
C’est ici qu’il faut écrire, ici, sur ce tableau, il faut laisser la craie creuser son sillon, pousser de toutes ses forces, fermer les yeux, compter jusqu’à dix, se concentrer, il faut se dire qu’on a toujours raté toutes les cibles qui se sont présentées, pire, on a fait exprès de les rater, la fascination de l’échec a été plus forte que tout, aujourd’hui, il ne reste que le néant, la lumière des néons, froide et clinique, la vie est devenue un long hiver inassouvi, un hiver qui n’en finit pas, mais ne dit-on pas que c’est dans les meilleures marmites que l’on fait les plats les plus abjects, parfois se contredire est un atout, je me demande de plus en plus comment faire pour échapper à l’emprise de l’algorithme, je me demande de plus en plus comment faire pour préserver mon libre-arbitre, ma soif de quête et de déambulation sans but, il y a ces codes binaires qui petit à petit s’immiscent dans notre vie, s’emparent de notre univers, de notre imaginaire, ils savent tout plus que nous et plus vite que nous. L’humain est humilié. L’humain est rabaissé. L’humain est villipendé. Par des machines qui n’en finissent pas de devenir plus castratrices. Bientôt, elles rentreront dans ma tête, feront une analyse complète de mon disque dur, de ma mémoire et de mes processus psychologiques, elles en extrairont un bilan et un programme pour mieux me commander.
On les reconnaîtra dans la rue, on les pointera du doigt, ils seront mis au ban de la communauté, des parias que tout le monde voudra éviter, ceux qui ne prosterneront pas devant la bête.(Et moi, j'en ferai partie.)
La guerre des âges est enclenchée, les vieux à la fourrière, les jeunes au pouvoir, ne plus regarder en arrière est un gage de modernité. Le monde veut juste courir éperdument, frénétiquement, sans se donner le loisir de réfléchir.
Et moi, je voudrais toujours me figurer un café, une fille et un garçon à une table, se fixant fixement dans les yeux, riant d’amour et d’eau fraîche, mais aussi de littérature et de cinéma, tout cela bien sûr dans un noir et blanc brut et granuleux, pointilleux. Jusqu’au bout des lèvres.Jusqu’au bout du monde, ce sera un désert comme l’humanité n’en a jamais connu auparavant. Jusqu’au bout du monde, je marcherai, j’explorerai, je tâtonnerai. Jusqu’au bout du monde, le désespoir se fera battre sur la dernière brassée. Attention, le passage pour piétons est parmi les dispositifs les plus inquiétants du monde civilisé. Il distille une angoisse, une anxiété, un point d’arrêt éventuel, un risque permanent, doublé d’une alerte réglementaire, d’une menace d’emprisonnement ferme. C’est l’enfer sur terre, le passage pour piétons. Je ne dis pas qu’avant, c’était mieux, mais il y avait quand même de la pêche, les rituels, les rites, les étiquettes, les normes, tout ça nous habillait, nous obligeait, nous calfeutrait.
Quand la boussole n’indique plus le nord, elle te laisse le choix d’aller où tu veux, avec le risque assumé de te perdre.
La liberté consiste à avoir le droit de se perdre. De plus en plus, la société impose ce droit à ses sujets, elle exige qu'ils soient libres à tout prix, contre vents et marées. Libres de leur corps et de leur esprit.Les membres du club n’ont plus à respecter les règles du club parce que le club a effacé son code de déontologie. Chacun fait ce qu’il veut, tout en restant dans le club, être seul, tout en étant dans le groupe. Demandez au groupe de vous applaudir, parce que vous êtes différent et parce que vous crachez sur les règles et les tombes.
Les voitures qui sont devant moi et derrière moi sont remplies d'automobilistes qui ont passé leur permis de conduire en étudiant le code de la route, et ce matin chacun fait ce qu’il a à faire dans le respect de l'intégrité technique de son véhicule, dans le respect des signalisations sur les chemins, et dans le respect des collègues conducteurs. Je suis interpellé par le côté radical des opinions élitaires. Celles-ci rejoignent très souvent les opinions militaires. Il s’agit d’imposer par la force la justesse d’une pensée, une pensée qu’une minorité considère comme correcte, bénéfique et pertinente. Une pensée qui probablement n’engendrera pas le bien-être du plus grand nombre, mais qui conditionnera les foules à accepter leur condition subalterne. À chaque moment, chaque jour, depuis des années, sans relâche, la pâte est travaillée afin qu’elle s’ajuste dans le moule.
Ça fait des années déjà que l’idéologie binaire a écrasé ce qu’on appelait dans le temps le bon sens. Ça fait des années qu’elle nous amène à consommer des excréments sans rechigner, et, en plus, en nous faisant dire et croire que c’est bon.
Vous l’avez compris, je n’y vais pas avec le dos de la cuillère, je prends la fourchette et de ses dents acérées, je crève l’abcès. C’est fantastique de voir à quel point les gouttes de pluie peuvent transformer la perception d’un lieu. De la même façon que les rayons du soleil peuvent caresser le paysage dans le sens du poil, les gouttes de pluie l’arrosent gentiment et le lavent de toutes ses peines et chagrins. Jean qui rit, Jean qui pleure, la vie est une éternelle oscillation entre le noir et le blanc, le rouge et le noir, le gris et le bleu. Le temps ne s’arrête jamais. Il ne faut pas s’en plaindre, car aussi longtemps qu’on peut s’en rendre compte, du temps qui passe, on est vivant.
Je peux m’imaginer l’arrêt du temps, mais je ne peux pas m’imaginer moi parti dans les limbes du sommeil perpétuel. Dans ma tête, il y a un monde qui m’encercle, qui me rassure qui me semble infini, je porte un regard sur les choses qui n'appartient qu’à moi. Avec le temps, il faut s’accommoder de l’irrésistible avancée vers la chute, la perte, l’affaiblissement, la nostalgie.
La nostalgie est ce qu’il y a de pire et pourtant elle est inévitable. Le regard porté sur les autres, je ne peux m’empêcher de le teindre de nostalgie. Par le fait de survivre encore, de s’évertuer à respirer, de se dire « I love H2O ».
Prendre conscience qu’il faut absolument se débarrasser de tous les objets qu’on a amassés, de tous les objets qui nous parlent des moments vécus et des gens qu’on a connus.
Petit à petit, on s’évanouit, petit à petit, la lumière s’éteint dans la nuit, le noir devient de plus en plus profond. J’essaye de fermer les yeux pour mieux voir le chemin. J’essaye de fermer les yeux pour mieux entendre mon souffle. Je me mets à estimer dans ma tête, à faire le calcul, le nombre de films vus dans ma vie, ces projections qui m’ont transpercé le cœur, tous ces films qui m’ont rempli de joie ou de mélancolie, je me dis qu’ils étaient aussi bons qu’un morceau de pastèque en été, que l’on savoure en un instant, puis il ne reste que le souvenir, les couleurs, les teintes, le moment, la madeleine de Proust. Le ciel est gris, le ciel m’aigrit, un peu.
Le ronronnement du moteur me dit que tout va bien. Pas de nouvelles, bonnes nouvelles, je cours dans la prairie, les pieds légers, les pieds dansants, puis soudain me voici dans la salle d’attente, j’attends mon tour et je n’ai aucune façon de me distraire. La salle est vide, muette et truffée de micros. Il n’y a que moi. Les murs sont blancs, aucun tableau, aucune photo, sur la petite table au centre, aucun magazine, aucun livre, aucun prospectus, je me sens encerclé, impossible de bouger. Je suis devenu la proie de l’horloge. Je n’ai même pas de montre à mon poignet.
J’essaye de convoquer des images dans ma tête, j’essaye d’imaginer des paysages caribéens par exemple ou alors un bord de mer méditerranéen. Je me revois me promenant dans la forêt automnale. Dans chacune de ses séquences, il y a moi et les éléments naturels, je m’y retrouve.
C’était bon à prendre ce matin, je me suis dit c’est une journée qui ressemble à toutes les autres et ça doit me rassurer. J’aime perdre mon temps dans les files d’attente, j’ai l’impression qu’au lieu de le perdre, je le récupère. Ô temps, ne suspens pas ton vol. Alors tous les va-t’en guerre, heureux ? Mission accomplie ? Combien de litres de sang versés, combien de tonnes de gravats, combien de membres déchiquetés, combien de larmes ont coulé - mais votre chiffre d’affaires est excellent, il bat des records. Les armements ne se sont jamais aussi bien portés, mais Monsieur le président ne comptez pas sur moi, je n’irai pas la faire, moi, votre guerre, ce n'est pas mon affaire,la guerre est toujours moche,
elle n’est jamais juste la guerre
c’est l’abomination ultime, l’injustice, le temps des assassins, les tueurs célébrés comme des héros, la nation qui se fait trouer, violer, exploser la peau, la grande sottise. Mais c’est cette grande sottise qui est en train de mener la danse, tandis que les esprits palabrent dans la salle de réunion, les obus tombent pleuvent sur les villes terrifiées, le terrorisme devient objectif militaire, tout à fait exemplaire, célébré dans les journaux, jamais condamné par qui que ce soit.
Je déteste la guerre, quelle que soit sa couleur, quelle que soit sa patrie.
Mais bientôt, tout cela n’aura plus aucune importance. Cela va aller très vite. Je n’aime pas ce qui se profile à l’horizon. Je suis heureux en même temps malheureux, cela passera comme un clignement des yeux. Mais je m’égare. Revenons à mes moutons, que voudriez-vous que je vous dise, dites-le-moi et je vous le dirai, je ne sais rien, mais je dirais tout, les foules sont promptes à épier les souris, à décréter leur propre jugement. Très vite, l’incendie se propage et les êtres sont consumés, alors ceux qui comme moi ne veulent pas se joindre à la meute seront eux-mêmes cloués au pilori. Cloués, Chloé. Je vous rappelle que Boris est mort à même pas 40 ans, son point de vue sur la jeunesse est irremplaçable, il est resté jeune jusqu’à son ultime soupir.
Je suppose qu’il devait prendre le taxi de temps en temps. Un taxi est un dispositif des plus inspirants. Un taxi est toujours poétique. Rien que le mot taxi vous emmène déjà en voyage, c'est comme le mot café, comme le mot bar, comme le mot cocotier, ou encore comme le mot cinéma cinéma, tout le monde est fou de toi.
