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Délivrez-nous du mal de Romain Sardou

Par Grandlivredumois
Prologue
Artémidore de Broca
et la putain de Satan

En ce 12 décembre 1287, cela ferait bientôt neuf mois que le trône du pape était vacant ; les cardinaux électeurs réunis en conclave ne parvenaient pas à s’entendre sur le nom du successeur d’Honorius IV, mort au mois d’avril.
Cette absence prolongée de souverain pontife à Rome n’était pas un phénomène rare. Dans le passé, des "interrègnes" de ce type avaient parfois duré trois années et plus. Les destinées de l’Église tombaient alors aux mains d’un collège restreint de membres de la curie qui expédiaient les affaires courantes dans l’attente de l’élection.
Ce collège était régi par le grand chancelier et maître du sacré palais, Artémidore de Broca. Connu dans sa jeunesse sous le nom d’Aures de Brayac, soldat émérite de la septième croisade, aujourd’hui âgé de plus de quatre-vingts ans, le vieux cardinal appartenait à la chancellerie du Latran depuis 1249. Dans l’intervalle, il s’était plu à devenir le confidentissime de onze papes, sans que jamais son empire sur la curie soit remis en question.
Ce fils de boucher, fou d’orgueil, pétri de ruse et de patience, se fiant uniquement à son propre génie, était reconnu pour être l’« homme fort » des interrègnes, il cumulait six années complètes où Rome, publiquement privée de chef, s’était trouvée sous sa seule domination.
Tous prétendaient qu’il avait maintes fois refusé de ceindre la tiare papale ; cela en disait long sur le poids qu’il accordait à son titre de chancelier et à sa conviction éprouvée de détenir le véritable pouvoir à Rome.
Ses rivaux avaient renoncé à le déstabiliser ou à l’assassiner ; il avait déjoué toutes leurs tentatives. Même les plus farouches en étaient réduits à attendre sa mort ; trépas qui se refusait à eux, malgré les mille troubles que l’âge lui faisait éprouver.
Le peuple de Rome ignorait les turpitudes de cet ancien soldat converti en cardinal ; pour lui, Artémidore restait le prestigieux Aures de Brayac, héros de la bataille de Mansoura.
Ces jours-ci, de quoi s’indignaient-ils, les Romains ? Du froid qu’il faisait et de la neige qui tombait, des taxes qui grevaient le prix du boisseau de blé, de la fin d’une contrebande de vin avec Chypre qui les privait de Malvoisie, de l’affluence de pèlerins qui accaparaient leurs meilleurs produits, des porteurs d’eau qui refusaient de travailler sous le gel, enfin du froid qu’il faisait et de la neige qui tombait…
De l’absence de souverain pontife ?
Pas un mot.
Des délibérations du conclave qui s’éternisaient ?
À peine plus.
Les Romains étaient accoutumés à ces "interrègnes", persuadés que l’Église, comme l’Empire autrefois, était un géant qui réussissait toujours à se mouvoir, même la tête coupée.
Artémidore de Broca y veillait.

Sa chancellerie se situait au Latran, résidence des papes depuis l’an 313. Ancien palais romain cédé à l’Église par l’empereur Constantin, il jouxtait la basilique Saint-Jean et dominait une place toujours populeuse. Le Latran était le siège de la chrétienté apostolique.
Le cabinet d’Artémidore y occupait une vaste pièce aux murs ornés d’armes et d’écus, de figurines émaillées et d’étendards conquis sur les champs de bataille. Rien de ce qui devait être le cadre apparent d’un grand personnage de l’Église ne se retrouvait.
Le vieil homme était assis derrière sa table de travail sur laquelle s’entassaient les missives secrètes d’États et les bulles pontificales.
Gras, vêtu d’un épais manteau fourré d’hermine, le col chargé de chaînes d’or, Artémidore avait la peau durcie et verdie de bile, le menton enseveli sous les chairs du cou, de profondes rides autour des yeux, le crâne chauve ; il était difficile d’imaginer que ce vieillard affaibli disposât encore du moindre pouvoir au sein de l’Église.
Un homme jeune se tenait debout devant lui.
Fauvel de Bazan.
Secrétaire particulier, fourbe, séduisant et terrible, paré comme un jeune prince, Bazan était l’œil d’Artémidore là où il ne pouvait pas voir, son oreille derrière les murs et bien souvent la voix de sa conscience.
À sa gauche attendait une femme. Grande et magnifique, le visage encadré par une coiffe de satin blanc qui voilait ses cheveux et ses oreilles, le corps admirablement tenu dans une longue robe noire.
C’était Até de Brayac, la propre fille d’Artémidore.
Bazan déposa sur le bureau une poignée de feuillets pliés en deux : les bulletins secrets du dernier vote des cardinaux. Artémidore les étudia en s’aidant d’une épaisse lentille de verre. Il mit de côté quatre suffrages attribués aux prélats Portal de Borgo, Philonenko, Othon de Biel et Benoît Fillastre.
Il dit enfin à Fauvel de Bazan, les évoquant :
— Éliminez-les. Ils sont sur le point de s’allier et je ne veux sous aucun prétexte d’un pape avant le printemps. Quoi d’autre ?
— Votre mort a été annoncée à deux reprises cette semaine.
Bazan tendit une liste de noms sur un parchemin et ajouta :
— Ceux-là s’en sont réjouis, Votre Grâce.
Ce que lisant, Artémidore haussa les épaules :
— Ces hommes ne valent rien. Ne nous en occupons pas.
Il tourna ses regards vers Até.
— Tu repars, lança-t-il. Il reste deux éléments à réunir pour terminer l’opération en cours.
La jeune femme masqua mal son dépit devant cet ordre inattendu qui l’éloignait de Rome. Elle venait de passer de longs mois au-delà des Alpes et aspirait à un peu de repos.
— Où dois-je me rendre ?
— Dans le pays d’Oc.
Il lui remit un pli où étaient consignées ses instructions. Sans plus de précision, le chancelier leur signifia leur congé d’un mouvement de tête et replongea dans la consultation de sa correspondance.
Bazan et Até s’exécutèrent.
Seulement, avant de quitter le cabinet de son père, la jeune femme s’adressa une dernière fois à lui :
— Il m’est pénible de vous obéir sans rien comprendre à vos ordres, Votre Grâce. Me direz-vous un jour ce que nous tramons ?
Artémidore releva le front. Il ne semblait ni surpris, ni impatienté par l’impudence de sa fille. De ses onze enfants, Até était sa favorite, née d’une union avec une chrétienne d’Alep, vingt-cinq ans plus tôt. Elle avait passé toute sa jeunesse loin de lui, en Palestine, et il n’avait fait sa réelle connaissance que cinq ans auparavant. Até se révéla être d’un caractère aussi tranché et énergique que le sien. Intelligente et sans pitié. La providence lui offrait avec cette jeune femme de son sang, une alliée féminine efficace, capable d’en remontrer aux hommes, fort utile pour l’accomplissement de ses basses œuvres. Elle lui convint si bien qu’il lui octroya son nom.
— Tranquillise-toi, répondit-il. L’aboutissement est proche.
Il laissa tomber sa tête sur sa main et sourit. Mais le rire allait mal à ce visage enflé.
— Tu vas bientôt assister à la plus étonnante surprise de l’ère chrétienne depuis… depuis que des soldats romains sont revenus un matin pour trouver vide le tombeau du Christ !

*

Até quitta Rome et Fauvel de Bazan exécuta ponctuellement les directives du maître à l’égard des quatre cardinaux électeurs qui avaient eu l’audace de ne pas suivre ses recommandations : Portal de Borgo fut étouffé en l’église de Sainte-Agnès-hors-les-Murs par une phalange d’hommes en noir ; Philonenko, ébouillanté alors qu’il prenait un bain de vapeur ; Othon de Biel, intoxiqué dans une chapelle absidale par la fumée de cierges empoisonnés ; Benoît Fillastre, dévoré par des chiens lors de sa promenade matinale dans sa résidence d’Aprilia.
Comme toujours lorsque les hommes de main du chancelier intervenaient, ces diverses morts passèrent pour accidentelles, et la vie du Latran s’en trouva très peu perturbée.
De rares intrépides voulurent dénoncer auprès du vieux chancelier des manœuvres criminelles au sein du conclave, mais celui-ci écarta ces accusations du revers de la main.
— Ecclesia abhorret a sanguine, aimait-il à répéter dans le droit fil du concile de 1163.
« L’Église a horreur du sang… »

1.

En ce 9 janvier 1288, le père Guillem Aba s’éveilla avant le jour.
Il égrena consciencieusement son rosaire avant de quitter sa chambre à l’étage du presbytère, toujours enroulé dans les couvertures qui l’avaient gardé au chaud pendant la nuit.
Au pied de l’escalier, il écarta de son passage les deux moutons et le porcelet qui partageaient son toit pour la saison. Il alluma une lampe à huile avec une pierre à fusil et de l’amadou.
La pièce à vivre s’éclaira : un plafond bas, d’épaisses poutres pliant sous le poids qu’elles portaient, deux entrées, une fenêtre bouchée avec du papier huilé, une longue table, un poêle, des fagots et une échelle dont les degrés servaient de tablettes à une quinzaine d’ouvrages rangés à plat.
La maison curiale était, avec l’église proche, le seul bâti de pierre du village. Aucun fidèle ne la lui enviait pour autant : ses murs étaient glacés et humides, mal isolés par du torchis pauvre en paille.
Le père Aba activa les braises de son poêle à l’aide d’un pique-feu. Il se dirigea ensuite vers la sortie, emportant un profond récipient d’étain. D’ordinaire il descendait jusqu’au ruisselet qui sifflait sous l’église pour se fournir en eau, mais cette année, le lit pris par le gel, il n’était plus possible de s’y approvisionner. Aba se contenta d’amasser de la neige dans son récipient. L’hiver 1288 était parmi les plus rudes que d’aucuns eurent à passer depuis bien longtemps.
Le ciel était encore noir. Tout se taisait. Aba devinait cependant quelques maisonnées alentour, elles aussi illuminées de l’intérieur. Deux nouvelles habitations étaient en construction.
Aussi étrange soit-il, cette pauvre paroisse, isolée du reste du monde, était en pleine expansion.
Le village de Cantimpré était situé sur le plateau de Gramat, dans le Quercy ; il ne comptait qu’une vingtaine de toits anciens entourés d’arbres chenus et de pâturages d’altitude, dominant un défilé étroit.
Cela faisait huit ans que le père Aba y exerçait son ministère, venu à pied de Paris (la "nouvelle Babylone" honnie par les gens d’ici) où il suivait les cours de philosophie de la petite Sorbonne. De son plein gré, il avait renoncé aux études pour embrasser la responsabilité d’un petit peuple fruste, à la simplicité laborieuse, difficile à émouvoir, craignant Dieu pour Dieu-même et non pour ses représentants.
Membre du tiers ordre de Saint-François, Aba ne s’était jamais repenti de son choix.
Ce qui étonna le plus les habitants de Cantimpré à l’arrivée de Guillem Aba fut son âge. Il leur parut inconcevable que la petite église du village puisse revenir à un homme de moins de trente ans.
Cependant il était très beau. Des yeux bruns et intelligents, un front haut, le nez mince et droit, la tonsure parfaite. Ses traits étaient sans irrégularités, un peu féminins. Son visage se distinguait agréablement : "angélique" dirent les femmes. De mémoire de bonnes chrétiennes, on n’avait jamais vu si bel homme, pas même sur les images.
Les mains engourdies par le froid, le père Aba se releva, son récipient empli de neige, et retourna s’abriter.
Pendant sa courte sortie, un jeune homme s’était introduit dans le presbytère par la porte du fond.
C’était Augustodunensis, son unique auxiliaire, fraîchement arrivé à Cantimpré du village de Dammartin dans le Nord.
L’évêché de Cahors avait accueilli favorablement la demande d’Aba de disposer d’un homme supplémentaire à la paroisse et lui avait envoyé ce jeune frère, bon garçon, compréhensif et bien morigéné. Augustodunensis était grand, les épaules frêles, le visage encore juvénile, mais doté d’un air déterminé dans tout ce qu’il entreprenait.
Il résidait au village depuis seulement deux semaines, logeant au-dessus de la resserre à bois.
— Bonjour, Auguste, lui dit le prêtre en refermant sa porte.
— La nuit a été bonne, mon père ?
— Non. Un peu de fièvre, sans doute. Elle m’aura suscité de mauvais rêves.
Il haussa les épaules :
— N’en parlons pas. Nous avons plus pressé. C’est aujourd’hui mercredi !
— Je ne l’ai pas oublié.
Augustodunensis montra la grosse jatte de lait fumant qu’il venait d’apporter. Il la déposa sur le poêle. Le prêtre y joignit son récipient empli de neige.
Après quoi le jeune vicaire saisit un faisceau de brindilles et une pelle et déblaya les excréments des trois animaux. Il répandit ensuite de la cendre et des aiguilles d’épicéa sur le sol afin de chasser les mauvaises odeurs.
Du fond de son armoire, Aba défit une croûte de pain enveloppée dans un torchon.
Le vicaire rompit le silence :
— Je dois me rendre à l’église préparer l’office de prime.
Passez un bon moment avec les petits, mon père !
Le prêtre promit de n’y pas manquer et Augustodunensis disparut par la porte du fond.
Aba se félicitait que la providence lui eût envoyé ce jeune homme : il était actif, ne rechignait jamais à la besogne, savait son psautier par cœur et nourrissait un agréable tempérament optimiste. Aba était lassé de ces membres de l’Église qui annonçaient la fin du monde pour la saison prochaine.
Le prêtre disposa une douzaine de bols en bois sur la table avec un couteau dont le gros manche lui servit à fendre la croûte noircie du pain.
Il récupéra l’exemplaire de L’Introduction à l’Évangile éternel de Jean de Parme qu’il lisait la veille au soir près du poêle et le remit à sa place sur l’échelle.
Puis il attendit, surveillant le lait d’Augustodunensis qui fumait sur le feu.
Bientôt la porte d’entrée principale s’ouvrit brutalement. Une petite tête blonde apparut dans le chambranle : un garçon de cinq ans.
— Bonjour, père Aba.
Il entra, suivi presque aussitôt par une ribambelle d’autres enfants : douze au total, âgés entre quatre et huit ans, dont deux filles, plus blonds, plus roses, plus frais les uns que les autres.
Aba versa l’eau tiède pour qu’ils se nettoient les mains et se décrassent le visage. Les bancs autour de la table furent investis et les regards suspendus à la jatte de lait et aux tranches de pain blanc.
Le père Aba remplit chaque bol à proportion égale.
On récita les remerciements au Seigneur pour la nourriture, puis le signal du début du repas fut donné.
Des éclats de joie fusèrent de toutes parts.
Le père Aba sourit : c’était un adorable spectacle que ces petits enfants. Ils étaient le "miracle" de son village…

Tout avait commencé avec son prédécesseur.
Cinquante ans durant, le père Evermacher avait été l’âme et la vie du village de Cantimpré. Exerçant les vertus chrétiennes jusqu’à l’héroïsme, il avait traversé les décennies de troubles de son pays sans dommage.
Evermacher fut un catholique exemplaire. Sa pureté d’âme avait préservé ses ouailles des tentations de l’hérésie qui proliférait grâce à la dénonciation des mœurs corrompues du clergé.
La chasse aux cathares et aux vaudois qui dévastait la région avait épargné sa petite paroisse. Des frères prêcheurs vinrent bien en 1240, 1258 et en 1274 opérer une petite inquisition des lieux, mais sans trouver personne à condamner.
Or çà, et bien que la population se soit toujours sentie privilégiée sous le ministère d’Evermacher, elle allait encore plus s’émouvoir des bienfaits qui suivirent la venue de son jeune successeur.
Le cas des nouveau-nés préluda à tout.
Les villages isolés comme Cantimpré enduraient une forte mortalité infantile et un nombre important de disparitions des accouchées. Néanmoins, sans que rien ni personne puisse se l’expliquer, quelques mois après l’arrivée d’Aba, mères et nourrissons se mirent à survivre. Le premier enfant fut fêté comme un signe favorable envoyé du Ciel pour le nouveau prêtre, le deuxième, le troisième, et tous les autres enfin, inspirèrent stupéfaction puis ferveur.
On dut se rendre à l’évidence : on ne mourait plus avant l’âge à Cantimpré !
La multiplication des enfants métamorphosa la physionomie du village. Aujourd’hui encore, cet élan de vie ne donnait aucun signe de fléchissement : cinq femmes étaient enceintes, dont une proche de son terme.
Avec cela, on se mit à guérir de bien des maux. La scrofule et la teigne disparurent, une fille aux poumons mutilés depuis la naissance put s’ébattre dans les bois, les sanies se clarifièrent et les vieillards reverdirent. La pâte du pain leva toujours et rapidement. De mois en mois, si une légende avait prédit que la Sainte Vierge visiterait Cantimpré, cela n’aurait plus surpris personne.
L’étrange restait que ces miracles se trouvaient sans objet de vénération : il n’y avait pas de saint voué à Cantimpré, aucune source païenne prodigieuse à christianiser, l’église n’était jamais le théâtre des merveilles et le bon curé Evermacher avait souhaité être enterré dans le village natal de sa mère, à Spalatro en Italie. De sorte qu’on n’avait ni relique ni personnage sur qui reporter sa gratitude, hormis Guillem Aba. Mais celui-ci se récria. Au cours d’un prône qui fit date dans le cœur des villageois, il attribua les bénédictions récentes à la "belle communauté d’âmes" de Cantimpré. Ce ne fut que pour contenter leur goût d’un lointain paganisme qu’il accepta d’associer – hors ses prêches – l’esprit de feu Evermacher à la félicité de ses fidèles.
N’était la belle vertu de ses habitants, Cantimpré ne pouvait être reconnu comme un lieu de miracles chrétiens et rien n’embarrassait plus l’Église.
Toutefois plusieurs familles du pays délaissèrent leur lieu de naissance pour rejoindre les habitants comblés de Cantimpré.
Une telle fortune faisait dire à certains – mais à mi-voix surtout, pour ne point rompre le charme – que Cantimpré était un village "béni de Dieu".

Confronté à la soudaine prolifération de jeunes enfants, le père Aba dut ajuster son sacerdoce et imaginer une nouvelle conception de l’enseignement des petits. Il remit à plus tard les paraboles du dogme et les abrégés de l’Histoire sainte pour leur inculquer, à la place, de petits adages.
— Apprendre un dicton, c’est aussitôt pouvoir le traduire en acte, professait-il.
Il s’inspirait de maximes antiques, favorisant des formules qui sauraient frapper la jeune imagination de son auditoire :
Il n’y a pas de place pour deux pieds dans une même chaussure.
Quand le feu est à la maison de ton voisin, la tienne est en danger.
Il vaut mieux avoir l’œuf aujourd’hui que la poule demain.
Cracher contre le ciel, c’est se cracher au visage.
Aba était convaincu que de tels consommés de sagesse logés quelque part dans une tête, même sans lumières, pouvaient à terme ne produire que du bien.
Sur la douzaine d’enfants présents ce matin devant lui, l’un d’eux se faisait remarquer par sa réserve. Alors que chacun dévorait sa portion de pain, lui restait mesuré, étranger à l’excitation qui l’environnait.
Son nom était Perrot.
Il portait un sarrau neuf vert-de-gris. Blond, les yeux très bleus, il captait toujours l’attention du père Aba tant il comprenait mieux et plus soudainement que les autres. C’était un enfant mystérieux, prometteur, fils unique de Jerric le menuisier et de sa femme Esprit-Madeleine, dite la "boiteuse". Il était le favori du prêtre, fasciné par ses aptitudes naturelles.
Aujourd’hui, sans raison apparente, Perrot se montrait taciturne et inquiet. Aba se promit de l’interroger à la fin de la leçon.
— Silence ! lança-t-il sitôt les écuelles vidées et le pain disparu.
Les enfants quittèrent la table et jouèrent des coudes pour occuper la meilleure place auprès du poêle.
Le professeur avait choisi pour ce matin un dicton qu’il savait promis à un beau succès :
Nul n’est dégoûté de sa propre mauvaise odeur.
Dès qu’il l’eut énoncé, ce fut un tonnerre d’éclats de rire. Et l’on commença d’échanger des plaisanteries sur tel ou tel du village.
Aba conduisait insensiblement les petits vers les fins morales recherchées ; il était un excellent conteur et un pédagogue né.

Au-dehors, Augustodunensis s’occupait de l’office liturgique. La petite église de Cantimpré s’était remplie de la presque totalité des paroissiens. Le sentiment de grâce qui habitait ces simples bergers les avait rendus assidus au culte. Ce matin, seules cinq femmes, interdites d’entrer dans l’église parce qu’elles étaient enceintes et considérées comme impures, et quelques nourrissons restaient dans le village. Auguste s’apprêtait à réciter l’ordinaire lorsqu’un fracas ébranla le portail de l’église et résonna dans la modeste nef.
Tout le monde tourna la tête.
Aranjuez, le doyen de Cantimpré, quitta son rang pour aller voir ce qui se passait.
Il trouva la porte close depuis l’extérieur.
L’angoisse monta dans l’église. Les hommes eurent beau s’épuiser à heurter et tirer le portail, ils comprirent qu’ils étaient prisonniers.
Au presbytère, le père Aba ne perçut pas tout de suite le pas lourd des chevaux qui approchaient de sa maison.
Un hennissement recouvrant soudain les paroles des enfants, il dressa la tête et leva le bras. Les petits se turent.
La porte du presbytère fut secouée.
Il s’agissait de la porte du fond, celle employée par Augustodunensis et qui donnait sur la resserre. Elle était toujours fermée à clef, le froid s’y insinuant lorsque le verrou n’y était pas. Auguste l’avait verrouillée avant de rejoindre l’église.
Tous les villageois savaient que cette porte restait fermée en cette saison. Seul un étranger pouvait vouloir l’emprunter.
Les enfants s’inquiétèrent du visage d’Aba qui blêmissait à vue d’œil.
— Approchez, leur dit-il en se munissant de son pique-feu.
C’est alors que la porte du fond vola en éclats. Les enfants crièrent et se pressèrent contre les jambes de Guillem Aba. Deux silhouettes pénétrèrent dans la pièce.
Leur surgissement fut si violent qu’ils en renversèrent la table, les bols, la jatte et les bancs. Terrifiés, les animaux s’échappèrent.
Très grands, vêtus de noir de pied en cap, les bottes alourdies par la boue, une capuche sombre rabattue sur le front dissimulant leurs traits, les deux hommes s’avancèrent vers Aba, une courte épée à la main.
Dans le même temps, deux autres silhouettes similaires s’introduisirent dans la maison par la porte du jardin.
Le vent et le froid gagnèrent la pièce.
Aba voulut protéger les enfants en brandissant son pique-feu…
— Qui êtes-vous ?
… mais l’un des hommes le refoula et lui arracha l’outil.
Le prêtre se débattit.
— Cesse de te démener, le curé, dit l’homme en noir. Ce n’est pas après toi que nous en avons.
Aba n’entendait pas se laisser arrêter, il repoussa l’homme du plat de la main.
— Calme-le, dit simplement un autre assaillant derrière eux.
L’homme bousculé saisit un enfant par le col et le souleva en le désignant à ses compagnons.
L’un d’eux lui répondit par un signe positif du front.
— Non ! hurla le prêtre qui avait compris.
Il voulut s’élancer, mais un homme l’empoigna.
Celui qui tenait le petit l’adossa contre une poutre et lui enfonça son épée à travers le corps. Il força tant sur l’arme qu’elle pénétra le bois et ne se démit pas sous le poids du garçon ; ce dernier resta en suspension, agité de tremblements, se vidant de son sang.
Cette vision d’horreur pétrifia Aba et les enfants.
— Si tu fais encore un geste, le curé, j’en épingle d’autres comme cela sur tous tes murs, mugit l’assassin en direction du prêtre.
Mais Aba, sourd aux menaces, révolté, renversa l’homme qui le retenait et voulut sauter au cou de l’assassin ; ce dernier le fit reculer en glissant un couteau sous sa gorge. Du sang fila sur sa lame. Le prêtre ne faiblit pas. Il grondait, rugissait, invectivait :
— Vous paierez ce crime !
Les hommes en noir furent surpris de la férocité qui émanait de lui. D’un mouvement vif, l’assaillant libéra son poing et lui asséna un coup, de la tempe au nez, ouvrant son œil gauche, puis, tout de suite, un autre coup au menton.
Le père Aba perdit connaissance et s’écroula.
Transis de peur, les enfants ne savaient vers où se tourner. Ils regardaient avec une même terreur leur maître inerte et leur compagnon dont le sang jaillissait par saccades. Le silence se fit soudain, pesant après les cris du prêtre, seulement troublé par les faibles râles du gamin.
Les hommes s’approchèrent et alignèrent les enfants de force. L’un des quatre, celui qui avait accordé d’un signe le meurtre du garçon, s’avança. Sa main, gantée de cuir et de fer, glissa lentement sur leurs fronts, l’un après l’autre.
Chaque enfant fut dévisagé. Au bout du rang, l’homme s’arrêta, agacé. Il tourna les talons, regarda autour de lui, puis, d’un bond, se dirigea vers la table renversée.
Il la releva.
Dessous se dissimulait un petit garçon blond. Sur son ordre muet, un des assassins tendit la main vers le visage apeuré de l’enfant, l’empoigna et dit :
— On l’emmène.


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