arts, littérature, sciences sociales.

De toute évidence, la Caraïbe, dans sa diversité, fait partie de ce vaste déploiement d’échanges interculturels, dans le monde actuel. Même si ce dernier rétrécit à vue d’aile, il nous faut apprendre à accepter toutes les voix et tous les langages, car le futur est une langue encore inconnue. Il nous faut apprendre à composer ensemble… Les arts visuels ont effectivement une importance sociale indépendante des conceptions formalistes et esthétiques, mais le domaine artistique n’est pas la voie par laquelle le social se manifeste et résout ses problèmes. Les arts sont libres et en tirant profit de cette liberté ils peuvent être les porte-voix d’une conception de la vie sur terre. La tradition visuelle d’une culture traduit et incarne l’image qu’elle a d’elle-même, en ce sens l’art caribéen est bien vivant et ce texte en témoigne amplement. Les créations de ces trois artistes s’exposent à une visibilité évidente, portée par les trois pôles invoqués : Dlo/Pié-Bwa et En Ville, car cette assise est déjà un bel ancrage. De nouvelles assises restent sans doute encore à explorer… D’autres Twa roch

Par rapport à la Caraïbe comme par rapport au monde non occidental en général, l’étape de la décolonisation est en cours, à ses débuts. Cette étude témoigne de cette volonté légitime. Il s’agit d’un processus qui accompagne le retrait non seulement des territoires conquis mais des influences culturelles elles-mêmes, afin d’ouvrir la voie à des projets multiculturels, ces « passe culture » dont parle Glissant. Les ressources visuelles des « autres cultures » commencent à s’affirmer partout dans le monde, de l’Afrique à la Mongolie, et sont constitutives des identités vécues sur tous les bords de cette planète. La Caraïbe ne doit pas louper le coche et s’engoncer dans des carcans identitaires restreints ou paralysants mais s’ouvrir par le biais de tous les arts car elle est une culture riche de beaucoup de cultures, d’une histoire faite de beaucoup d’histoires. Ces peuples n’attendent que cela : être inscrits tels qu’ils sont dans l’histoire du monde. Les artistes, écrivains, penseurs, musiciens sont prêts et bien présents, on le sait.


[1] BERTIN-ELISABETH, C. (2023). L’art mangrove caribéen. DLO*PIE BWA*EN-VILLE, Université de Limoges. https://doi.org/10.25965/ebooks.270

RÉFÉRENCES CITÉES :

Alizart, Mark, Stuart Hall, Éric Macé et Éric Maigret,

Stuart Hall,

Éditions Amsterdam, 2007, p 48-49

Berthet, Dominique, (a) Art contemporain en Martinique, L’Harmattan, nouvelle édition, 2020

(b) L’incertitude de la création, Intention, Réalisation, réception, collection Arts et Esthétique, Pointe à Pitre, 2021

Glissant, Édouard,

Lam, L’envol et la réunion, in CARE, Editions Caribéennes, 1983, p. 14-15

Mbembe, Achille, De la Postcolonie, Karthala, 2000, p.139-140

Saïd, Edward, Orientalisme, Paris, Seuil, 2005, p.380.

Michèle-Baj Strobel,

Historienne de l’art et ethnologue

Août, 2023



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