« Et si c’était une nuit » de Tobie Nathan
LE 21 OCTOBRE 2023 PAR EVE-YESHÉ DANS LITTÉRATURE FRANÇAISE, RENTRÉE LITTÉRAIRE1 COMMENTAIRE
J’ai beaucoup aimé deux de ses précédents romans : « La société des belles personnes » et « L’évangile selon Youri » alors quand Tobie Nathan m’a proposé son dernier roman, je n’ai pas hésité une demi-seconde :
Ce que j’en pense
L’auteur :
Ethnopsychiatre disciple de Georges Devereux, professeur de psychologie, ex-diplomate, Tobie Nathan est également essayiste et romancier. Il a publié, entre autres, La Nouvelle Interprétation des rêves(Odile Jacob, 2011), Ethno-roman(Grasset, 2012), prix Femina de l’essai, et chez Stock, Ce pays qui te ressemble, L’Évangile selon Youri, la Société des Belles Personnes et Ethnomythologiques.
Commentaire
Ce roman nous raconte une nuit dans la vie du héros, Tobie, qui circule à mobylette dans les rues de Pris, slalomant entre les barricades, narguant au passage des CRS, (l’un d’eux le traitera de « jeune con » au passage). Nous sommes le 10 mai 1968 et les évènements de mai débutent.
Tobie se cherche, il est en deuxième année de fac, maoïste convaincu, du moins le pense-t-il, et il nous entraîne au fil des pérégrinations, à rencontrer toutes les personnes qui ont fait mai 68, en particulier Dany Cohn-Bendit mais beaucoup d’autres, avec les réunions houleuses, les joutes verbales entre maoïstes, communistes de tous bords, alors persuadés de détenir la Vérité, la seule ce qui les rend bien sûr intolérants aux idées des autres.
Durant cette nuit agitée, on visitera à sa suite la Sorbonne occupée, le quartier latin, (comme plus tard l’occupation du théâtre de l’Odéon ou des usines) … il tombe sur un couple plongé en plein ébat sexuel, (qui se terminera mal pour l’un des deux) …
Le héros s’appelle Tobie, comme l’auteur, mais on se rend vite compte que ce n’est pas vraiment de lui qu’il s’agit, un peu comme un adulte parlant du jeune homme qu’il fut, avec la sagesse de la maturité, peut-être tout simplement parce que j’ai du mal en imaginer l’ethnopsychiatre reconnu en maoïste, sur la mobylette ou la guitare à la main comme sur la couverture par contre tout à fait…
J’ai aimé me plonger dans cette nuit de folie, au cours de laquelle on va retomber sur une vieille connaissance : Zohar dont on a connu l’histoire dans les romans précédents ainsi que celle qu’il appelle « La Libyenne »,dont on se demande si elle est ou non, une illusion, avec un retour sur l’exode de la famille de Tobie sommée comme tous les Juifs de quitter l’Égypte sous l’ère de Nasser, via l’Italie, car il était plus facile d’obtenir un passeport de nationalité italienne pour fuir.
« Ma mère restait définitivement d’ailleurs. Si elle avait bien quitté l’Égypte en février 1957, elle n’était jamais arrivée en France. Elle devait être restée coincée, entre la Crète et le détroit de Messine, en pleine mer Ionienne.«
J’ai aimé la manière dont l’auteur parle de l’exil, de l’émigration, de sa mère brisée qui est devenu le fantôme d’elle-même, comme si une partie de son être était restée sur sa terre natale. J’ai fait la connaissance de Zohar avec « La société des belles personnes » que j’ai adoré, et avec son entrée en scène, ici, j’ai retrouvé les talents de conteur de Tobie Nathan : il raconte Mai 68 comme si on était dans les « Mille et une nuits », on a l’impression de faire partie du voyage, que ce soit sur la mobylette ou sur un tapis volant.
Un clin d’œil au passage à la conférence d’un vieux professeur Mathias Robert, helléniste, qui se fait chahuter : parler de Socrate et critiquer le régime soviétique dont on connaît les exactions devant des étudiants communistes de tous bords c’était courageux voire téméraire, même flanqués de deux gardes du corps !
Ce récit me tentait car, j’ai vécu Mai 68, au fond de ma province, en terminale, lycée de filles, avec les yeux rivés sur le bac, avec une conscience politique encore très larvaire, et de ce fait je n’ai pas vécu la même chose : l’effervescence n’était pas la même, et la différence entre lycée et université (deux ans d’écart seulement mais en fait tout un monde) était importante à l’époque et rétrospectivement l’impression d’être passée à côté de quelque chose.
Ce roman est d’une grande richesse, par les sujets abordés, par l’écriture, avec Freud et la psychanalyse en toile de fond, et ma chronique ne lui rend pas vraiment hommage, car quand un livre me touche j’ai dû mal synthétiser, et pourtant je planche depuis quinze jours… j’espère avoir été convaincante !
Je remercie chaleureusement Tobie Nathan qui m’a proposé gentiment son roman en PDF, ce qui m’a valu quelques péripéties pour le savourer : je suis incapable de lire sur un ordinateur, sur ma liseuse je perdais mes citations et notes, donc je l’ai transformé en version e-pub (merci Calibre au passage), un livre qui se mérite !
Ce livre peut se lire, même si on n’a pas lu « La société des belles personnes » ou « Ce pays qui te ressemble » qui m’attend toujours dans ma PAL, dans ma liseuse même…
Extraits :
» En ce temps-là, j’étais comme un chien fou. Non pas que j’avais la rage, non, mais je ne savais ni qui, ni quoi, ni pourquoi, ni comment. Ni qui j’étais, ni ce que j’étais, ni quelle était la finalité de mon existence, ni quel chemin je devais emprunter. Alors, je questionnais le monde. Je le secouais parfois, pour le contraindre à répondre. Et j’ai entendu derrière mon dos : « Petit con d’étudiant ! »«
« Il a toujours fait ça, Dany. Lorsqu’au Jugement dernier il se retrouvera devant Dieu, il le tutoiera et lui crachera au visage. « Où étais-tu planqué durant la Shoah ? » lui demandera-t-il. En d’autres temps, sous d’autres cieux, un gosse pareil, on l’aurait conduit en brousse ; on l’aurait assis par terre en présence des vieux pour lui signifier qu’on comprenait qu’il voulait devenir un chef, mais qu’il lui fallait d’abord endurcir sa peau, changer ses os, s’immerger durant des heures, en pleine nuit, dans le marigot…«
« Moi, je détestais déjà les groupes, encore plus les foules, quelque chose d’instinctif, d’atavique, peut-être. Je gardais un vague souvenir des foules hurlantes d’islamistes détruisant tout sur leur passage lors de l’incendie du Caire en 1952.«
« Au fond, je me situais aux antipodes des idées de mon groupe de maos. Pour moi, la masse n’était pas sacrée ; à mes yeux elle restait cet énorme animal gluant, au mieux amorphe, souvent dément. Sans doute, imprégnés dans les strates de ma mémoire, s’agitaient encore les souvenirs de la foule égyptienne déchaînée déferlant dans les rues du Caire, incendiant, pillant, tuant à coups de bâtons et de barres de fer de malheureux passants qui avaient la peau trop blanche ou la malchance d’être vêtus d’un costume européen ce jour-là.«
« En Égypte, entre 1870 et 1900, les Juifs les moins démunis, las des humiliations quotidiennes, avaient saisi l’opportunité des « capitulations », régime qui conférait des droits particuliers aux étrangers, pour acquérir des nationalités européennes. Ma famille, tant la branche paternelle que maternelle, avait acheté la nationalité italienne.«
« J’étais un révolté, je me voulais pur, jusqu’à ignorer les motifs de ma révolte. Je n’avais besoin d’aucun alibi littéraire ou philosophique. Pour moi, la révolte devait s’exprimer en face, comme une colère qui ne s’éteint pas…«
« Le nouveau pharaon, le séduisant Nasser, le dictateur au sourire de panthère, n’avait eu aucun respect pour Joseph, mon père, Il lui avait expédié sa soldatesque et l’avait banni de son pays natal. Et nous sommes sortis d’Égypte sans un sou, nus comme des vers. Ma mère a été brisée par l’exil. »
« Si j’étais un véritable écrivain, je chercherais à écrire une de ces chansons qui pénètrent le cerveau, s’emparent des âmes et s’échappent des lèvres. Pour moi la création de ritournelles est le sommet indépassable de la littérature.«
« Un étranger, si lointain et si proche, quelqu’un dont on attend la révélation des secrets… Car c’est cela, un étranger, celui dont on attend la révélation des secrets.«
« Dans ses cours, Mathias nous expliquait, en déclinant les exemples piochés tant chez les Grecs de l’Antiquité que chez les Indiens d’Amérique, qui l’idéologie avait exactement la même fonction que la drogue…«