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Black Tea, d’Abderrahmane Sissako

Publié le 22 février 2024 par Africultures @africultures

En compétition à la Berlinale et en sortie le 28 février 2023 dans les salles françaises, le nouveau film très attendu du cinéaste césarisé, dix ans après Timbuktu, ne déçoit pas. Il est d’une impressionnante beauté et d’une remarquable finesse de propos.

Dès la première image, à la fois la gravité et l’humour de Sissako : un couple attend que soit célébré leur mariage et chacun a un mini-ventilateur portatif pour conjurer la chaleur ! Car ce film est question de regard : il y avait déjà des ventilateurs dans Bamako, ce film superbement lunaire où les femmes sont, tout comme ici, les principaux moteurs, où chaque image a, comme ici, sa beauté propre et ses strates de significations. Ces petits ventilateurs soulignent que lorsque la conscience est convoquée, un bol d’air est possible si l’on veut bien voir les choses en face. Et c’est ce que fait Aya, qui forge son regard au fur et à mesure de ses rencontres.

Aya est une Ivoirienne d’une trentaine d’années. Elle est émigrée en Chine, à Guangzhou (Canton), la ville du commerce international, et parle couramment le chinois. Elle y travaille dans le magasin d’exportation de thé de Cai, un Chinois de 45 ans.

Malgré son importance en Afrique dès après la colonie, où elle a construit des hôpitaux, des ponts, des palais de la Culture, etc., la Chine ne fut que peu présente dans les cinémas d’Afrique. Au Fespaco 2023, un magnifique ovni cinématographique, Our Lady of the Chinese Shop de l’Angolais Ery Claver, métaphore des questions de pouvoir à Luanda, est entièrement commenté en chinois. Déjà, en 1998, Joseph Kumbela avait tourné à Pékin L’Etranger venu d’Afrique, un truculent court métrage sur une relation entre une Chinoise et un étudiant africain. Et, sur les traces de Afrique, l’ambition chinoise sur le cas de la Zambie en 2010, nombre de documentaires récents ont exploré les échanges commerciaux entre la Chine et le continent (Na China de Marie Voignier) ou l’installation d’entrepreneurs chinois en Afrique (Days of colonialism de Teboho Edkins, Buddha in Africa de Nicole Schafer, Nourritures amères (Eat bitter) de Pascale Apora-Gnekindy). Mais aucun Africain n’avait jusqu’ici osé tourner une fiction long métrage en Chine. Sans doute parce que les clichés fortement ancrés et la mauvaise image de la Chine dans notre forteresse occidentale rendent l’exercice périlleux. Qu’Abderrahmane Sissako, dont la dernière fiction, Timbuktu, date de 2014, se lance dans l’aventure est à la fois impressionnant et captivant.

De fait, voir Aya (interprétée avec une belle puissance par Nina Mélo) parfaitement intégrée dans la société chinoise est inhabituel et frappant. C’est bien là le premier défi de Sissako : montrer que les Africains s’intègrent au monde quand la porte ne leur est pas fermée. De même que les marchands chinois parlent les langues locales sur les marchés africains, nombre d’Africains vivent en Chine et en ont adopté la langue.

Aya nous regarde, face caméra. Nous l’accompagnerons pratiquement tout le film, notamment dans la cave du magasin de thé où Cai (le Taïwanais Hang Chang, impressionnant de douce présence) l’initie à l’art de le sentir, le goûter et le servir. Goûter le thé implique aussi l’affect : au-delà d’une histoire d’amour qui ne sera qu’effleurée, c’est cette sensibilité que cherche à transmettre Black Tea (surnom amicalement donné à Aya par Wei, également employée de la boutique de thé), car la relation interculturelle demande cette subtilité : accueil, hospitalité, générosité.

La relation entre Aya et Cai est à l’image de cette position. Aya épouse la gestuelle enseignée par Cai autant qu’elle en intègre la puissance symbolique. Dans ce qu’il nous est donné d’en voir, leur rapport est sensuel avant d’être sexuel. Si dans sa mélancolie, le film ne tombe pas dans la guimauve, c’est que les relations ne sont ainsi qu’évoquées par ce type de détails que sait remarquablement manier Sissako, à partir d’objets ou de silences, d’intonations ou de regards, mais aussi de savoureuses anecdotes. Que le non-dit domine parce qu’on ne sait comment s’exprimer ou que des dialogues trouvent leur profondeur, cette élégance d’écriture, de mise en scène et de caméra s’impose, renforcée par de lents recadrages dans le plan fixe ou des images qui parfois ressemblent à des estampes. Lumières et couleurs magnifient les corps et les visages, toujours en dignité. La formulation volontairement apaisée de la langue chinoise laisse le temps non seulement de lire les sous-titres mais d’en apprécier la teneur, soutenant l’exercice de traduction culturelle que constitue en soi le film. Sa musicalité fait écho aux délicates mélodies sobrement agencées d’Armand Amar et la voix de Fatoumata Diawara (qui chante Feeling good en bambara), le tout conférant à l’ensemble un certain classicisme que tempèrent la complexité des relations, l’entrelacs des récits et l’importance égale allouée aux personnages secondaires, à commencer par les femmes qui entourent Aya et se confient à elle autant qu’elles l’écoutent, car accueillir est aussi recueillir ce qu’apporte l’Autre.

Il est effectivement frappant de voir combien ces personnages secondaires trouvent leur développement dans le récit. Tous attendent le bonheur, chacun a son histoire propre à raconter, qu’Aya écoute volontiers car elle y trouve écho et matière à progresser. Le film en devient choral, échappant radicalement au modèle de la romance à deux. Il n’est pas neutre de ne pas reléguer ces personnages au rôle de figurants : c’est un peuple qui entoure Aya, un peuple douloureux d’exilés qui portent leur histoire comme un défi à relever, à la recherche de la méthode à suivre qui ne peut être que personnelle mais qui passe par la connexion avec les autres. Leur avenir, notre avenir, est dans la relation.

Ce partage est une harmonie et ne supporte pas la plainte : « Si tu n’es pas heureuse, il faut rentrer au pays », lance Aya énervée à une amie au salon de coiffure africain. Cela ne veut pas dire de tout accepter benoîtement : le temps d’une respiration, des plans de la jeunesse embrigadée rappellent la réalité d’une société totalitaire. Et l’on entend dans une réunion de famille chinoise le grand-père parler des « serpents vicieux » africains, vite contrecarré par le jeune Li-Beng qui se dresse du haut de ses 20 ans contre ces exclusions et même contre le nouvel empire colonisateur des routes de la soie. Ou bien celui-ci montrer à son père des images des tensions au quartier de Guangzhou surnommé Little Africa, que certains racistes appellent Chocolate City (appellation reprise ironiquement par les personnages du film).

Mais Black Tea, s’il n’accorde que peu de temps à ces sous-textes explicites, en fait au fond le centre de son propos, parce qu’il met en exergue la force de la relation pour faire évoluer les comportements. Si bien que ce film largement onirique et nocturne est profondément politique. A travers le personnage d’Aya, auquel celui de Ying, ancienne femme de Cai et mère de Li-Beng, offre un remarquable écho, se dessine ce qui potentiellement peut faire évoluer les rapports tendus avec les étrangers dans un pays qui fut longtemps coupé du reste du monde : la prise de conscience de l’apport extérieur et la synergie du mélange et de la rencontre. Elle engage cette communauté en devenir qui rassemble celles et ceux qui, en amour comme dans le reste de leur vie, savent renoncer à la peur et la facilité pour relever le défi de l’autodétermination. Comme souvent dans ses films[1], Sissako insère des virgules d’une grande sensualité, ici entre Ying et Aya pour évoquer la constitution de cette communauté d’affects.

Que cela se passe en Chine est certes paradoxal, mais « Allez à la recherche de la connaissance, même en Chine s’il le faut », dit un Hadith du Prophète. Ce paradoxe montre que le chemin dépend des possibles de chaque environnement mais reste universel. On verra ainsi Ying redire en français une phrase confiée par une amie française sur l’espoir d’un avenir meilleur qui donne au film sa belle conclusion : « les douces perspectives ». Il fallait ce magnifique apprentissage presque deux heures durant pour que nous intégrions cette émouvante finesse et retrouvions nous aussi l’énergie de relever le défi de la douleur[2].

[1] Je pense particulièrement à la sensualité que suggère le coin de dune évocateur qui constitue la dernière image d’Heremakono, appel à la sensibilité, ou bien à l’inverse dans Timbuktu la salve de mitraillette pour couper des plantes pareillement évocatrices, également sur une dune.

[2] Expression de Georges Didi-Huberman dans son analyse du cinéma de Pasolini dans Peuples exposés, peuples figurants – L’œil de l’Histoire, 4, Ed. de Minuit, 2012, p. 229.

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