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Les souvenirs évanouis. (Paul Auster)

Par Jmlire

souvenirs évanouis. (Paul Auster)Paul Auster, 2008

" Les gouvernements vont et viennent très vite, ici, et il est souvent difficile d'être au fait des modifications. C'était la première fois que j'entendais parler de ce changement de pouvoir, et quand j'ai demandé à quelqu'un quel était le but du Mur marin, il m'a répondu qu'il devait prévenir le risque de guerre. La menace d'une invasion étrangère se faisait plus forte, a-t-il dit, et notre devoir de citoyen était de protéger notre patrie. Grâce aux efforts du grand Untel - quel qu'ait pu être le nom du nouveau chef - les matériaux des bâtiments effondrés étaient à présent récupérés pour servir à la défense, et le projet fournirait du travail à des milliers de gens. Qu'est-ce qu'ils donnent comme paie ? ai-je demandé. Pas d'argent, a-t-il dit, mais un toit et un repas chaud par jour. Cela m'intéressait-il de m'enrôler ? Non merci, ai-je répondu, j'ai d'autres choses à faire. Eh bien, a-t-il dit, j'aurais bien le temps de changer d'avis. Le gouvernement estimait qu'il faudrait au moins cinquante ans pour finir le mur. Grand bien leur fasse, ai-je dit, mais, en attendant, comment est-ce qu'on sort de là ? Oh non, a-t-il dit en secouant la tête, c'est impossible. Les bateaux n'ont plus le droit d'entrer, désormais - et si rien n'entre, rien ne sort.

Et avec un avion ? ai-je dit. C'est quoi, un avion ? m'a-t-il demandé en souriant d'un air intrigué, comme si je venais de faire une plaisanterie qu'il ne comprenait pas. Un avion, ai-je dit. Une machine qui vole dans les airs et transporte les gens d'un endroit à un autre. C'est ridicule, a-t-il rétorqué, me jetant un regard soupçonneux. Une telle chose n'existe pas. C'est impossible. Ne vous en souvenez-vous donc pas ? ai-je demandé. Je ne sais pas de quoi vous parlez, a-t-il répondu. Il pourrait vous en cuire de répandre des bobards comme ça. Le gouvernement n'aime pas qu'on invente des histoires. Ça sape le moral.

Tu vois à quoi on se heurte ici. Ce n'est pas seulement que les choses disparaissent - mais lorsqu'elles sont parties, le souvenir qu'on en avait s'évanouit aussi. Des zones obscures se forment dans ton cerveau, et à moins que tu ne fasses un effort constant pour te rappeler les choses qui ont disparu, elles se perdent pour toi à jamais. Je ne suis pas plus à l'abri que quiconque de cette maladie, et il n'est pas douteux que de nombreux vides de ce genre se trouvent en moi. Une chose s'évanouit, et si on attend trop longtemps avant d'y repenser , aucun effort, si grand soit-il, ne réussira à l'arracher de l'oubli. Après tout, le souvenir n'est pas un acte volontaire. C'est quelque chose qui a lieu malgré soi, et, lorsqu'il y a trop de choses qui changent en permanence, il est inévitable que le cerveau flanche, il est inévitable que certaines choses passent au travers..."

Paul Auster : extrait de "Le voyage d'Anna Blume", 1987, Éditions Actes Sud, 1989, pour la traduction française. Du même auteur, dans Le Lecturamak :

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