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Antoinette Tidjani Alou : Mano de l'autre bord

Par Gangoueus @lareus
Antoinette Tidjani Alou : Mano de l'autre bordComment parler de certains romans ? Dernièrement, j’ai été interpelé par un écrivain qui me demandait pourquoi je ne donnais pas immédiatement mon avis sur un roman que je venais de terminer...
Pour certains textes, je pense qu’il faut laisser passer du temps. Il faut autoriser l'infusion de la lecture, et voir ce que cela donne. Et si possible relire un texte avant de prononcer un avis. Cette démarche vaut pour le nouveau roman d’Antoinette Tidjani Alou.

Assommé.

Mano de l’autre bord est de retour. Un jeune homme revient complètement déboussolé auprès des personnes qui lui ont donné vie. Sa mère et un piroguier qui a un rôle de père pour lui. Mano de l’autre bord se cherche, le piroguier le constate :
« Et toi, par où es-tu tombé, ô Fils ? Tu dis de jour et tu dis de nuit, et tes paroles se disloquent et le sommeil te fuit. Pour cela tu es venu me quérir, survolant la mer, traversant le fleuve, cherchant le repos, mais tu récuses la cure du souvenir jusqu’à l’évanouissement, où tu divagues encore, exilé du repos du corps et de l’esprit. » (p.33)
La situation est complexe. Que s’est-il passé ? Pour l’instant on ne le sait pas. On comprend le rôle, le repère que constitue le piroguier. « Tu as amené l’échasse de ton corps éreinté près de ma barque où je réparais les filets

Une naissance singulière.

Mano de l’autre bord, est un roman à trois voix. La première voix est celle d’un piroguier.  Un homme qui construit des ponts par son savoir, sa connaissance du fleuve. Dans des conditions exceptionnelles, il transporte une femme sur le point d’accoucher dans sa pirogue. Il devra aider cette femme, Mariama à donner la vie à un garçon, dans sa barque de fortune. Il raconte ce moment exceptionnel. Ce moment qui va lui donner une place particulière dans la vie de l’enfant qui naît. Mano. Le piroguier raconte tout cela avec une forme poétique. Un ton qui enivre le lecteur, le fait voyager sur ce fleuve qu’est le Niger. Ce ton plante le décor d’un bord. Et le regard d’un père de substitution sur un enfant qu’il voit se développer. Le ton à la deuxième personne du singulier est incantatoire et il donne un regard transcendant sur le parcours de l’enfant. Mano se construit en opposition avec la singularité de sa naissance. 
«  Maintenant que le temps de ta vie s’est suspendu, en attendant l’indéfini que tu déplores, je te raconterai, comme on gave une femme maigre à la belle saison, le mythe que l’on tissa en l’honneur de ta mère. En ton honneur, aussi, ô fils indigne » (p.25)
Le piroguier nourrit le contexte de la naissance de Mano de nombreux mystères, de consécration pendant huit jours aux eaux du fleuve. C’est une phase complexe et dense du texte. Mano, lui-même, refute tous ces discours. Peut importe. La voix du Piroguier est envoutante. Il parle de cette mère aussi, Mairam, qui n’est pas simple non plus. Antoinette Tidjani Alou nous transporte dans cette phase du propos dans le Niger mystérieux, cette terre enclavée si proche de croyances manioc-religieuses propres.
Mairam parle aussi. Son propos est plus vif. Le regard de la mère est à la fois protecteur et fasciné par cet enfant. Il faut dire qu’elle a eu des garçons avant Mano. Robustes et longs. Mais elle va les perdre. Elle n’est pas répudiée, mais elle perd de sa superbe pour son mari. Elle se laisse aller avant émerger de nouveau et obtenir une étreinte pleine de possibilités et du don de Mano. Tout cela est raconté au passé simple. Il faut dire qu’Antoinette Tidjani Alou est une nigérienne d'origine jamaïcaine et que par conséquent sa première langue est l’anglais. Sa maîtrise de l’écriture sur un ton passé qu’on utilise peu procure un réel plaisir au lecteur que je suis qui perçoit à travers la voix des parents une détresse couverte par l’armature de ces procédures de communication d’un bord d’antan du Niger vont créer les conditions pour désamorcer le mutisme de Mano de l’autre bord.

La voix de Mano.

Quand ce dernier finit par s’extraire de sa torpeur et à parler, sa voix est différente. C’est un jeune d’une vingtaine d’années, brillant qui par un concours de circonstances, a rejoint l’autre rive.  Tout est dans l’image. De l’intérieur, il nous décrit l’autre bord. Une famille de corses, les Paoli, qui va l’adopter et étendre le champ des possibles, des rencontres, des expériences. Cette voix, il faut prendre le temps de l’écouter. Elle est moins élaborée que les deux premières. Elle nous conte la quête identitaire d’un adolescent dans un monde qui n’est pas tout à fait le sien. Un monde bienveillant à prime abord. Un monde qui tente de s’absoudre des méfaits du passé, de la colonisation. Mano est une possibilité. Il est brillant, il se fond dans ce monde, il prend sa place. Il faut lire ce parcours en saisir la tonalité, les brisures, les oublis pour comprendre le mutisme dans lequel il s’enferme.
C’est un livre sur deux mondes portés par des voix différentes. 
Antoinette Tidjani Alou, Mano de l'autre bordEditions Project'Îles, première parution en 2023 Lareus Gangoueus · Antoinette Tidjani Alou, d'un bord à l'autre

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