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Nadia Yala Kisukidi : La dissociation

Par Gangoueus @lareus
Nadia Yala Kisukidi dissociation

La dissociation : Déconnexion et absence de continuité entre les pensées, les souvenirs, l’environnement, les actions et l’identité.


J’extrais de Google une définition rapidement glanée à l’heure du digital. Il faut parfois fournir quelques clés de nos démarches d’écrivain en ligne même si, il existe des outils susceptibles de me donner une définition plus précise. Les dictionnaires papiers ne sont actuellement plus d’aucune utilité jusqu’au jour d’une indisponibilité des centres de traitement des données d’une des grandes plateformes. Pour revenir à la notion de dissociation, elle nous dit forcément quelque chose que l’on peine à définir. Je gamberge donc et peut être qu’il est plus simple de laisser la narratrice définir le sujet : 

Au cœur des battues et des bagarres, je fis ainsi une expérience, celle de la dissociation. Je n’étais pas une mais deux. Il y avait ce corps, qui ne réagissait pas toujours, et mon esprit - alerte, puissant. Quand ma carcasse s’étalait  par terre, rouée de coups, mon esprit se redressait, triomphant. (p.19-20, éd. Seuil)

Imaginons donc une jeune fille née d’une relation non tolérée dans une ville d’Europe, au temps des cathédrâles détruites , d’une mère blanche, fille unique et d’un homme noir, à une époque. Rajoutons à cette dimension complexe le fait que la jeune femme est de très petite taille et qu’elle grandit dans un contexte difficile avec sa grand-mère un poil raciste, éprise  du souvenir de sa propre fille. Une grand-mère qui n’accepte pas le corps de la narratrice. Ce corps, à l’intersection de plusieurs processus d’oppression sociale, est violenté par le poids des mots, la dureté des regards et la violence des coups physiques. C’est un peu l’histoire de notre personnage. C’est avant tout l’histoire de notre personnage. Cependant la question raciale n’est absolument pas mise en avant dans la construction de la narration proposée par l’auteure, Nadia Yala Kisukidi. Lors d’un épisode particulièrement douloureux, la narratrice vit une expérience en se dissociant, en abandonnant son corps. Elle va répéter l’expérience, la développer comme un mécanisme de défense ou de fuite, mais aussi un espace de liberté que lui offre son esprit.

Mais on ne reconnaissait pas le don de la dissociation comme un art. Je ne produisais ni œuvre, ni mouvement tangible ; je ne possédais pour cela aucun talent. Quand mon esprit s’envolait, mon corps demeurait inerte, comme une cage vide. Ce qui n’impressionnait pas sur le plan esthétique. Pourtant j’avais des Idées. Tellement d’Idées. (p.80-81)

Nadia Yala Kisukidi va donc nous conter cette odyssée de la narratrice faite de rencontres hasardeuses, lumineuses, métaphysiques, désastreuses… Je vais être très honnête avec vous, je ne sais pas par quoi commencer cette chronique. Cet exercice ressemble au fait de critiquer un roman comme Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll. Bon, cela fait quarante ans que j’ai lu ce classique original : cette quête complètement loufoque. J'étais un enfant. Avec Nadia Yala Kisukidi, je pense à ce roman. Elle joue sur plusieurs registres, plusieurs dimensions au sens propre comme au sens figuré. La réalité physique certes dans laquelle la narratrice avance, mais aussi un monde immatériel dans lequel s’évade où navigue son esprit. C’est à la fois sensible, complexe. Mais ce qui permet de digérer la pilule, c’est l'écriture, le sens de la narration de l'écrivaine. On finit par voguer dans ce métavers avec elle. Je crois  profondément que ce livre comme celui de Touhfat Mouhtare (Le feu du Milieu) sont remarquablement influencés, sinon arrimés aux réalités du monde actuel qui progressivement se dissocie de l’espace physique, s’invente et célèbre des super héros capés, virtualise la rencontre humaine à l’aide des écrans de smartphone, dénonce d’historiques mécanismes d’oppression dans des couloirs de communication n’ayant ni porte ni fenêtre.


Ce roman est donc une agréable surprise. Rappelons que Nadia Yala Kisukidi est prof de philosophie à l’université Paris 8. Avec un tel titre, on pouvait s’attendre à quelque texte lourd et cérébral. On est loin de cela, car elle est une étonnante conteuse qui donne force et vie à sa narration. Elle manie l'allégorie avec finesse, se positionne entre les discours de la violence faite aux femmes, que le mouvement #metoo a mis en exergue ces dernières années. Elle convoque un discours sur le colonialisme, sur les post-coloniaux, sur la marginalisation de certaines banlieues européennes faites de prolétaires et autres parias de la mondialisation et de la faillite coloniale… Elle parle de ces zones d’exclus qui se nourrissent sur la bête par tous les trafics possibles. Tout semble imbriqué sans que cela ne le soit vraiment. C’est le lecteur qui, dans le fond, complète l'histoire par sa capacité à se représenter ce qui lui est servi. C’est aussi un discours sur le caractère naïf du personnage principal comme le sont la plupart des idées qu’elle consigne dans son journal de bord. Sa force est dans la construction de la pensée et sa faiblesse dans une forme de bonté et d’ouverture à l’autre. Toutes les rencontres que la narratrice fait ne sont pas heureuses. Elles nous rappellent que le pauvre, l’opprimé n'hésitera pas à vous écraser et à marcher sur vos rêves si vous lui en donner l’opportunité. Ou si vous êtes trop suspendus à vos idées. Je pense à Andrée… Elle nous rappelle aussi que l’art est un moyen d’expression, mais qu’il est totalement perverti par le néolibéralisme. Je pense à Luzolo (amour, en kikongo) et ses discours flamboyants sur l’art contemporain


Cependant ce roman, dans ses fondements, me pose un problème auquel je n’ai pas de réponse. La dissociation est une forme de prise de distance vis-à-vis de l’enveloppe charnelle abîmée. Du moins, on peut l’entendre comme cela. Dans Between me and the World, Ta-Nehisi Coates (Une colère noire, version française) rejette violemment cette idée. Il s’ancre  dans le réel de corps molestés, violés, détruits. Il refuse toute fuite vers un  ailleurs, vers une félicité discutable selon lui, pour mieux affronter et défendre le corps noir. Tous les discours sur l’intersectionnalité (que d’aucuns ont tenté de réduire dans le sac poubelle wokisme) sont construits sur l’oppression première sur le corps noir. En tant qu’enseignante en philosophie, Nadia Yala Kisukidi ne peut ignorer la lecture délicate qui nous renvoie son personnage dont on comprend le désir d’évasion qui nous transporte aux réalités de ce que subissent les femmes de l’est de la RDC afin que nous puissions consommer et nous déployer dans ce monde virtuel grâce à des matières comme le comtal, le cuivre ou le cobalt. Jamais un roman, de par son esthétique et son originalité, ne m’a soumis de si bonnes questions.

Nadia Yala Kisukidi, La dissociationEditions du Seuil, 278 pages, première parution 2022

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