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« Quand tu écouteras cette chanson » de Lola Lafon

Par Ellettres @Ellettres
Quand écouteras cette chanson Lola Lafon

Ce livre a un titre de roman feel-good, et je l’ai pêché dans un amoncellement de livres de poche aux couvertures acidulées parlant du « bleu du ciel » et de « moments doux » dans une aire d’autoroute anonyme.


Mais ce n’est ni un roman, ni un feel-good.
Il a comme point de départ et point de fuite la jeune fille la plus connue au monde.

Comme des millions de jeunes et de moins jeunes, j’ai été bouleversée par la lecture du journal d’Anne Frank quand j’avais 13 ans. J’étais sidérée qu’une jeune fille pourtant si éloignée de moi par les conditions historiques puisse me sembler si proche et poser des mots pleins de franchise sur des expériences en apparence banales, qui me renvoyaient aux miennes, au milieu de circonstances qui ne l’étaient pas. Sa vie clandestine dans l’Annexe ajoutait un cachet romanesque à son aura.
Bref, sans oublier l’issue tragique de sa courte vie happée par les ombres, je m’identifiais surtout à l’adolescente (j’ai failli écrire « next door » mais ç’eût été du très mauvais humour noir) (pardon), celle dont j’aurais aimé être la sœur ou l’amie, la confidente, la fameuse « Kitty ».
Ces millions de lecteurs et moi, peut-être biaisés par l’ampleur et les réécritures du phénomène Anne Frank, avons plus ou moins inconsciemment oublié deux faits : 1/ Anne Frank avait une vraie démarche d’écrivain et avait commencé une relecture éditoriale de son journal à partir de mars 1944, suite à un appel de Radio Londres à conserver ses documents personnels ; 2/ Anne Frank, figure vénérée et emblématique, est aussi une victime juive de la Shoah, tout comme des millions d’anonymes.
Cette vérité dérangeante, Lola Lafon a voulu s’y confronter, après avoir longtemps fui tout récit sur le génocide des juifs par les nazis, elle dont une partie de la famille est morte dans les camps de concentration.
Un jour elle se réveille avec les mots « Anne, Frank » en tête. Elle a alors le projet de passer une nuit seule dans l’Annexe, ce réduit de 35 m2 devenu le musée Anne Frank à Amsterdam, où la jeune fille vécut cachée pendant 25 mois en compagnie de 8 autres personnes (dont ses parents et sa sœur) jusqu’à leur arrestation en août 1944.

Lola Lafon fait tout un travail de documentation en amont de sa nuit à l’Annexe. Elle rencontre une survivante du camp Bergen-Belsen (où fut déportée Anne Frank qui y mourut un mois avant la libération du camp). Elle lit des essais de spécialistes. Elle (nous) apprend beaucoup de choses, comme le fait que le texte du journal fut de multiples fois expertisé et certifié authentique, mais que des négationnistes s’obstinent à penser que c’est un faux, la preuve ultime étant qu’aucune jeune fille de 15 ans n’aurait pu écrire un texte aussi intelligent et irrévérencieux (sic !)

Mais là où Lola Lafon est la plus émouvante, c’est quand elle fait dialoguer la vie d’Anne Frank avec celle de personnes concernées par des génocides (je parle bien au pluriel), issues de sa famille ou de son entourage. Ayant grandi elle-même dans la Roumanie de Ceaucescu, elle analyse l’empreinte transgénérationnelle laissée par les persécutions dans son histoire personnelle marquée par l’immigration, la discrimination et un vide impossible à combler. La lecture du journal d’Anne Frank lui permet en creux d’évaluer ce qu’est l’écriture du « je » pour les catégories dominées. Son récit va à sauts et à gambades entre anecdotes personnelles et considérations plus générales mais il avance pourtant vers son but : la nuit seule dans l’Annexe pour tenter d’approcher au plus près de l’expérience vécue par ses occupants, et peut-être d’y trouver une réponse à des questions sans fond. Cette nuit s’avère chargée en émotions, d’autant que l’autrice repousse jusqu’au bout l’entrée dans la chambre d’Anne Frank. Et quand elle y entre enfin, vers les 6 heures du matin, elle qui croyait n’y trouver que l’absence, c’est un autre fantôme qui l’y attend…

J’ai été passablement bouleversée d’approcher Anne Frank par un récit à la fois extérieur et intime, qui l’objective en tant que sujet autonome tout en lui rendant sa vraie dimension et son humanité. L’autrice ne s’approprie pas la figure d’Anne Frank : son récit personnel ne prend jamais le pas sur la jeune déportée mais la cerne tout en délicatesse et avec un infini respect. Bref, j’ai été très touchée par cette lecture, et le final, sorte de récit dans le récit, témoignage infiniment émouvant d’une jeune vie arrachée par la barbarie, m’a définitivement tiré des larmes. Aucun pathos là-dedans, rien que la vie, des vies, la mort, broyeuse aveugle, l’absence, le souvenir qui brave le temps et hante les survivants… et l’espérance, violente et tenace.

« Que fallait-il faire de ce qui nous était légué ? Comment marcher sur des traces sans les effacer ? » Lire ce récit publié en 2022, quand on sait les convulsions actuelles de notre monde, ne peut que donner à méditer sur la fragilité de la vie et l’absolue nécessité de se souvenir pour ne pas répéter les erreurs du passé.

« Quand tu écouteras cette chanson » de Lola Lafon, Le livre de poche, 2023, 216 p.

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