Le musée Marmottan Monet présente du 17 octobre 2024 au 2 mars 2025 une exposition intitulée Le trompe-l’œil, de 1520 à nos jours. Elle retrace l’histoire de la représentation de la réalité dans les arts et entend rendre hommage à une facette méconnue des collections du musée, ainsi qu’au goût de Jules et Paul Marmottan pour ce genre pictural.Sans doute faut-il indiquer que l'expression trompe-l’œil aurait été employée pour la première fois par Louis Léopold Boilly (1761-1845) -dont la rue où se trouve elle musée porte le nom- en légende d’une œuvre exposée au Salon de 1800. Le terme ne fut adopté que trente-cinq ans plus tard par l’Académie française. Mais l’origine de ce genre serait liée à un récit bien plus ancien, celui de Pline l’Ancien (c.23-79 apr. J.C), qui rapporte dans son Histoire naturelle comment le peintre Zeuxis (464-398 av. J.C.), dans une compétition qui l’opposait au peintre Parrhasios, avait représenté des raisins si parfaits que des oiseaux vinrent voleter autour et
tentèrent de les picorer
Voilà pourquoi un des tableaux présentés est la peinture illusionniste Deux grappes de raisin de Nicolas de Largillière (1656-1746), huile sur panneau de 1677 de 24,5 × 34,5 cm prêté par la fondation Custodia Paris, collection Frits Lugt. Le peintre a suspendus les grappes à un mur en hommage à Zeuxis.Certains thèmes du trompe-l’œil sont bien connus – tels que les vanités, les trophées de chasse, les porte-lettres ou les grisailles – mais l’exposition aborde aussi d’autres aspects comme les déclinaisons décoratives (mobilier, faïences, …) ou encore la portée politique de ce genre pictural à l’époque révolutionnaire jusqu’aux versions modernes et contemporaines à travers un parcours riche de plus de 80 œuvres significatives du XVI° au XXI° siècle, dont beaucoup ont été rarement vues et d’autres sont complètement inédites, provenant de diverses collections françaises et étrangères et des fonds du musée Marmottan Monet afin de célébrer dignement le 90e anniversaire de son ouverture le 21 juin 1934.Le public en a saisi l’intérêt comme en témoigne l’affluence à cette expositions pour laquelle je vous conseille de réserver votre billet. J'ai moi-même été conquise, totalement fascinée par les compositions, si bien qu'à de multiples reprises je me suis heurtée au fil protecteur qui restreint l'avancée du spectateur désireux de regarder au plus près. C'est assez amusant de noter combien les visiteurs s'avancent puis reculent comme s'ils tentaient de faire une mise au point. Ils lisent les cartels à voix haute, s'exclament, manifestant leur vif intérêt. Il faut dire que la mise en avant des oeuvres est très réussie et c'était une chance de bénéficier des explications des deux commissaires, Sylvie Carlier et Aurélie Gavoille.La genèse de ce projet a trouvé sa source dans les legs de Jules et Paul Marmottan à l’Académie des beaux-arts de sept œuvres illusionnistes : trois signées par certains des plus éminents maîtres de ce genre tels que Cornelis Norbertus Gijsbrechts, Laurent Dabos et Louis Léopold Boilly, et quatre attribuées à Piat Joseph Sauvage. Elles ont été restaurées pour retrouver toute leur lisibilité et leurs couleurs d’origine et sont, pour certaines, présentées au public pour la première fois depuis des décennies, faisant ainsi de cette manifestation un double événement.Parmi elles figure le Trompe-l’œil également intitulé le Traité de paix définitif entre la France et l’Espagne (après 1801) de Laurent Dabos (1761-1835) qui est une huile sur bois de 58,9 x 46,2 cm
La virtuosité et l’ingéniosité technique sont les principaux ressorts des recherches des artistes qui y mêlent une pointe de fantaisie voire d’humour assumée. L’exposition offre à voir une multitude de médiums, de la peinture à la sculpture, de l’architecture au dessin, de la photographie aux arts décoratifs dont la céramique, soulignant ainsi la manière dont cet art de la tromperie s’est diffusé dans les arts.Les neuf sections de l’exposition illustreront ainsi, à travers un parcours chronologique, la pluralité des sensibilités et des représentations du trompe-l’œil tout comme son évolution au fil du temps du XVI° à nos jours, de son âge d’or à sa persistance au fil des époques, en passant par son mépris par la critique au XIX° siècle, jusqu’à sa réappropriation encore trop peu méconnue par les artistes au XX° et XXI° siècles. La fin du parcours est même dédiée à l’art de "tromper l’ennemi" grâce à la section camouflage fondée au début de la Première guerre mondiale jusqu’aux évolutions techniques où la dissimulation devient un véritable enjeu de survie lors des conflits.
Le trompe-l'oeil joue sur les perceptions et les sens. Il est toujours intentionnel et obéit à des règles très précises : le tableau doit être une nature morte, il doit s’intégrer à l’environnement dans lequel il est présenté, requérant ainsi une mise en scène tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’œuvre. Il exige également que la représentation du sujet soit figurée grandeur nature, dans son intégralité sans être entravée par le cadre et que la signature de l’artiste soit dissimulée dans le tableau tout comme sa main pour garantir l’illusion.On trouve régulièrement des motifs tels que le ruban, généralement clouté, la plume, la lettre, la clé, des fissures feintes, des agrafes, et souvent une loupe pour attirer l'oeil sur un détail. C'est ce que fait par exemple Edwaert Collier (1642-1708) sur cette huile sur toile de 1703 sobrement intitulée Trompe-l'oeil, provenant du misée de Lakenhal de Leyde.
Après le défi lancé par Zeuxis, on ne remarquera guère de jeux d'optique pendant la période médiévale. Is réapparaissent à la Renaissance et l'apogée des recherches se déroule aux Pays-Bas au XVII°. La peinture à l’huile, la perspective, les effets de lumière autorisent l’artiste à ambitionner de rivaliser avec la réalité avec un désordre qui n'est qu'apparent. Cornelis Norbert Gijsbrechts(vers 1630- 1672-75), peintre de la cour de Copenhague au service des rois Frédéric III puis Christian V, amateurs de cabinets de curiosité, conçoit pour eux des trompe-l’œil dont la virtuosité inégalée élève ainsi le trompe-l’œil, un genre dit mineur, à un niveau de perfection et d’ingéniosité sans précédent comme en témoigne ce Trompe-l'oeil de 1665, une huile sur toile de 59 x 56 cm, un des joyaux acquis par Jules Marmottan. Son sujet principal en est le porte-lettres (qu'on appelle quodlibet comme on le verra un peu plus bas).
Est également remarquable ce Trompe-l’œil aux instruments du peintre et aux gravures, avant 1715, Huile sur toile, 90 x 77,5 cm de Cristoforo Munari (1667-1720) de la collection Farida et Henri Seydoux (Paris). Il présente un format découpé dit chantourné : les gravures dans la partie supérieure, la palette dans le bas, ainsi que le bâton de peintre dépassant du rectangle initial du châssis. Des gravures sont comme plaquées sur un battant de placard en bois ainsi qu'une toile peinte sans châssis représentant un paysage.
Le roi Louis XV sollicite le pinceau de Jean-Baptiste Oudry, peintre du roi, pour immortaliser ses prouesses à la chasse à courre. L’artiste joint aux côtés des animaux un cartellino, petit papier froissé relatant le titre de l’œuvre et la date de la chasse mettant en avant le nom du propriétaire et la maison où l’œuvre sera exposée.Le quodlibet (forme latine quod libet), qui peut se traduire par "ce qu’il vous plaît" met en scène un désordre savamment organisé. Il s’agit de quelques planches de sapin sur lesquelles des rubans ou des lanières sont clouées et entre lesquelles des lettres, des dessins, des gravures et des menus objets (bésicles, plumes, bâtons de cire, sceaux, etc.) sont retenus par des rubans. L’artiste y démontrait sa virtuosité et pouvait aussi apposer sa signature, la date de l’œuvre ou le nom de son commanditaire sur l’un des documents présenté sur ces portes-lettres. Au-delà de la technicité de ces compositions permettant de lire les documents imités, les artistes pouvaient y dissimuler, tel un rébus, certains messages plus ou moins explicites selon son destinataire et que le spectateur se plaît à reconstituer. Ces quodlibets évoquent souvent une pensée moralisatrice, celle de la vanité du savoir, du temps qui passe et de la précarité des objets et de la vie.
Tous les fondamentaux figurent sur cette huile sur toile de Charles Bouillon de 81,5 x 107,5 cm (Collection particulière) intitulée Plis et objets en trompe-l’œil. Y compris l'instrument de musique (en lien avec le sens de l'ouïe). Cette oeuvre est le premier quodlibet présenté dans une exposition. Il témoigne en ce début du XVIII° de l'intérêt majeur que portent les artistes à la thématique du porte-lettres. On suppose qu'il s'est inspiré des compositions si équilibrées de maitres du genre comme Cornelis Norbertus Gijsbrechts ou Jean-François de le Motte.
Charles Bouillon (actif à Paris vers 1704-1707) est ainsi un maitre de cet art bien qu'on en connaisse peu d'éléments biographiques de cet artiste signant Bouillon Flamand comme on peut le lire sur un billet épinglé en bas au centre du tableau.De Jean François de Le Motte (1635?-1685?) voici une magnifique nature morte au trompe-l'oeil (1660) fourmillant de détails qui serait le plus grand format qu'il ait jamais réalisé. La composition est scindée en deux parties, l'une en pleine lumière et l'autre dans l'ombre.
Jean-Etienne Liotard (1702-1789)a une dizaine de trompe-l'oeil à son actif. Sur celui au portrait de Marie-Thérèse d'Autriche, vers 1762-1763 il pose un faux-bois sur le panneau de 36,2 x 43,4 cm à côté de la réplique à l'huile du pastel qui est conservé à Vienne en donnant l'illusion qu'il coulisse.
Après la Révolution on utilise le trompe-l'oeil pour transmettre éventuellement un message politique. C'est ce que fait Laurent Dabos (1761-1835) avec cette huile sur bois, de 58,9 x 46,2 cm Trompe-l’œil dit aussi Traité de paix définitif entre la France et l’Espagne, après 1801 appartenant au musée Marmottan Monet. Elle offre à voir, sous un verre feignant d'être brisé en plusieurs endroits, des documents éparpillés. Une gravure de paysage va même au-delà du cadre, créant ainsi grâce à son ombre l'effet d'une troisième dimension.
La dimension politique est donnée par le portrait de Bonaparte, alors Premier consul, et de Charles IV, roi d'Espagne, symboles de l'alliance entre la France et la monarchie absolue espagnole contre la Grande-Bretagne qui aboutira à la signature du traité d'Amiens le 25 mars 1802 dont on note l'évocation sur le tableau.
La sculpture peut elle aussi prétendre au trompe-l'oeil comme en témoigne cette Grive morte (vers 1775) de Jean Antoine Houdon (1741-1828) où le volatile est suspendu tel un trophée de chasse. le rendu du duvet et des plumes est d'une exécution remarquable, renforcée par la préciosité et la transparence du marbre, de loin comme de près.
Sculpture, peinture, notre oeil se perd. Qui voit une huile dans ce Trompe-l'oeil figurant des animaux, un oeuf et un bas-relief (vers 1820-1825) de Gabriel Germain Joncherie (1785-avant 1864) ?
La scénographie de Clémence La Sagna et Achille Racine est volontairement troublante, intégrant des éléments d'aération ou de chauffage (factices) fidèles à ceux qui se trouvent dans le sol.Au XVIII°, la volonté de créer l’illusion s’étend à la production de la céramique en trompe-l’œil au service d’objets utilitaires où il s’agit davantage d’une évocation que d’une réelle duperie. Soupières en forme de choux, de salades, de courges, assiettes garnies d’olives et autres fruits et légumes ou terrines de forme animalière décorent les tables d’apparat. Ce goût se diffuse largement, tout d’abord en Allemagne (Meissen) puis dans toute l’Europe dont la France, ce dont témoigne les nombreuses manufactures qui sont créées (Sceaux, Niderviller). L’activité cesse au début du XIX° siècle. C’est pourtant à cette époque, qu’Avisseau redécouvre les secrets du céramiste de la Renaissance, Bernard Palissy qui peupla ses plats d’animaux et d’insectes exécutés en relief : il fonde l’école de Tours et influence d’autres céramistes passionnés. La tradition du trompe-l’œil dans les arts décoratifs se renouvelle au XX° siècle avec des décors peints à la surface des objets à la manière d’une peinture illusionniste, domaine dans lequel excellent notamment le peintre Pierre Ducordeau et le designer milanais Pietro Fornasetti.
Plat ovale à décor de rustiques figulines (technique de trompe-l'oeil en terre cuite émaillée), première moitié du XVII°, terre cuite à glaçure plombifère (provenant du musée Gustave Moreau de Paris) réalisé dans l'atelier parisien post-palisséen/suite de Bernard Palissy. Rappelons que cet artiste (1510-1590) fut géologue, chimiste et céramiste. Il a marqué la Renaissance française avec ses poteries naturalistes.On peut considérer que c'est Louis Léopold Boilly qui aura donné ses lettres d'or à cet art. Le Palais des Beaux-Arts de Lille a prêté le Trompe-l'oeil aux cartes et pièces de monnaies réalisé vers 1805-1815 par l'artiste originaire de la région lilloise. L'huile sur vélin marouflé et enchâssé sur le plateau de 48 x 60 cm d'un guéridon en acajou de 76 cm de hauteur, de style Empire, qui pourrait avoir décoré le château de Saint-Cloud, résidence de Napoléon Ier. La pièce à son effigie serait alors peut-être un clin d'oeil à l'illustre commanditaire de ce trompe-l'oeil. L'efficacité de la composition pourtant sobre tient à la présence du verre brisé, de la loupe et des gouttes de colle qu'on jurerait tombées par inadvertance sur le papier.
Du même artiste, et plus ancien, Un Trompe-l'œil, vers 1800-1805, provenant d'une collection particulière, montre une lettre déposant d'un cadre fin et brisé. Ce pourrait être la première oeuvre nommément présentée avec cette légende au salon de 1800 et y fait sensation. L'Académie française adoptera le mot trente-cinq ans plus tard pour désigner un sous-genre pictural puis sera délaissé au cours de la seconde moitié du XIXe siècle en France.
Le renouveau viendra des Etats-Unis autour notamment de John Frederick Peto et de John Haberle. Les peintres de la "seconde école de Philadelphie" réinterprèteront de manière moderne la tradition du trompe-l'oeil en utilisant des objets quotidiens et contemporains. Si ce mouvement est resté méconnu en France il a largement influencé les peintres américains des générations suivantes.
Dans Pour la piste [For the Track], 1895. Huile sur toile, 110,5 x 75,9 cm de la National Gallery of Art de Washington, John Frederick Peto (1854 -1907) réunit des objets en lien avec les courses équestres comme s'ils étaient accrochés à un panneau de bois peint en vert foncé sur lequel se détache une affiche déchirée dans un ton plus clair et le bleu d'un papier glissé dans la feuillure ainsi que le rouge de la casquette de jockey. Ce pourrait être une porte dont les charnières apparaissent sur la gauche et la serrure sur la droite alors que la ferrure du bas est endommagée.
Il est plus que probable que l'artiste avait reçu des commandes de saloons ou de sociétés de courses. John Arbele signe d'un graffiti et glisse son portrait miniature sur un de ses tableaux.Le trompe-l'oeil renait en France au XX° avec la Nature morte à la chaise cannée peinte au printemps 1912 par Pablo Picasso (1881-1973). Ce tondo (tableau de forme circulaire) n'est pas exposé ici mais je l'avais remarquée au musée Picasso.
Etiré en largeur, il est le premier collage de l'histoire de l'art moderne, caractéristique du cubisme de synthèse, qui cherche à représenter les objets à travers leurs traits essentiels, de façon synthétique. L'oeuvre combine diverses manières de représenter le réel. Le signe pictural dans la partie supérieure et droite de la toile figure une nature morte au verre. L'écriture avec les lettres JOU signifient journal. Le trompe-l'oeil est reconnaissable au morceau de toile cirée qui donne l'illusion d'une assise de chaise sur laquelle reposerait la composition. Enfin le cordage fait office de cadre.







La Déchirure de 1981 de 80 x 54 cm fait référence à l'oeuvre dans laquelle Marcel Duchamp parodiait la Joconde en lui plaçant une moustache. Elle laisse apparaitre avec humour le portrait de Mona Lisa que l'on découvre comme un cadeau, derrière un emballage froissé et lacéré à peine retenu par des bandes adhésives peintes en aquarelle (ce qui présente la combinaison de deux techniques). La carte de visite de l'artiste semble glissée dans un pli. Cette oeuvre a été choisie pour illustrer l'affiche de l'exposition, à l'instar d'un détail du Trompe-l’œil avec ruban turquoise devant le paysage de la campagne portugaise deJean Pillement (1728-1808), Huile sur toile, 37,5 x 54 cm, peinte vers 1790 de la Collection Farida et Henri Seydoux (Paris).




J'ai pris la photo de manière à ce qu'on aperçoive au fond, sur le mur d'en face, Jade, de Daniel Firman (né en 1966) qui inscrit son œuvre dans l’histoire du moulage d’après nature. Son modèle réalisé en 2015 résine peinte, acier, vêtements, perruque, de 150 x 40 x 48 cm appuyé contre une cloison, est sa fille qui interpelle le visiteur grâce à son hyperréalisme sur la posture de personnes à l’intérieur d’un musée.
Juste à coté de Jade, est accroché au mur Tisch n° 5, 04 novembre 1968 de Daniel Spoerri (né en 1930), Panière à pain, coupelle en céramique, trois verres, cendrier, mégots, sucrier, moulin à poivre, salière, pot à crème, assiette, couverts, boite à fromage vide, deux titres de transport, une pièce de monnaie, objets divers collés sur bois peint, 70,3 x 70,3 x 16,5 cm, collection du musée de Grenoble.Cet artiste a commencé en 1963 à proposer des expériences culinaires perturbant les coutumes alimentaires culturelles. A la fin des repas les restes sont fixés sur la table qui est alors basculée en positon verticale. Ce théâtre d'objets réels invite à reconstituer la scène pétrifiée. Identifiable par son panneau bleu Tisch n°5 a été réalisée en 1972 au restaurant Spoerri à Düsseldorf. Ce piège optique prend pour cible la peinture classique, interroge ses représentations et et les frontières entre réalité et illusion, vrai et faux, renversement de l'ordre établi …










