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Oskar Kokoschka, et la poupée d'Alma Mahler ou l'amour "fou"

Publié le 06 mars 2024 par Thierry Grizard @Artefields
Peinture

Oskar Kokoschka et Alma Mahler connurent une passion dévorante et vouée à l'échec. Le peintre expressionniste se libera de son obsession à travers une étrange poupée grandeur nature de son ancienne maitresse.

Oskar Kokoschka, poupée d'Alma Mahler l'amour

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Oskar Kokoschka, poupée d'Alma Mahler l'amour

Oskar Kokoschka et Alma Mahler, une passion dévorante

Oskar Kokoschka fait la connaissance d' Alma Mahler en 1912 à Vienne dans un climat de " joyeuse apocalypse ".

C'est ainsi que Hermann Broch décrit la Vienne de l'époque. Alma Mahler est alors veuve de Gustav Mahler décédé le 18 mai 1911 avec lequel elle a entretenu une relation faite de renoncements. Son époux lui écrivit " Tu n'as désormais qu'un métier : me rendre heureux ! ".

Oskar Kokoschka, poupée d'Alma Mahler l'amour
Alma Mahler

Elle renonce à ses velléités de compositrice talentueuse pour se consacrer entièrement à son mari. Gustav Mahler est certes un époux aimant mais affectivement distant, inhibé, accaparé par son œuvre. Elle s'ennuie et dépérit, s'adonne à la boisson.

Avant son mariage elle menait une vie frivole de jeune fille riche et mondaine. Elle eut notamment une relation platonique avec Gustav Klimt à qui elle doit son premier baiser lors d'un voyage à Gênes en 1899. Le compositeur Alexandre von Zemlinsky succédera à Klimt dans le cœur de la jeune fille. Il y eut d'autres aventures légères.


En 1910, Alma rencontre un jeune architecte très prometteur, Walter Gropius. Elle répond avec force à la passion de ce dernier et trompe Gustav Mahler qui l'apprend accidentellement par une missive adressée à son amante mais libellée au nom du mari trompé. Acte manqué ou délibéré ? Impossible de savoir.

Gustav Mahler tente de reconquérir sa femme mais la maladie l'emporte. Il meurt à Vienne d'une endocardite.

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Alma et Gustav Mahler


Quelques temps plus tard, le peintre Carl Moll incite la jeune veuve à se distraire, à renouer avec une vie mondaine. Il convie Oskar Kokoschka à une soirée chez le beau-père d'Alma Mahler.

C'est en avril 1912, 11 mois après la perte de son mari, dont elle porte encore le deuil, qu'Alma Mahler fait la connaissance d'Oskar Kokoschka dont elle est l'ainée de sept ans.

Oskar Kokoschka, poupée d'Alma Mahler l'amour
Oskar Kokoschka. Doppelbildnis Oskar Kokoschka und Alma Mahler. 1912.

Elle chante pour lui seul la mort d'Isolde. Prémices pour le moins prémonitoires, tant la relation sera un tumulte, où, Éros et Thanatos ne cessent de se confronter, tout du moins aux yeux de Kokoschka.

Les délicieuses évasions d'Alma et Oskar

L'idylle commence donc. Elle durera deux années. Une relation orageuse où Oskar Kokoschka se montrera possessif, extrêmement jaloux, dévasté par l'idée de perdre une femme indépendante, torturé par le narcissisme exacerbé de sa maîtresse ainsi que ses supposés mensonges et manipulations ou infidélités (en l'occurrence avérées ; Kokoschka n'était pas en reste !).

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Alma Mahler


Elle est elle-même excessive dans ses passions éphémères, frivole et pénétrée avec ravissement de son rôle d'égérie.


Ce sont " délicieuses évasions" romanesques qu'Alma Mahler vit en inspiratrice de grands créateurs à défaut de pouvoir, en tant que femme, à cette époque totalement dominée par les hommes, assouvir son talent de compositrice.


Durant ces trois années de passion déséquilibrée, Alma ne peut ni ne veut satisfaire les exigences démesurées du peintre. Elle ne sait ni le garder ni le perdre. La relation oscille entre moments fusionnels et fuites.

Épuisée par l'amour exacerbé d'Oskar Kokoschka, elle poursuit en parallèle sa relation avec Walter Gropius - rien moins que le fondateur du Bauhaus - un homme plus posé, plus "raisonneur".


Après deux années de tumultes elle décidera de tourner définitivement la page de cette relation dont elle dira dans ses mémoires qu'elle avait été la plus puissante, la plus sincère et entière.


Alma Mahler quitte Kokoschka la nuit de la Saint-Sylvestre 1914 après une dernière nuit d'amour alors que l'Europe s'embrase et que son amant s'apprête à partir pour la guerre.

Elle nota dans son journal intime (réécrit et largement auto-censuré) : " Oskar Kokoschka est devenu pour moi une ombre étrangère. Il ne m'intéresse plus en rien. Et pourtant, je l'ai aimé ! ".


Le 18 août 1915 Alma Mahler épouse Walter Gropius qu'elle n'avait jamais cessé de fréquenter. Elle en divorcera en 1920 pour vivre avec le romancier Franz Werfel qu'elle épousera en 1929.

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Oskar Kokoschka

Alma Mahler sublimée

Cette période de passion débridée fut aussi pour Oskar Kokoschka extrêmement féconde.

Il produisit une quantité phénoménale de dessins, aquarelles, des éventails peints ornés de portraits d'Alma, des lithographies en particulier la série Christophe Colomb Enchaîné où l'on peut voir le récit contant la rencontre de deux amants. Kokoschka aurait tiré son inspiration d'un film sur le navigateur génois vu avec son amante.

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Oskar Kokoschka. Die WindsbrautThe Wind's Bride (The Tempest) La Fiancée du vent. 1913.

Parmi les pièces que sa passion pour Alma suggéra se trouve bien entendu le plus fameux des tableaux de l'artiste : La " Fiancée du vent ", réalisé après un séjour à Naples dont la veuve de Gustav Mahler dira qu'il avait été une période d'apaisement, de liberté et de bonheur ample.

La " Fiancée du Vent " représente l'union d'un couple - des fiancés - cernés par des flots déchainés, l'homme éveillé, saisi par l'angoisse, enlace la femme chérie paisiblement endormie, la tête posée sur son épaule gauche. Le tumulte de leur passion menace leur union. Elle menace les "fiancés".


On compte par ailleurs six portraits d'Alma Mahler. Mais aussi des poèmes accompagnés d'illustrations, ainsi que des pièces et des centaines de lettres.

Dans le drame Orpheus et Eurydice qu'Oskar Kokoschka rendu publique en 1918 (projet en gestation depuis 1915) il met en scène un héros victime d'une maîtresse infidèle.

En 1922 il représente encore indirectement Alma Mahler sous la forme de la fameuse Poupée.

Elle apparait contorsionnée, grotesque, abandonnée. Elle n'est plus guère qu'un fétiche pitoyable. A cette date, de toute évidence, le désespoir à fait place à la dérision et probablement encore de la rancœur. "Seul Dieu pourrait pardonner", c'est à dire effacer, oublier définitivement.

C'est d'ailleurs durant cette année que Kokoschka détruisit la poupée en la décapitant lors d'une soirée fantasque.


" Je voulus mettre fin à l'existence de ma compagne sur laquelle couraient tant d'histoires étranges à Dresde lors d'une grande fête... La police sonna à la porte très tôt le lendemain matin ... on leur avait dit qu'il y avait un cadavre dans le jardin... nous descendîmes, toujours en robe de chambre, dans le jardin où était étendue la poupée, comme inondée de sang, la tête arrachée... Le service de nettoyage enleva dans le matin gris le rêve du retour d'Eurydice. La poupée était une effigie qu'aucun Pygmalion n'avait éveillée à la vie. Je pouvais vraiment tout me permettre à Dresde à cette époque ? " - Kokoschka, Oskar (1971). Mein Leben, trad. frs. Ma vie, 1986, PUF, Paris.


A partir de 1916 Kokoschka connait une ascension rapide, ses pièces expressionnistes ou plus ou moins dadaïstes connaissent le succès, ses peintures rentrent dans les musées, sa côte monte en galerie.

L'objet transitionnel a rempli son office et devient un agent visuel porteur d'ambitions démiurgiques où Éros et Thanatos se conjuguent jusqu'à ce que l'épuisement du chagrin, de la colère, l'humiliation et que la passion s'étiole.

Alma et Oskar continuèrent néanmoins à échanger durant plusieurs décennies.

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Alma Mahler

Oskar Kokoschka et la comédie de la Poupée

On a fréquemment interprété la création de la poupée comme un moyen pour l'artiste de surmonter la déchirure de la perte de son " grand amour ". C'est oublier la complexité, la radicalité et les excès d'Oskar Kokoschka ainsi qu'un certain nombre d'événements qui accompagnent cette période très agitée de la vie du peintre.

Oskar Kokoschka, poupée d'Alma Mahler l'amour
La Poupée et Hermine Moos


En effet, l'éloignement définitif d'Alma Mahler coïncide avec le chaos de la première guerre mondiale. Kokoschka s'est engagé dans le régiment des dragons sur les conseils d'Adolf Loos ami indéfectible et mentor.

En 1915, Il est blessé sur le front russe d'un coup de baïonnette au poumon et d'une balle dans la nuque. Il survit miraculeusement. En 1916 alors qu'il officie comme peintre de guerre il est à nouveau blessé lors de l'explosion d'un pont. Il se retire à Dresde.


Kokoschka est affaibli, aux prises avec une dépression profonde mais plus créatif que jamais. Dans cette ville où résident de nombreux artistes de l'avant-garde nait l'idée de la Poupée en guise de substitut d'Alma Mahler.


Après avoir approché Lotte Pritzel il finit par trouver une artiste, Hermine Moos, qui accepte de réaliser la Poupée. Depuis Dresde, alors qu'il est entrainé dans une vie de bohème, l'artiste échange frénétiquement avec la marionnettiste de l'été 1918 au printemps 1919.

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Hermine Moos


La poupée grandeur nature, parée de dents et cheveux réels, de seins décrits avec force détails par le peintre, d'une bouche pulpeuse, d'un squelette articulé et d'orifices fonctionnels, est livrée le 6 avril 1919.

La déception de l'artiste sera immense. Il n'en exhibera pas moins la poupée d'Alma Mahler chez lui lorsqu'il reçoit, au théâtre ou en calèche. Sa femme de chambre a pour obligation de l'habiller chaque jour, de la peigner comme une dame, de la parer de bijoux et colifichets.


Oskar Kokoschka est déjà à cette époque un artiste reconnu aussi bien pour ses pièces de théâtre sous forme de performances dadaïstes ou expressionnistes qu'en tant que peintre.

Dans sa démarche se cumule le chaos de la guerre, l'effervescence artistique, le dépit amoureux, une vie débridée de bohème artistique et une certaine auto-dérision.


Dans son autobiographie, lorsqu'il évoque la période de la Poupée, il parle bien du rôle fétichiste et cathartique de celle-ci. Il s'agit dit-il de ne pas être une nouvelle fois victime de la boite de Pandore qu'est pour lui Alma Mahler.

Il ira, lucide, jusqu'à parler de la " grande comédie de la poupée ". Poupée qu'il pare de lingeries parisiennes, avec laquelle il se représente dans plusieurs toiles, qu'il figure dans des attitudes pathétiquement contorsionnées ou désignant du doigt son sexe.


Auto-dérision aussi bien que punition fantasmée de Pandora-Alma.


Alma en Pandore est à la fois le rappel douloureux de la perte mais aussi une forme de projet artistique typiquement Dada. L'effigie est aussi bien un pantin livré à la vindicte affective expiatoire que le produit d'une créativité débordante qui utilise l'objet de transfert comme un aiguillon créatif et cathartique. Tout est bien entendu intimement mêlé où névrose, autofiction, sublimation et performance ne font qu'un tourbillon méandrique.


Alma Mahler, Sphinx, dont Kokoschka ne sut pas résoudre l'énigme et en fut donc dévoré.

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Alma Mahler

C'est ainsi que le peintre l'a décrit : " Tu deviens un sphinx qui ne peut ni vivre ni mourir, mais tue l'homme qui l'aime. " - Oskar Kokoschka : Ma vie. Perspectives critiques.


Alma Mahler, Pandora, première femme humaine, d'argile et d'eau, elle reçut des dieux de l'Olympe la beauté, la maîtrise de la musique, Hermès lui enseigna l'art de persuader et de mentir, Héra lui conféra la jalousie. Encore une autre description qu'Oskar donne de sa maîtresse. La Fiancée du Vent en est pour ainsi dire une mise en abime de sa passion aux puissants et délétères penchants narcissiques.


Alma Mahler en Eurydice infidèle ! Encore un inversement paradoxal de l'amant éconduit. Alma Mahler, la "poupée" d'un Pygmalion qui échoue lamentablement à rendre corps à son idéal, dans le réel comme le fantasme. C'est à dire une Alma qui aurait dû être asservie, réifiée, contrôlable, irréelle.

D'idéal fantasmé la Poupée deviendra un fétiche malmené, tourné en dérision, outil performatif d'extravagances aboutissant à la décapitation de la " mante religieuse ".

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Alma Mahler

Le moins que l'on puisse dire est qu'Oskar Kokoschka était aux prises avec des conflits sans fin où attirance compulsive et rejet s'imbriquent perpétuellement. D'autant que la contradiction intime est alimentée par l'idéalisation d'une femme aussi libre que l'on pouvait l'être au début du XX° siècle.

Une femme décidée à ne plus se soumettre à un autre Gustav Mahler. Alma est avide de vie, de plaisirs, d'honneurs, de reconnaissance, sûre de son fait, mondaine et frivole. Elle se mire en inspiratrice de quatre des plus grands créateurs de son temps.


Elle peut être à l'occasion manipulatrice. Avait-elle d'autres choix pour échapper au patriarcat et mener une vie de plaisirs et d'égérie en guise de substitut à sa carrière contrariée de compositrice ?


" Oui, Fraulein, continuez à composer, composez des opéras, des chansons, à votre guise. Montrer aux hommes que nous aussi pouvons faire quelque chose. "
" Oui, les femmes le feront ! Je suis convaincu qu'une bonne partie de l'avenir leur appartient. "
" Oh ! Sois juste un homme ! "
- Alma Mahler, Tagebuch-Suiten, 1898 - 1902.


Il est certain que dans les premiers temps la commande de la Poupée correspond bien à un moyen de combler la perte. Une démarche vouée à l'échec en considération des moyens techniques de l'époque. Kokoschka se remit tout de même assez rapidement du ressassement de la perte de l'objet aimé. La comédie de la Poupée débutera alors pour s'achever de manière grotesque, carnavalesque lors d'un soir de fête entre artistes avinés.

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Alma mahler
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Oskar Kokoschka Fondation Oskar Kokoschka

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