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Charline Effah : Les femmes de Bidibidi

Par Gangoueus @lareus
Charline Effah femmes Bidibidi

A l'occasion de la rentrée littéraire 2023, j’ai reçu le nouveau roman de l'écrivaine gabonaise Charline Effah. Les femmes de BidiBidi, un texte publié aux éditions Emmanuelle Collas. Un titre pour le moins insolite sinon exotique, avec une dédicace me fournissant une information complémentaire : un roman écrit après l’expérience d’un séjour dans un camp de réfugiés en Ouganda. 


Contexte de l’histoire.

Il y a des choses paradoxales. Il y a des camps de réfugiés en Ouganda. Ce n’est pas nouveau puisque les réfugiés Tutsis rwandais ont longtemps trouvé une base arrière dans ce pays plutôt stable même si la LRA (L'Armée Révolutionnaire du Seigneur) a fait beaucoup de dégâts dans les années 90 et 2000, livrant son lot de réfugiés. Depuis la création du Sud Soudan, une violente guerre a opposé (peut-être devrais-je parler au présent) des combattants dinkas et nuers pour le contrôle du pays. Dans les informations, j’ai été plus ou moins informé des tensions entre leaders de ce nouveau pays dont les populations ont longtemps subi les oppressions de l’ancien pouvoir de Khartoum et - encore plus loin - les affres des trafics humains vers l’Orient. Il est donc troublant de constater la brutalité avec laquelle ces populations se confrontent pour ne pas dire s'entretuent. C’est le cœur de cette violence qui est traité dans ce roman par l’écrivaine gabonaise qui nous rappelle qu’à côté des conflits silencieux dans l’est de la RDC, il y a celui-ci encore plus ignoré. Le prisme choisi pour le traiter est celui des violences faites aux femmes en temps de guerre.


Au commencement, Joséphine Meyer.

Le roman commence dans une demeure quelque part dans une grande ville française. Un couple mixte. L’homme est un artiste peintre en manque de reconnaissance. Sa femme est diplômée. Elle est infirmière mais elle a accepté d’être femme au foyer à la demande de son mari. Ce dernier déverse sur elle tout son mal-être et toute sa violence. Les premières pages de ce roman décrivent cet univers glauque où l’homme sur de sa puissance financière pense cette femme sous sa complète emprise. 

“Être Mme Meyer  ne lui avait rien apporté. Tout au plus, cela lui avait permis de se poser des questions sur l’amour et les prisons conjugales. Ma mère rêvait du jour où elle sortirait de cette captivité”  (p.19, parole de Minga)

Cependant Joséphine finit par partir après une scène de ménage violente, laissant sa fille Minga avec son père. Pendant très longtemps, Minga ne va avoir aucune nouvelle de sa mère. Elle observe la faillite mentale de son père. Il dépérit, il se débat, il manipule l’information, il accuse Joséphine de tous les maux, il tient sa fille éloignée de cette “mère indigne” qui a abandonné mari et enfant. 

“Les faiblesses de mon père et sa médiocrité remontèrent après le départ de ma mère, révélant au grand jour un autre homme. Pendant des semaines, il maudit le nom de sa femme. S’il lui était difficile de se libérer d’elle, il lui était impossible de reprendre sa propre vie en main” (p.17)

Minga cherche à comprendre. Elle veut surtout retrouver sa mère. Adulte, en cherchant, elle apprend que sa mère, pour échapper à la traque de son père, s’est exilée dans un camp de réfugiés à BidiBidi, en Ouganda, où elle aide des femmes victimes de violences atroces.


BidiBidi

La quête de Minga l’a conduit dans ce pays d'Afrique de l'est. Elle espère y trouver sa mère. Elle est reçu par Moïse, le chef administratif du village 10 où de nombreuses victimes du conflit du Sud Soudan se cantonnent. Elle parle avec Jane ainsi qu'avec l’épouse de Moïse, elle découvre Rose par la narration de son histoire. Sans trop rentrer dans ce qui fait l’essence de ce roman à savoir les trajectoires de Rose, de Jane, celle de Victoire, l’épouse de Moïse. L'écrivaine gabonaise trempe la plume dans son encrier pour mieux déconstruire nos certitudes sur un monde où les rapports se rééquilibreraient entre hommes et femmes. Ce que j’aime c’est la maturité du propos de Charline Effah, la sensibilité avec laquelle elle croque ces trajectoires douloureuses. Je n’utiliserai pas les termes récurrents de résilience et d'émancipation face à une violence des hommes qui se déploie sans aucune limite dans le couple mais de manière encore plus naturelle sur le terrain d'une guerre civile. Je ne développerai pas le discours troublant sur l’infanticide, acte ultime de désespoir, face à la répétition des viols en cadence perpétrés par des miliciens, usant de leur sexe comme armes de guerre dans ces conflits, abusant du patriarcat. Ce n’est pas dit comme cela dans ce texte, mais il se passe la même chose depuis 25 ans en  RDC. Je pense au terrible roman Tu le diras à ma mère du Congolais Joseph Mwantuali racontant la trajectoire de Coco Ramazani, esclave sexuelle dans la direction du mouvement RCD Goma. Jane, Rose et Joséphine fuient la brutalité des hommes. Un mari. Des soldats. Mais même dans le camp de réfugiés, les prédateurs sont présents. Nous n’avons pas le regard de Joséphine. Minga n’a droit qu’aux témoignages de ces femmes que sa mère a côtoyées, assistées et tentées de sauver. Elle a le regard de Moïse fatigué par les vies amputées qu’il reçoit à tour de bras. Le camp n’est pas sûr.

“Le malheur  des femmes est un non événement. Tu vois leurs souffrances et, dans leurs souffrances, une affirmation du pouvoir du bourreau” (p.73)

Ces portraits de femmes sont réussis de mon point de vue. Chacune à sa démarche, chacune réagit à sa manière à toute cette cacophonie. Chacune observe. Chacune essaie de survivre à des événements horribles. Survivre aux enfants tués ou disparus. La narration du parcours de ces femmes est belle, touchante, juste. Et, dans le rythme de l’écriture, il est difficile de ne pas penser au fameux film Thelma et Louise, une magnifique ode à la liberté et au refus de vivre couché. C’est aussi dans les dialogues entre elles que se révèlent les différentes stratégies de survie. Écoutons Jane par exemple sur le thème de la dissociation : 

“ - Justement, dit Jane, il n’y a plus rien à protéger, Nos corps ne nous appartiennent plus depuis longtemps. Alors, quand je le donne aux hommes, je me détache de ce corps qui ne m’appartient plus, je le livre, l’abandonne à Osama Deng et, moi et mon âme, nous allons faire un tour ailleurs” (p.146).  

Jane est un personnage touchant, complexe. J’ai envie d’en parler. Mais là encore que je pense à Thelma et Louise. Là encore je pense Djaïli Amal Amadou (Munyal, les larmes de patience, éd. Proximité) où des femmes sont enfermées dans les grandes concessions peuls de Maroua. Je pense à Ta-Nehisi Coates qui dit à son fils de protéger son corps noir de la violence d'un racisme systémique aux Etats Unis. Le point de vue de Jane est une tentative de défense. Celui de Rose est différent.


Mon point de vue est qu’il y a deux manières de lire ce roman. En tant qu’homme, il y a un malaise. Disons qu’il est difficile de se dissocier de ces mécanismes de violences conjugales, collectives sur le corps des femmes sans proposer d'alternatives. Ou les relever dans le roman : l'instruction, l'indépendance économique... Cependant, à une nuance près, il y a un forme de tous pourris qui mérite d’être discuté ou pas. Ce livre peut-être lu avec l’abord d’une femme, avec quelque chose d’un moment safe qui dit des logiques de domination qui se perpétuent. En fonction du positionnement du lecteur, la lecture sera engageante ou pas. J’ai beaucoup appris de ce conflit au Sud Soudan qui a fait énormément de victimes. J’ai été touché par l’amitié de ces deux femmes si différentes. Et au final, la quête de Minga a été utile ne serait-ce que pour mettre ces histoires sur papier, à défaut de retrouver une mère perdue.



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