Qui se souvient de toi ?

Qui se souvient de toi ? Sourire en esquisse, œil limpide un brin amusé, du blé dans les cheveux. Dans les contours de ton visage le vent du nord, là où les gens ont dans le cœur le soleil qu'ils n'ont pas dehors. Tu avais 12 ans. L'âge des petits seins qui pointent, du rouge à lèvres volé dans la trousse de maquillage de maman, des baskets qui puent des pieds et des chansons entonnées à tue-tête devant le miroir de la salle de bain.

Qui se souvient de toi ? De ton corps torturé et fragmenté découvert dans une malle. De ton quartier sidéré, affolé de ne plus voir ton sourire. Paris 19 ^ème arrondissement, là où les longs immeubles gris sont loin de la Seine. Là où tu as croisé cette fille venue du ventre du diable. Fille perdue pour la terre et le ciel. Fille nourrie à la haine de ton tendre visage. Le bleu de tes yeux, ce bleu dans lequel aucun homme ne se perdra. Ce bleu qu'elle t'a volé.

Qui se souvient de toi ? Tu as fait la Une, on a défilé pour toi sous un ciel de chien comme Paris sait si bien les inventer. J'étais là parmi les anonymes, il ne fallait pas citer ton nom. Tu ne devais pas être récupérée. Il fallait donc te laisser dans le grand orage de l'oubli.

Qui se souvient de toi ? Mais parlons de ton père, parti lui aussi, le cœur gonflé comme une caravelle sans boussole. Il a repris la bouteille, cette vieille traitresse qui fait croire aux fantômes. Il est mort à Fouquereuil, dans le Pas-de-Calais. Il avait 49 ans et il avait tes yeux. Il a rejoint ton drame. Etes-vous ensemble dans le Paradis blanc, là où les merveilleux nuages caressent l'âme des malchanceux ?

Qui se souvient de toi ? Elle est en prison ou chez les dingues ou les deux à la fois. Celle qui t'a fait ça. Celle qui a posé sur ton corps souple de gymnaste ses longs doigts de gargouille aux ongles peints. Elle n'a pas de remords. Ça viendra. Le temps est un piège y compris pour les monstres.

Qui se souvient de toi ? Tu étais championne de France d'aérobic. Tu bondissais et tes cheveux d'or tutoyaient le soleil. Je crois me souvenir d'une photo de toi diffusée à la télévision. Contre ton cœur tu tenais un chiot. Tu étais à l'arrière d'une voiture. Peut-être partais-tu en vacances dans le Pas-de-Calais ? Qu'y faisais-tu l'été ? Te baignais-tu dans la Lawe ? Est-ce que l'eau était froide ? Est-ce que les maisons de ton village étaient alignées comme dans tous les villages du Nord ?

Qui se souvient de toi ? Il n'a rien fallu dire. Accepter, encore. Laisser ta frimousse disparaitre des moteurs de recherche. Te classer dans les faits divers. " Elle n'a pas eu de chance, pauvre petite ". Mais tu avais de la chance, la merveilleuse chance de l'enfance. Ce moment où l'espièglerie et la timidité voyagent main dans la main.

Tu es Lola, tu as été violée et assassinée le vendredi 14 octobre 2022 par Dahbia Benkired entrée illégalement sur le territoire français. Je me souviens de toi. Astrid Manfredi, copyright tous droits réservés, le 9 avril 2024 Les gens du Nord
Ont dans leurs yeux le bleu
Qui manque à leur décor
Les gens du Nord
Ont dans le cœur le soleil
Qu'ils n'ont pas dehors
Les gens du Nord
Ouvrent toujours leurs portes
A ceux qui ont souffert ...