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A la fin de l’envoi, il plouf

Publié le 03 janvier 2024 par Morduedetheatre @_MDT_
l’envoi, plouf

Critique de Cyrano de Bergerac, d’Edmond Rostand, vu le 21 décembre 2023 à la Salle Richelieu de la Comédie-Française
Avec Laurent Stocker, Nicolas Lormeau, Jennifer Decker, Laurent Lafitte, Yoann Gasiorowski, Birane Ba, Nicolas Chupin, Adrien Simion, Jordan Rezgui et les comédiens de l’académie de la Comédie-Française Pierre-Victor Cabrol, Alexis Debieuvre, Elrik Lepercq, mis en scène par Emmanuel Daumas

C’est une erreur. C’est la première pensée qui m’est venue lors de la présentation de saison 23-24 de la Comédie-Française et l’annonce d’un nouveau Cyrano salle Richelieu. Une triple erreur, même. Un geste bien peu élégant de la part d’Éric Ruf de proposer la pièce à un autre metteur en scène, alors que la version (indépassable, peut-être) de Podalydès avec Michel Vuillermoz est encore chaude. Une petite erreur de jugement de la confier à Emmanuel Daumas, qui n’a pas brillé par ses précédentes mises en scène au Français. Et une grosse erreur de casting pressentie du côté du rôle principal : Lafitte en Cyrano ? Je ne sais pas trop pourquoi, mais je doutais. Bref, autant de raisons de ne pas prendre de place. Mais je suis faible et comme dirait ma +1 : on ne rate pas Cyrano. Alors, nous, on ne l’a pas raté. Pour la Comédie-Française, par contre, c’est une autre histoire…

Cyrano est ma pièce préférée. Je commence à en avoir un certain nombre à mon actif et je le sais : même malmenée, la pièce peut tenir le choc. Parce qu’elle a quelque chose d’universel. Ce « don d’exprimer… ce que [l’on] sent peut-être » ne peut laisser indifférent. Cyrano met des mots sur des émotions qui nous ont tous traversé un jour. Il est « admirable en tout, pour tout » mais il a une faille. Son amour pour Roxane est son seul échec. Et alors même qu’il semble pouvoir tout obtenir par cette verve, cette confiance, cette puissance qui émane de lui, Roxane restera toujours inatteignable à cause de la seule chose sur laquelle il ne peut avoir aucune influence : son physique. Plus qu’une pièce sur l’amour, Cyrano est une pièce sur la résignation. Sur l’acceptation. Sur l’abnégation. Bref, j’aime profondément ce texte et même réticente, je dois avouer mon impatience à la retrouver sur un plateau.

« Ça va ». C’est mon premier réflexe. Je me suis attendue au pire, mais je suis au Français. Et c’est Cyrano. Une langue presque naturelle pour ces comédiens. Rostand coule dans leurs veines – ou leur a été injecté en intraveineuse – le résultat est le même : les échanges sont vifs, fluides, le rythme est là, le texte me saisit comme à l’accoutumée. Cette première scène me rassure. Mais rapidement je me tends.

Je me tends à l’arrivée de La Distributrice, incarnée par un homme. Mais elle n’est pas juste interprétée par un homme. Elle est interprétée par un homme qui sait qu’il joue un rôle de femme et qui va chercher à en tirer une certaine forme de comique – comique absent du texte de base, donc. Et là, on bascule déjà dans autre chose. Ce second degré a quelque chose de malvenu. On a l’impression qu’on se moque de la pièce. Voire des spectateurs. Ce comique sent à plein nez l’échappatoire classique du metteur en scène qui ne savait que faire de ces « petits rôles » – car oui, Emmanuel Daumas justifie ce travestissement par le fait qu’il n’aime pas distribuer les femmes dans des « petits rôles ». Non seulement c’est un peu contre-productif, puisque du coup on ne les fait pas jouer du tout – mais enfin après tout pourquoi pas – mais surtout, cela rend les rôles féminins complètement ridicules : on se moque d’elles, on est comme « éjectés » de la pièce à chacune de leur apparition, bref, vive les femmes, hein ?

l’envoi, plouf
© Christophe Raynaud de Lage

Mais il y a plus dommageable encore. Il y aurait des lignes à écrire sur la laideur des costumes et des décors ou sur l’intérêt de réduire ainsi la distribution – il faudrait aussi souligner à quel point Laurent Stocker est savoureux en Ragueneau et comme la Roxane de Jennifer Decker est réussie. Mais tentons d’aller à l’essentiel. Je soupçonnais une erreur de casting dans la distribution de Laurent Lafitte en Cyrano : je me demandais comment il pouvait devenir Cyrano. Aujourd’hui, je me demande s’il pouvait vraiment le devenir. En vérité, je suis étonnée de l’absence totale de composition : devant nous, c’est Laurent Lafitte, sans masque, sans recherche, sans vraie proposition. Et Laurent Lafitte n’est pas Cyrano.

Je ne suis pas du genre à soutenir les « emplois », c’est d’ailleurs un terme que je n’aime pas beaucoup. Pour moi, un physique ne doit pas être limitant pour une distribution. Je trouve en Cyrano ma limite. Encore que ce n’est pas seulement le physique de Lafitte qui le limite, mais sa posture. Il sourit trop. Il a quelque chose de charmeur en lui, c’est sa nature et il ne semble avoir fait aucun travail pour la refouler. Et j’en viens à des réflexions absurdes et pourtant bien réelles : Laurent Lafitte a un sourire trop éblouissant, des dents trop parfaites, trop blanches, trop bien alignées, pour être vraiment laid. Tout le propos s’effondre à mesure qu’il nous montre cet atout digne de la meilleure pub Freedent. Mais pas du meilleur Cyrano.

Ce sourire est à la base de la dégringolade. S’il peut encore faire illusion dans les premiers actes, c’est de pire en pire à mesure que la pièce avance, car l’émotion est censée progressivement prendre le pas sur l’apparente légèreté « champagne-brillant-paillettes » du début. Mais rien n’arrive. Laurent Laffite apparaît comme un acteur comique. On a l’impression de voir débarquer chez Rostand ce personnage tout à fait savoureux qu’il proposait dans Le Système Ribadier de Feydeau. Alors oui, il y a sûrement un référentiel où ça fonctionne. Mais pas là. Il prend tout au second degré, accompagnant certains des vers les plus beaux du répertoire de ce petit ricanement qu’on lui connaît, et qui dénature tout le propos. La scène du balcon est une catastrophe, le dénouement final difficilement supportable. Bref, si quelqu’un a dû faire preuve de résignation, d’acceptation, d’abnégation, ce soir-là, c’est moi.

En ce moment, à la Comédie-Française, Cyrano a un gros nez. Un gros nez rouge.

l’envoi, plouf
© Christophe Raynaud de Lage

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