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Jennifer Richard : Notre royaume n’est pas de ce monde

Par Gangoueus @lareus
Jennifer Richard Notre royaume n’est monde

Définition de l’impérialisme : Politique d’un État visant à réduire d’autres États sous sa dépendance politique ou économique.


Je suis toujours impressionné, voire intimidé par les pavés, vous savez ces romans de plus de 700 pages. Je me questionne sur la prétention de ces auteurs qui ont tant de choses à dire. C'est peut être par paresse. C'est peut être par peur d’être pris en otage. Je n’aime pas les gros livres même si les sujets abordés sont susceptibles de me passionner. Il y a quelques années, j’ai reçu un roman de Jennifer Richard, Il est à toi ce beau pays*. J'ai suivi les propos de la critique et des lecteurs au sujet de ce roman. J'ai écouté l'écrivaine à La Grande Librairie défendre son roman Le diable parle toutes les langues (éd. Albin Michel). Avec le troisième volet du triptyque de Jennifer Richard sur cette colonisation de l’Afrique centrale, sur l’impérialisme occidental, je me suis décidé à dépasser la hantise du pavé pour aborder cette lecture et organiser la préparation d’une émission littéraire. En vérité, en vérité je vous le dis, la contrainte a très vite disparu, dès les premières pages lus. La narration est assurée par Otabenga, le Twa, devant une assemblée de morts illustres victimes d’un expansionnisme territorial européen, de la ségrégation raciale aux États-Unis, du mépris et d’un capitalisme qui écrase tout sur son passage comme les rouleaux d’un caterpillar sur un terrain à niveler.

Entrée en matière : Parole d'un Twa

Tout commence avec un Twa. D’autres diront un pygmée. Mais un collègue me rappelait que pygmée est un terme extérieur à l’Afrique centrale pour désigner les personnes de petite taille. Tout commence par un Twa qui a servi de modèle d’une Afrique exotique, caricaturale à l’occasion de l’exposition universelle de Louisville dans le Missouri. Ce même Twa est trimballé ça et là au gré des désirs d'un missionnaire protestant opportuniste. Otabenga va être la victime consentante de ce sort qui va le conduire au zoo du Bronx, en compagnie de primates… Déshumaniser l'Autre pour mieux exploiter ses espaces, la conscience tranquille. Souligner les éléments rassurants de la barbarie pour celui qui civilise, qui éclaire. Combien de fois n’est-il pas rappelé les mœurs et pratiques supposées anthropophages de ces populations Twa, Kuba, Kongo aux missionnaires qui débarquent dans l'État indépendant du Congo à partir de 1896...


De 1896 à 1916, nous sommes dans la phase d’intensification de l’exploitation des colonies, celle de  l’attribution des concessions privées, des travaux forcés, des mains tranchées. Léopold II excelle dans l’art de rentabiliser son pré-carré quand une corbeille de petites mains tranchées est soumise à l’attention d’Alice Harris, une missionnaire britannique passionnée par la photographie… C’est le début d’un scandale international, relayé par les médias de l’époque en vue de jeter un éclairage sur les excès des travaux forcés liés à l’exploitation de l’hévéa. Le journaliste Edmund Morel et le consul britannique Roger Casement vont participer au développement de cette sensibilisation sur les crimes commis dans l’État indépendant du Congo.


Une période cruciale, des espaces

Ce roman se passe sur plusieurs terrains sur ce laps de temps. A Londres d’abord, dans plusieurs points de l’Etat indépendant du Congo, au Kasaï, en Ituri, à Tumba, à Boma, à Léopoldville… Au Gabon, en Belgique, en France, aux Etats-Unis, au Panama…La structure du roman est construite sur plusieurs narrations à partir des différents lieux d'action sans que, dans un premier temps, elles (les narrations) ne soient réellement imbriquées. Par ce dispositif, Jennifer Richard tient son lecteur qui se nourrit de ces différents morceaux d’histoire en attendant de saisir tous liens possibles. Par exemple, il y a l'arc narratif autour d’Edmund Morel qui progressivement quitte son activité de comptable pour s’impliquer dans des tâches d’investigation au port d’Anvers où les produits à forte valeur ajoutée viennent du Congo, la propriété personnelle du roi belge Léopold II. À la même période Booker T. Washington développe un institut à Tuskegee dans le sud des Etats Unis où ils donnent des outils aux Noirs affranchis depuis quelques années suite à l’abolition de l’esclavage. De l’autre côté, on voit la figure de W.E.B Dubois, premier Noir ayant eu un doctorat à Harvard et co-créateur de la NCAAP forme un parcours très différent de celui Booker T. Washington, avec une approche beaucoup plus élitiste, théorique, intellectuelle, panafricaine. C’est une opposition d’approche qu’on retrouve chez deux victimes de la ségrégation raciale aux Etats-Unis, Martin Luther King et Malcolm X qui se lancent des piques dans l’assemblée des morts en assistant à la narration des parcours de leurs prédécesseurs sur le combat de la liberté. Blanche Delecroix, une courtisane, rencontre Léopold II. Un missionnaire en quête d'aventure tente de découvrir le mystérieux Royaume Kuba alors que l'explorateur Stanley à cette époque, regrette sa gloire passée et la mise à distance du Roi Belge alors que le Britannique Bula Matari comme l'appelait les autochtones aurait tant aimé construire un chemin de fer... Quel est le lien entre toutes ces histoires ?


Les connexions par delà l’Atlantique

Le missionnaire américain Verner est un point d’attache non consensuel. Issu d’une famille de rednecks du sud des États-Unis, c’est l’anti-héros parfait. Paria dans sa famille, homme sensible à la voix des disparus, il est un électron libre dans le cadre de la mission presbytérienne installée dans le Kasaï. Il serait l’Occidental qui a percé le mystère du Royaume Kuba. Opportuniste, il va revenir aux Etats-Unis avec des “spécimens” de la population congolaise, dont Kasongo un jeune prince Kuba et son homme de compagnie, formés ensemble à la mission protestante, pour servir des intérêts mercantiles. Verner est un personnage intéressant. Il a le mérite de profiter des occasions qui s’offrent à lui, d’abuser des privilèges que l’ordre du monde de l’époque lui donne, notamment dans cette relation de tendre domination qu’il nourrit avec Otabenga. 


Le colonialisme est une doctrine ou une idéologie justifiant la colonisation entendue comme l'extension de la souveraineté d'un État sur des territoires situés en dehors de ses frontières nationales


Un lien entre ces deux mondes se construit par le regard de ces personnages qui naviguent par delà l’Atlantique. Séducteur, Verner convainc plus qu’il n’impose ces rôles à jouer les bêtes de foire dans un cirque, un village “africain” reproduit dans une exposition universelle (c’est le cas de le dire) ou dans un zoo. Kasongo, Otabenga rencontreront à un moment ou un autre de leur parcours des figures comme Booker T. Washington par exemple. Les connexions se font à rebours, avec les Shepard, missionnaires afro-américains au Congo, témoins de toutes les exactions contre les populations congolaises de la localité où ils apportent l'Évangile, conscients de la liberté relative dont ils jouissent sur ce territoire africain, alors que la ségrégation raciale monte en régime aux Etats-Unis. 

Voici dans ce court extrait, la pensée de Kasongo, prince Kuba qui, comme Verner, a développé une forme d’interaction avec l’invisible. Il entend la voix de celles et ceux qui ont été exterminés, les Natives d’Amérique : 

“C’était ça, le pays des hommes libres? Les hommes libres qui avaient évolué sur cette terre pendant des milliers d’années étaient morts et y servaient de fertilisant. Kasongo le percevait à l’odeur qui montait du sol autour des villes” (p.303)

Kasongo perçoit aussi les motivations de celles et ceux qui grossissent les rangs de cette colonie de peuplement : 

“Les hommes migraient parce qu’ils mouraient de faim ou parce qu’ils craignaient un grand danger, là d’où ils venaient. Ils étaient poussés vers les États-Unis par la panique, non par l’appel de la liberté” (p.302)

C’est très intéressant, cette perspective proposée par le personnage de Jennifer Richard. Elle questionne l’origine de violence qui préside le projet colonial en Amérique du Nord. La violence vient d’Europe et du rejet. Je pense à ces Huguenots qui ont migré aussi en Afrique australe. L’expansion se construit avec des marginaux qui n’ont rien à perdre. En cela, la place du consul britannique Roger Casement au Congo dans le discours d’Otabenga mérite toute notre attention. Il nous parle d’un colonialisme beaucoup plus ancien, celui des anglais sur les Écossais, les Gallois et plus spécifiquement sur les Irlandais. 


Je me perds.

Au fil des lignes, je me rends compte que je ne sais pas parler de ce roman. Je tente de vous expliquer ce qui se passe dans cet ouvrage. Mais il serait prétentieux de présenter tous les personnages. Peut-être faut-il se focaliser sur quelques personnages de l’assemblée des morts par exemple. Prenons Ernesto “Che” Guevara. Que fait-il là ? Le “Ché” a été assassiné en Bolivie, dans le maquis. Il a été un fer de lance de la Révolution cubaine aux côtés de Fidel Castro. Ce que l’on sait un peu moins c’est qu’il a combattu avec Laurent Désiré Kabila et Mulélé dans cette rébellion marxiste au coeur de l'Afrique centrale. Une collaboration peu fructueuse avec de rapides divergences malgré les 150 militaires cubains venus soutenir son action. Ils sont ensemble, Kabila et lui, témoins du fait qu’ils ont répété l’histoire sur cette terre congolaise en proie aux appétits voraces des acteurs de la guerre froide. Le scandale touchant Léopold II se construit en particulier sur la volonté d’autres nations occidentales (Angleterre, France, Etats-Unis, Allemagne) de mettre la main sur le Congo comme un demi-siècle plus tard avec la guérilla muleliste, comme un siècle plus tard avec le mouvement M23, les manipulations rwandaises et le désordre cyclique des élites congolaises servent le besoin "vital" d'avoir accès au coltan, au cobalt dans l'Est de la RDC. Ce roman nous parle du présent congolais. La gestion médiatique est la même. Seule la technologie a changé. L’information va plus vite. Comme se vante Léopold II de manipuler l'opinion de son pays grâce à sa puissance financière et au contrôle des médias de l'époque : 


“ Les membres de la commission ont cru devoir dire leur émerveillement… un territoire où règne la sécurité… mise en valeur de la grande terre africaine… les ouvriers de cette œuvre-là méritent l’éloge sans réserve et l’hommage sans restriction…” Pas mal n’est-ce pas ? [...]

_ Mais, ce journal que vous tenez, c’est le vôtre, non ?

_ L’indépendance belge ? Oui, c’est un journal ami. Mais les Belges n’en savent rien. Tout ce qu’ils voient c’est que la presse loue mon travail. Écoutez encore : 

“Le miracle, c’est que cette organisation soit arrivée en vingt-cinq ans à ce degré de perfection relative, alors qu’il est tel et tel pays réputés civilisés depuis deux et trois siècles, qui n’ont  pu parvenir encore à ce développement administratif. "(p.518)


Le projet colonial est une vaste entreprise de dissimulation. Une supercherie. L’écrivain Blaise Ndala partageait dans mon podcast l'expérience d'une rencontre d’un autre type à Ostende lors de la promotion de son roman Dans le ventre du Congo (éd. du Seuil) où une nièce d’un colon accusait d’ingratitude l’intellectuel congolais et défendait mordicus le bien fondé des actions “civilisatrices” du colonialisme belge au Congo. Dans le roman Ambatomanga, le silence et la douleur de Michèle Ravaloson, je me rappelle de la posture de ce sous-officier français parfaitement convaincu de son humanisme dans l’impérialisme qui va se déployer à Madagascar. Le caractère panoramique de la narration de Jennifer Richard permet de mieux faire dissiper l’écran de fumée de la propagande des expositions universelles, de la presse prétendant un Occident au secours d’”indigènes” désireux de s’élever par l’universalisme… Les petites mains tranchées par Léopold II, le scandale Gaud et Toqué qui a inspiré Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad, personnage dans ce roman avec d’autres écrivains d’envergure comme Arthur Conan Doyle et Mark Twain, nous rappellent la vérité sur tout projet colonial consistant à une exploitation éhontée d’un espace et l’écrasement de toute opposition. 

C'est un roman total sur l'impérialisme. La somme de documentation à laquelle Jennifer Richard a dû faire face pour maîtriser, le rendre crédible aux yeux des lecteurs est exceptionnel. Elle en parle dans mon émission littéraire Les Lectures de Gangoueus. Ce roman a obtenu le Prix Ivoire 2023 de l'association Akwaba Culture. C'est totalement mérité. Je recommande cette lecture pour avoir un regard plus critique sur nos sociétés actuelles.



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