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Lire sous la terreur. (Heinrich Böll )

Par Jmlire

Lire sous la terreur. (Heinrich Böll )Heinrich Böll, 1981

" Quand je vous dis que j'ai lu Dostoïevski, Bernanos, Chesterton, etc. , il ne faut pas oublier en effet que je les ai lus à l'époque d'Hitler. C'était une lecture très différente, par conséquent, de celle qu'un jeune homme aurait pu faire dans une société relativement libre. Nous, nous étions plongés dans un système d'oppression et de terreur. Et dans une société opprimée, on s'identifie évidemment bien davantage à un livre. Il faudrait toujours se demander où et quand Untel a lu un livre.

Je me souviens que lorsqu'on m'a emprisonné dans un camp américain à la fin de la guerre, dans des conditions très dures, les prisonniers n'avaient rien à lire. Et soudain nous est tombé du ciel un roman norvégien, pas mauvais, littérairement assez faible, mais c'était le seul dont nous disposions. Nous avons immédiatement organisé des lectures collectives qui firent sur nous un effet énorme. Posséder dans un tel camp une mauvaise reproduction, une carte postale représentant un Picasso de la première époque, par exemple, eût été pour moi l'équivalent d'un trésor. De même, lire en 1936, dans l'Allemagne nazie, l'histoire de Raskolnikov dans Crime et châtiment de Dostoïevski, avait un poids inimaginable. Une lecture, la moindre reproduction plastique non conformiste, devenait alors le prétexte d'une contestation....

(En 1945), depuis douze ans*, nous avions été complètement coupés de la littérature moderne : imaginez ce que cela représente. Je n'ai découvert Kafka qu'en 1946 et je ne savais presque rien de Thomas Mann. Et soudain, après 1945, toute la littérature mondiale a déferlé sur nous : Hemingway, Faulkner, Greene, les Russes, Nebraskov, Simonov, etc. Sur nous qui voulions écrire, l'influence de Sartre et de Camus fut immense. Et pour nous, le Nouveau Roman, les ouvrages de Nathalie Sarraute, Butor, Robbe-Grillet furent plus tard des événements importants...

* Le 30 janvier 1933, Hitler arrive au pouvoir en Allemagne. (Ndlr)

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... On parle souvent de l'homme de la rue, de l'homme moyen, du simple citoyen. Quant à moi, ce " simple citoyen", je ne l'ai encore jamais rencontré ! Je crois même qu'il n'existe pas. Souvent ceux qui affirment qu'il faut rendre la littérature et l'art accessible aux gens simples sous-entendent en réalité les "gens pauvres", qui ne sont pas simples du tout et qui sont même très compliqués ! Les gens finiront par comprendre qu'il n'est absolument pas nécessaire de passer par quelque grande école pour comprendre une oeuvre littéraire ou artistique ( même moderne et abstraite) à partir du moment où ils auront le courage de l'aborder spontanément, sans idée préconçue, sans cliché reçu et sans même l'aide d'une "introduction " quelconque. Mais nous sommes encore bien loin d'un tel processus, bien difficile à mettre en route...

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Ce que je redoute le plus, c'est un monde sans cœur où l'homme deviendrait un objet et un numéro totalement manipulé. C'est peut-être une certaine grâce qui manque le plus aujourd'hui à nos sociétés. Mais sans doute, parmi les jeunes, d'autres formes de spiritualité sont-elles déjà en route. Cette grâce a d'ailleurs beaucoup de composantes : le sens de l'humour, la compassion, la cordialité... En un sens, l'un des dangers du monde future réside , selon moi, dans une bureaucratisation grandissante qui est une suite du fascisme. Songez à la bureaucratisation totale des camps de concentration : c'était là un phénomène nouveau car la terreur, elle, a toujours existé. À la limite, on pourrait imaginer que le principe d'une telle bureaucratisation se cacherait dans une quelconque chaîne d'ordinateur. Il n'y aurait alors plus de coupables, de responsables à identifier en cas de catastrophe...

C'est pourquoi chacun aujourd'hui doit agir, penser et veiller dans tous les domaines pour chercher ensemble la bonne direction

Heinrich Böll : extrait d'un entretien avec Frédéric de Towarnicki, Magazine Lire n°13, septembre 1976, recueil "Les grands entretiens de Lire", par Pierre Assouline, Éditions Omnibus, 2000.


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