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Amère loque

Par Estelle Schnellmann
Winkie est un nounours des années 30, l’une des rares peluches à pouvoir cligner des yeux lorsqu’on la penche. Sa vie n’a été jusqu’alors qu’une longue succession d’amours suivie d’abandons. Tour à tour les enfants des enfants des enfants l’ont chéri puis délaissé jusqu’à sombrer petit à petit dans l’oubli d’une étagère poussiéreuse.
Amoché par la vie et par les angoisses infantiles, Winkie n’a gardé d’intact que le cœur.
Quel adulte que nous sommes devenus n’a pas été cet enfant persuadé que son fidèle compagnon de chiffon était doué de vie ? Quel enfant n’a pas ardemment souhaité pouvoir nouer une relation surnaturelle avec ce confident du quotidien ?
Clifford Chase surfe sur ce désir fou, sur cette croyance puérile pour mettre en scène l’éveil de son héros de poils et de son fabuleux affranchissement.
Un beau matin, Winkie s’évade, mange des baies pour la première fois puis défèque.
Il acquiert progressivement les rudiments d’une vie d’homme puis fuit vers les sommets boisés d’une montagne reculée. Le lecteur accède alors au plus beau passage de ce livre, la naissance miraculeuse de bébé Winkie, enfant fruit de la solitude et des désillusions. Petit être de bourre et d’étoffe, mystère de la nature, peluche canonisable que la concupiscence de l’homme, rapace saccageur, finira par détruire.
N’est pas bestial qui croit.
Ces pages sont d’une rare intensité et c’est à regrets, comme sonné que le lecteur arrive dans les lumières crues des salles d’interrogatoires du FBI.
Brusquement Winkie est arrêté avec force hélicoptères, porte-voix et scénario à la Oliver Stone. Le contexte espiègle et mièvre bascule alors dans l’horreur carcérale et dans son maelström d’incohérence et de contradictions.
Winkie devient de par sa différence, le coupable idéal de tous les maux de l’univers et prend peu à peu la tournure d’un Jésus-Christ super star sur le dos duquel viennent se déverser toutes les haines et insatisfactions d’un système judiciaire perverti et dépassé.
Plus de 9000 chefs d’accusation viennent noyer ce petit ours décrépit qui finalement n’est plus que le triste jouet d’une justice délirante plus immature que l’inculpé lui-même ne saurait l’être.
Triste Amérique vue de par le regard impitoyable du plus innocent des témoins de notre siècle cacochyme.

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