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Naufrage. (André Gide)

Par Jmlire

Naufrage. (André Gide)A. Gide 1898

Elle s'est assise sur la descente de lit, entre les jambes de Vincent, pelotonnée comme une stèle égyptienne, le menton sur ses genoux. Après avoir elle-même bu et mangé, elle commence :

"J'étais sur la Bourgogne, tu sais , le jour où elle a fait naufrage. J'avais dix-sept ans. C'est te dire mon âge aujourd'hui. J'étais excellente nageuse ; et pour te prouver que je n'ai pas le cœur trop sec, je te dirai que, si ma première pensée a été de me sauver moi-même, ma seconde a été de sauver quelqu'un. Même je ne suis pas bien sûre que ce n'ait pas été la première. Ou plutôt, je crois que je n'ai pensé à rien du tout ; mais rien ne me dégoûte autant que ceux qui, dans ces moments-là, ne songent qu'à eux-mêmes ; si : les femmes qui poussent des cris. Il y eut un premier canot de sauvetage qu'on avait empli principalement de femmes et d'enfants ; et certaines de celles-ci poussaient de tels hurlements qu'il y avait de quoi faire perdre la tête. La manœuvre fut si mal faite que le canot, au lieu de se poser à plat sur la mer, piqua du nez et se vida de tout son monde avant même de s'être empli d'eau. Tout cela se passait à la lumière de torches, de fanaux et de projecteurs. Tu n'imagines pas ce que c'était lugubre. Les vagues étaient assez fortes, et tout ce qui n'était pas dans la clarté disparaissait de l'autre côté de la colline d'eau, dans la nuit. Je n'ai jamais vécu d'une vie plus intense ; mais j'étais aussi incapable de réfléchir qu'un terre-neuve, je suppose, qui se jette à l'eau. Je ne comprends même plus bien ce qui a pu se passer ; je sais seulement que j'avais remarqué dans le canot, une petite fille de cinq ou six ans, un amour ; et tout de suite, quand j'ai vu chavirer la barque, c'est elle que j'ai résolu de sauver. Elle était d'abord avec sa mère ; mais celle-ci ne savait pas bien nager ; et puis elle était gênée, comme toujours dans ces cas-là, par sa jupe. Pour moi, j'ai dû me dévêtir machinalement ; on m'appelait pour prendre place dans le canot suivant. J'ai dû y monter puis sans doute j'ai sauté à la mer de ce canot même ; je me souviens seulement d'avoir nagé assez longtemps avec l'enfant cramponnée à mon cou. Elle était terrifiée et me serrait la gorge si fort que je ne pouvais plus respirer. Heureusement, on a pu nous voir du canot et nous attendre, ou ramer vers nous. mais ce n'est pas pour ça que je te raconte cette histoire. Le souvenir qui est demeuré le plus vif, celui que jamais rien ne pourra effacer de mon cerveau ni de mon cœur : dans ce canot, nous étions entassés, une quarantaine, après avoir recueilli plusieurs nageurs désespérés, comme on m'avait recueillie moi-même. L'eau venait presque à ras bord. J'étais à l'arrière et je tenais pressée contre moi la petite fille que je venais de sauver, pour la réchauffer et pour l'empêcher de voir ce que, moi, je ne pouvais pas ne pas voir : deux marins, l'un armé d'une hache et l'autre d'un couteau de

cuisine ; et sais-tu ce qu'ils faisaient?... Ils coupaient les doigts, les poignets de quelques nageurs qui, s'aidant des cordes, s'efforçaient de monter dans notre barque. L'un des deux marins... s'est retourné vers moi qui claquais des dents de froid, d'épouvante et d'horreur : "S'il en monte un seul de plus, nous sommes tous foutus. La barque est pleine." Il a ajouté que dans tous les naufrages on est forcé de faire comme ça ; mais naturellement on n'en parle pas.

"Alors, je crois que je me suis évanouie ; en tout cas, je ne me souviens plus de rien, comme on reste sourd assez longtemps après un bruit trop formidable. Et quand, à bord du X... qui nous a recueillis, je suis revenue à moi, j'ai compris que je n'étais plus, que je ne pourrais plus jamais être la même, la sentimentale jeune fille d'auparavant ; j'ai compris que j'avais laissé une partie de moi sombrer avec la Bourgogne, qu'à un tas de sentiments délicats, désormais, je couperais les doigts et les poignets pour les empêcher de monter et de faire sombrer mon cœur."...

André Gide : extrait de "Les faux-monnayeurs", Éditions Gallimard, 1925.

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