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[Critique] N’attendez pas trop de la fin du monde de Radu Jude

Par Mespetitesvues
[Critique] N’attendez trop monde Radu Jude

Synopsis officiel: Angela, assistante de production, parcourt la ville de Bucarest pour le casting d'une publicité sur la sécurité au travail commandée par une multinationale. Cette " Alice au pays des merveilles de l'Est " rencontre dans son épuisante journée : des grands entrepreneurs et de vrais harceleurs, des riches et des pauvres, des gens avec de graves handicaps et des partenaires de sexe, son avatar digital et une autre Angela sortie d'un vieux film oublié, des occidentaux, un chat, et même l'horloge du Chapelier Fou...

En salle à Montréal et à Québec le 19 avril 2024.

Déjà à l'oeuvre dans Mauvaise baise ou porno barjo ( Bad Luck Banging or Loony Porn / Babardeala cu bucluc sau porno balamuc), le cynisme du Roumain Radu Jude atteint son plein portentiel avec ce dérangeant N'attendez pas trop de la fin du monde (Do Not Expect Too Much from the End of the World / Nu Aștepta Prea Mult de la Sfârșitul Lumii), coproduit par la Roumanie, la France, le Luxembourg et la Croatie.

Une nouvelle fois, son évocation ne tarit pas de venin pour dépeindre les divers malaises de son pays libéral et consumériste, toujours englué dans les reliquats du communisme, mais désormais plombé par le pillage des multinationales étrangères et les déversements de haine véhiculés par les réseaux sociaux.

Des scènes particulièrement fortes (une discussion avec une responsable marketing qui semble se ficher royalement des conditions dans lesquelles sont fabriqués les produits dont elle fait la promotion, les tombes le long d'une route montrées en images fixes, la très longue séquence finale dans laquelle on assiste au tournage d'une vidéo encourageant le port du casque de sécurité) illuminent de leur éclat la tristesse et de la crasse qui émanent des 2h40 du film, pour la plupart tourné dans un noir et blanc granuleux.

Un peu lente à se mettre en place, l'histoire d'Angela finit par atteindre sa vitesse de croisière au fil de rebondissements et d'un discours aussi hirsutes que foisonnants. On trouvera au détour des déambulations de l'impugnable protagoniste (Ilinca Manolache, fracassante) un rappel à l'exploitation des ouvriers (incluant ceux que l'on nomme les " intermittents du spectacle "), forcés de travailler dans le plus total mépris envers les règles élémentaires de sécurité, la stupidité de la logique derrière nos mondes " connectés ", ou encore la difficulté de vivre dans un pays marqué par l'invasion de l'Ukraine par les bouchers russes.

D'un point de vue sociétal, Jude en rajoute une couche sur la corruption des politiciens, la mainmise des entreprises étrangères sur les ressources naturelles (ici, le bois pillé par une compagnie autrichienne), ou la terreur poutinienne qui plane sur les dirigeants et habitants roumains. Jude, montre que rien n'a vraiment changé en matière d'exploitation et de pénibilité de la vie quotidienne depuis les années Ceaușescu, qu'il n'hésite pas à qualifier de destructeur de la Roumanie. Le libéralisme effréné n'a rien amélioré, bien au contraire.

Du reste, en se reposant abondamment sur le film Angela merge mai departe de Lucian Bratu (1982) dans lequel une chauffeure de taxi de Bucarest, débordée par son travail et ses rencontres plus ou moins rassurantes, tentait de trouver l'amour, Jude évoque de manière pessimiste le côté inéluctable de la chute de son pays. À en croire le titre et le ton (qui m'ont fait penser au déclin de Arcand), rien ne viendra plus changer le cours des choses. La fin du monde est arrivée, le flot incessant de laissés pour compte, accru par l'arrivée massive de réfugiés, ne cesse d'augmenter, venant nourrir l'ampleur des bouchons de circulations pour finir dans des tombes disparates placées au bord des routes dangereuses comme pour mieux rappeler l'incapacité collective à s'engager dans la voie du changement.

À l'instar de la vision pessimiste - quoique non dénuée de facéties - sur un monde décrépit et exsangue, le médium cinématographique est placé sous le signe de la torture. Changements de couleurs et de format de cadre, ruptures de ton, arrêts sur image, ralentis, suppression inopinée du son... tout concourt à l'expérience inconfortable de ce film vraiment hors norme. Déstabiliser l'auditoire pour mieux le faire réfléchir semble avoir été le mot d'ordre de Jude, qui signe ici l'un des fleurons du cinéma politique et politisé européen.

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