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« Le retour au pays de Jossel Wasserman » d’Edgar Hilsenrath

Par Ellettres @Ellettres
retour pays Jossel Wasserman d’Edgar Hilsenrath

Les voix provenant d'un wagon parlent au vent.

Elles racontent l'histoire de Jossel Wasserman, né à la fin du XIXe siècle dans un de ces nombreux " shtetls ", ces villages juifs ashkénazes qui émaillaient les franges orientales de l'empire d'Autriche.

Fils d'un érudit de la loi juive et petit-fils du tenancier de LA gargote du shtetl de Pohodna dans la province de Bucovine, le petit Jossel grandit dans une communauté où tout le monde se connaît, du rabbin au porteur d'eau.

Éblouis par leur fidélité à l'empereur François-Joseph qui les a émancipés*, accoutumés à fréquenter les paysans " goys " polonais, ruthènes ou roumains du coin, préservés des pogroms russes, soudés par leur langue commune, le yiddish, et le partage des traditions, les habitants de Pohodna pressentent à peine les bouleversements que leur réserve le XXe siècle.

*La légende familiale dit que cette avancée importante dans les droits des Juifs de l'empire a été obtenue grâce à la propre arrière-grand-mère de Jossel, qui sauva l'empereur aux favoris de l'asphyxie en lui retirant le hareng salé qu'il s'était coincé au fond du gosier, lors de sa visite à Pohodna...🤭

-Est-ce que le Bon Dieu a peur des femmes ?

-C'est bien possible, dit mon grand-père.

-As-tu peur de grand-mère ?

-Un peu, dit mon grand-père.

Émigré en Suisse, Jossel réclame qu'après sa mort son corps soit rapatrié au pays natal. Ironie du sort, au même moment, les habitants de son village natal sont enfermés dans un convoi en direction d'Auschwitz...

Narré dans une langue savoureuse, à la fois très naïve et très crue, Le retour au pays de Jossel Wasserman d'Edgar Hilsenrath - écrivain ayant connu le ghetto, l'ambiance du shtetl, l'émigration en Palestine et à New-York avant de finir sa vie dans son Allemagne natale - offre un formidable pied de nez à la volonté annihilatrice de la Shoah et une fresque colorée sur le monde du yiddishland d'Europe de l'Est - monde qui, on le sait, a tragiquement disparu pendant la dernière guerre.

Son originalité est d'offrir un texte comique voire farcesque, qui n'évoque les nazis que de manière détournée dans un prologue et un épilogue assez poétiques, ce qui lui permet de défier le trou noir du génocide dans l'histoire de ces communautés pour mieux les ressusciter dans toute la fraîcheur de leur culture et de leur vie quotidienne. Ce qui ne rend leur histoire que plus émouvante.

Parmi une foule d'anecdotes amusantes, la petite histoire du shtetl se tresse à la grande : celle des empires, des puissants, et de leur chute après la Grande Guerre. Jossel coupe ses papillotes, s'habille à l'occidentale, fréquente les cafés de Cernowitz, la " petite Vienne de l'est ", est mobilisé dans l'armée, s'évade... et se retrouve nu dans le lac de Lugano. Au milieu de ces aventures au ton parfois picaresque, surnagent des petites perles de ce que le narrateur nomme " la logique juive ".

" Une fonction peut toujours être pourvue, dit la femme du rabbin, mais celui-là - et elle montra son fils - est un être humain, et il est irremplaçable. "

Conseillé par un collègue prof d'histoire lors d'une sortie scolaire au Musée de la Shoah à Paris, j'ai beaucoup apprécié lire un auteur au style résolument unique, entrer par ce biais dans une culture engloutie, et je poursuivrais volontiers avec " Le nazi et le barbier " du même auteur aux éditions @le.tripode.

" Le retour au pays de Jossel Wasserman ", d'Edgar Hilsenrath, Le Tripode, 2016 (1e éd. 1993), 280 p.

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