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Passeport d’Alexis Michalik ou comment refaire (le) monde

Publié le 11 février 2024 par Africultures @africultures

Lorsque la fiction s’empare de sujets graves et clivants, comme celui des migrations contemporaines avec leur cortège de malheur, de mort et d’exclusion, il est des écueils dans lesquels il lui est parfois difficile de ne pas tomber. Celui de la légitimité à parler à la place des personnes concernées, d’abord, et celui d’un regard qui, tout en cherchant paradoxalement à mobiliser les consciences, met parfois à distance, rejette dans l’altérité radicale, autorisant le déni, voire le rejet. Passeport fait le choix d’un regard respectueux des personnes et des faits et contourne avec brio ces écueils.

Au lever de rideau, à l’avant-scène, 6 personnages nous font face : Lucas, né aux Comores mais adopté par des parents calaisiens ; Jeanne, née à Toulouse de parents maliens ; Haroun, Indien ; Ali, Syrien de père kurde ; Yasmine, née à Landernau de parents algérien et marocain et Issa… qui a oublié qui il est après une agression. Cette entrée en matière, opérée par un narrateur, nous plonge d’emblée dans la complexité des situations. Les individus ne sont pas assignables à des identités, ils échappent en permanence à ces assignations, car elles sont le fruit de tissages complexes de relations humaines et de rencontres. Cette manière d’envisager la question migratoire, de la décontextualiser de son extrême contemporain avec la mass-médiatisation audiovisuelle que l’on connaît depuis 2015, de l’incarner aussi par des parcours de réussite, d’espoir ou sous l’angle du déclassement social évite tout cliché misérabiliste et également son envers, toute contre-représentation héroïque. Ceux qui ne sont appelés « migrants » que par ceux qui pensent ne pas partager leur sort ne sont jamais considérés avec misérabilisme comme des subalternes « à sauver » ou encore comme des héros d’exception, à admirer : un piédestal reste un déséquilibre. Au contraire, tout ici, dans les choix de mise en scène, dit l’interchangeabilité des rôles : tous peuvent jouer tout le monde, ou encore tout un chacun : un bénévole, un médecin, un policier, un exilé… Ici, la virtuosité dramaturgique habituelle des pièces de Michalik ‒ dans lesquelles, en un clin d’œil (une tenture, un accessoire, une ambiance sonore) on change d’espace et de temps, en une phrase, on change d’interlocuteur et de statut, de manière dynamique et extrêmement rythmée ‒ prend un sens beaucoup plus profond. En s’attaquant aux projections possibles des spectateurs, en les faisant sans cesse se mouvoir et évoluer, la mise en scène parvient à décentrer les regards et à mettre à distance les préjugés, mais pas les personnages. Cela va même jusqu’à la manière dont les rebondissements romanesques sont orchestrés : ils jouent sur nos fausses croyances, décalent nos perceptions des situations et des relations.

Crédit Photo : Alejandro Guerrero

Combien de familles françaises se reconnaîtront dans le dialogue entre Jeanne, journaliste, et Michel, le père de famille militaire qui s’affrontent, à table, autour de la sempiternelle question de l’accueil de « toute la misère du monde » ? L’ignorer serait terrible. Ne pas le savoir, peut-être pire encore. Si ces moments paraissent plus didactiques que d’autres, ils ont le mérite d’exister, de poser les choses à plat, de donner des informations (statistiques et étymologiques, concernant notamment ladite « jungle » de Calais, motivées par le statut de journaliste de Jeanne), de combattre des préjugés tout en évitant de condamner les personnages : Michel n’est pas que réac, il est aussi pétri de sentiments, comme tous les personnages de la pièce, et c’est aussi cela qui la rend belle et accessible au plus grand nombre. Il est question d’amour, d’amitié, d’espoir, de résilience, de grands sentiments, certes, mais toujours au service du sens : celui qui nous permet de renouer avec notre humanité, avec la part d’étrangeté qui est en nous-même, puisque le vrai propos de la pièce est celui-ci. Et si les histoires d’amour et de famille sont un bon levier pour jouer sur la proximité affective avec les personnages et exercer notre empathie, tout n’est pas idyllique.

Il est aussi question de conflits dans cette pièce. De conflits gravissimes, entre policiers et exilés, entre exilés eux-mêmes, qui ne sont pas ignorés. Et justement, tout part de cette agression, de cette amnésie, moteur de l’intrigue. Sans révéler cette dernière, nous pouvons simplement dire combien elle est symbolique. Mais le conflit ici est vecteur d’émancipation, et Étienne Tassin ne dit pas autre chose quand il affirme qu’émanciper c’est « faire accéder à un espace d’apparition ceux qui en sont tenus à l’écart, composer un monde commun avec les exclus, c’est-à-dire laisser se déployer l’agir-ensemble de citoyens qu’on dit séditieux[1] ». Or le conflit est inhérent à la « situation de frontière », comme l’écrit Michel Agier, et il est vecteur de dynamisme sociétal et de transformation. Ces situations de frontière sont des situations « où l’on découvre des gens que l’on ne connaît pas, dont on ne connaît éventuellement pas la langue, pas la manière de s’habiller, de parler, de penser, et inversement pour eux. Donc il faut trouver quelque chose qui fait qu’un dialogue est possible, qu’une forme d’échange est possible[2] ». C’est exactement ce qui se passe dans la pièce lorsque Haroun, Ali et Issa sont obligés de composer ensemble, de se (faire) comprendre, y compris de personnes qui ne sont pas en exil. Pour aller dans le sens de Michel Agier ‒ et ce qu’illustre très bien la pièce ‒ ces situations de frontières mettent en œuvre un «cosmopolitisme ordinaire », et permettent au fond une réelle confrontation à la différence, une réelle possibilité de (re)faire monde par opposition à l’image très élitiste que l’on a généralement du cosmopolite, qui est la personne riche, qui se trouve bien dans n’importe quel endroit dans le monde, qui est toujours bienvenue, qui est indifférente aux conflits, aux identités, etc. Cette image que l’on a n’est pas vraiment cosmopolite puisque les gens ne changent pas de monde quand ils vont d’un lieu à un autre. Ils vont dans les mêmes hôtels, ils parlent le plus souvent anglais ‒ éventuellement français ou deux trois langues internationales, ils sont dans les mêmes buildings d’affaires où ils vont avoir les mêmes réunions, avec le même café, les mêmes petites choses à manger que tout le monde va accepter sur n’importe quel coin de la planète, parfois avec une petite touche d’exotisme très esthétisée pour ne pas avoir à se confronter réellement à la différence. Le cosmopolite, lui, se confronte aux frontières, à la difficulté que représente le passage de chacune, se trouve face à des langues qu’il ne comprend pas, essaie de se faire comprendre en faisant des gestes, apprend très vite des bouts de langues, se fait mettre en prison, se fait taper et insulter par des flics et découvre la force de l’État nation… Alors que ceux qui planent au-dessus du globe peuvent dire l’État-nation on s’en fout, parce qu’ils ne sont pas confrontés à ça [3].

La force de l’Etat-nation, son omnipotence, c’est le terme de « Passeport », dès le titre, et symboliquement le passeport comme levier principal de l’intrigue et de ses rebondissements, qui l’incarnent. 

Mais cette mise en œuvre d’un cosmopolitisme ordinaire venant élargir la conception de l’Etat-nation on la retrouve aussi dans la pièce traitée avec beaucoup d’humour, par l’usage des langues, notamment, le franglais, les traductions d’Haroun, pour permettre à Issa et Ali d’échanger etc. Cet humour verbal passe aussi par les caractères : Jeanne est une jeune femme très drôle et ses répliques n’hésitent pas à déminer les idées préconçues, Haroun est un personnage bonhomme et très avenant, Issa est tendrement lunaire au départ. Et c’est cet humour teinté de tendresse qui, au fond, est une des plus belles réussites de cette pièce.

Nous le disions, lorsque la fiction s’empare de sujets graves et clivants, elle court plusieurs écueils. Mais en optant pour l’absence de surplomb, l’authenticité (on imagine à la fin de la pièce que les photographies projetées sont celles de la famille des comédiens eux-mêmes), la proximité par la tendresse et l’humour, le public s’approprie cette histoire. La question de la migration est la sienne. L’interchangeabilité des conditions au cœur de la mise en scène met en abyme ce décentrement du spectateur. Lui aussi part à la découverte de la différence et de l’altérité en lui, avec, et grâce aux autres. Réussir une telle gageure – une pièce accessible, touchante, drôle tout en restant profonde sur un tel sujet – manquait, l’équipe du spectacle l’a fait.

Virginie Brinker

[1] TASSIN, Étienne (2003) : Un monde commun. Pour une cosmo-politique des conflits. Paris, Seuil, p. 144.

[2] AGIER, Michel (2019) : « Le cosmopolitisme des migrants : déplacements, frontières, territoires ». L’Autre, 20, 228-239. URL : https://doi.org/10.3917/lautr.060.0228, p. 233.

[3] Ibid., p. 234.

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