Quatrième de couverture :
À l’est de l’Europe, quelque part dans la Zone de Résidence où sont cantonnés les Juifs en ce début du XXe siècle.
Henni a huit ans et vit avec sa famille dans un village ordinaire. Zelda, sa sœur aînée, est son modèle en tout. Un soir, à la fin de l’hiver, des hommes en furie pénètrent dans leur maison, comme dans tant de maisons ils sont entrés et entreront encore pour piller, pour punir et pour tuer. Dans l’affolement, une partie de la fratrie parvient à s’enfuir.
Les Ciels furieux raconte vingt-quatre heures de la vie d’Henni après cette intrusion. (…)
Dès la première page du roman, on sait d’emblée que le monde de Henni vole en éclats. Cet effet de prolepse nous plonge dans l’innommable : un pogrom dans un shetl quelque part à l’Est, sans doute fin 19è début du 20è siècle. Angélique Villeneuve, que j’ai eu le bonheur de rencontrer le vendredi 13 octobre à la librairie Au Temps Lire de Lambersart (un nouvel antre de perdition), explique s’être inspirée du récit (non publié, rédigé en un anglais enfantin) de Sarah Mandelbaum, une femme émigrée aux Etats-Unis, la mère de l’Américain « le plus intelligent du monde ». Cette femme était rescapée d’un pogrom en Ukraine . De ce texte lui est resté une image obsédante, celle de deux pas en fuite dans la neige. C’est le début de l’écriture de ce roman.
La famille de Henni, les Sapojnik, est une famille nombreuse. Les enfants sont six : Lev, l’aîné, 14 ans, ado qui traîne à droite et à gauche, méprisant envers les filles ; Zelda, 12 ans, le modèle de Henni, celle qui lui a tout appris sur la tenue de la maison, le soin des bébés, savoir qu’elle tenait elle-même de la grand-mère morte un an plus tôt et qu’elle dispense avec tendresse ; Henni, 8 ans, petite fille très intelligente ; et enfin les bébés, trois petits garçons, les deux premiers confiés à Zelda et le dernier à Henni, à sa grande fierté. La mère est à la fois présente et absente : elle fait les enfants, elle trône sur sa chaise cirée mais ne parle pas, elle n’apprend rien à ses enfants, elle se contente de nourrir les bébés et de se plaindre quand ceux-ci font trop de bruit. Le père est la figure protectrice : contrairement à ce que prône le rabbin, il n’use pas de violence envers ses enfants, « ce n’est pas son système », au contraire il encourage, permet d’apprendre en faisant des erreurs et en recommençant patiemment. Henni est sans doute sa préférée et elle est enveloppée de l’amour de ce père si rassurant.
Quand leur vie vole en éclats et que les trois aînés réussissent à fuir, c’est cet amour et celui de Zelda qui maintiennent Henni en marche. Même si Zelda ne semble plus être elle-même, Henni la suit aveuglément. Elles seront séparées quand d’autres hommes menaçants les forcent de nouveau à s’enfuir. Elle ne comprend pas ce qui lui arrive, elle est trop petite, elle est dans doute en état de stupeur aussi. Nous la suivons pendant vingt-quatre heures, en mode survie. Angélique Villeneuve nous fait ressentir sa peur, son désarroi, sa faim, sa soif, son besoin d’uriner, sa fatigue : comme l’a expliqué la romancière, tout passe par le corps, « c’est le corps qui ressent », elle voulait incarner ce corps de petite fille dans ce dernier roman.
Dans ce chaos, Henni va faire preuve d’un courage incroyable. Elle se remémore sa vie d’avant, la chaleur de son foyer, les souvenirs heureux ou moins heureux de sa vie avec ses frères et soeurs. Elle va se créer son propre « système » sur les doigts de la main : chaque doigt figurera un membre de sa famille, cela lui permettra de restituer la voix du père, celle de Zelda, pour trouver le chemin de la survie d’abord, puis de renouer avec la vie. Elle devra prendre des décisions, à l’instinct, et elle va faire un choix extraordinaire qui la mènera résolument vers la lumière.
Angélique Villeneuve dit ne pas avoir eu de plan préétabli pour écrire ce roman, elle voulait simplement vivre avec cette petite fille. Pourtant, il me semble qu’il y a un magnifique (en terme de construction romanesque) parallèle entre un épisode de la vie « d’avant » et, sans pouvoir le révéler, ce choix de Henni. L’écriture sensorielle de la romancière contribue à la puissance d’évocation des Ciels furieux dont le personnage principal est inoubliable.
Première page :
« Au moment précis où, enfin, Henni s’apprête à s’enfuir au dehors dans la neige, c’est le plus grand, le plus maigre des hommes entrés dans la maison qui arrache le dernier bébé du sein de Pessia et le soulève au-dessus de lui. Le cri qui monte avec l’enfant emplit l’air de faisceaux, de fumées, de roches explosives.
Puis on entend un bruit, comme un coup, et voilà qu’apparaissent en nuées les chansons dont Henni a bercé le bébé, voilà les noms inventés tant de fois murmurés en secret.
Ils flottent autour de l’étagère à thé, tous, et avec eux les baisers longs posés sur les paupières, les bras tendus, les tapotis de réconfort, les fouissement chauds au creux des poings minuscules refroidis par les courants d’air.
A mesure qu’elle les avait donnés, ils s’étaient donc blottis dans la poitrine et sous les cheveux de l’enfant, tel un duvet posé sur un autre et sur un autre encore, jusqu’à bâtir le corps doux d’un oiseau à l’intérieur de lui.
Les petits noms, les souffles, les gestes et les images qui l’ont rendue si fière, et puis aussi les mots.
Ils sont ici juste après le bruit, tournoyant sous l’étagère à thé en une cendre plumeuse.
Henni voit tout dans un miroitement de lumière, et juste après elle ne voit plus rien. »
Angélique VILLENEUVE, Les ciels furieux, Le Passage, 2023
Merci à Angélique Villeneuve pour ce roman, pour cette rencontre très touchante en librairie et merci à la librairie Au Temps Lire !