
Critique de Blue Room, de Prune Bonan, vu le 10 novembre 2024 au Théâtre de Belleville
Avec Ike Zacsongo-Joseph ou Louis Battistelli, Aurore Streich ou Léa Philippe, Thomas Sagot ou Maxime Meston, Hélène Rimenaid ou Olenka Ilunga, Alexis Ruotolo, et Prune Bonan, mis en scène par Prune Bonan
Qu’est-ce qui me décide à aller voir un spectacle sur le viol un dimanche après-midi à 50 minutes de chez moi ? Pas grand chose, en vérité. Quelques lignes du résumé qui allument quelque chose en moi. Une photo du spectacle, qui me parle. Une bande de potes autour d’une Game Cube. Ça tient à pas grand chose, une bonne après-midi.
Alors, « un spectacle sur le viol », en fait, non, pas tout à fait. C’est plus fin que ça. Un spectacle sur une bande de potes qui doit faire face, des années après, à des accusations de viol par l’un d’eux. Ils ont été proches, comme on l’est dans ces années-là. On avance ensemble, soudés par une soudure éphémère. Ils se retrouvent dans leur ancien QG, après plusieurs années sans nouvelles. Ils replongent dans les souvenirs des moments partagés, et font face à leur nouvelle réalité qui est le présent.
J’ai presque eu l’impression d’un spectacle immersif. Alors je le précise : je suis dans la cible. Je suis la cible, même. La bande de potes qui est sur le plateau parle de passer son bac en 2014, j’ai passé le mien en 2013. Ce n’est pas seulement ma génération, c’est moi. Mes refs, mes musiques, mes comportements en groupe – ceux-là sont peut-être plus universels : la pression sociale, la puberté, les questions de sexualité qui s’invitent dans les conversations. La bande de potes, celle avec qui on croit qu’on partage tout, et à travers qui on essaie surtout d’exister et de se découvrir. Tout ça, je connais. Et c’est pas seulement je connais. C’est je m’y retrouve. J’y suis. Je le sens dans ma chair.
Je ne sais pas si c’est parce que je suis dans cette ambiance que je connais bien, qui me détend ou me remet dans ma condition de sensibilité adolescente à fleur de peau (dont je ne suis jamais vraiment sortie, hélas), mais il y a quelque chose de tellement authentique, tellement naturel, tellement vécu dans ce qui se passe sur cette scène, qu’il y a une réaction presque physiologique, un mélange de bien-être et d’enthousiasme quasi-automatique qui se met en place. Un effet Madeleine, finalement. On est dans notre cocon. On fonce dedans, un peu comme ce guilty pleasure qui nous fait binge-watcher Elite ou Heartstopper juste pour retrouver l’odeur de ces années lycée.
Et l’instant d’après, on en est tiré brutalement. C’est vraiment malin. Ils nous choppent au moment où on est le plus vulnérable. Le plus ouvert. Presque à leur merci. Le couteau est là, prêt à appuyer là où ça fera mal. Le jeu est lancé et il n’a pas prévu d’être tendre avec nous. Il nous met sans problème face à nos contradictions. Insidieusement. Allez, vous êtes pas venus ici pour vous la couler douce, mettez tout sur balance, et place au jugement dernier !
Alors oui, je force un peu le trait, mais ça se fait évidemment avec un petit goût d’amertume. Le procédé fonctionne à merveille puisque tout devient tellement choquant. Toutes ces refs avec lesquelles j’ai grandi et que je connais par coeur. Qui appuient la culture du viol et de la violence. Tout ce sexisme ordinaire. Toutes ces remarques qu’on lance sans vraiment y penser et qui peuvent marquer à tout jamais. Rien n’est souligné, jamais. Simplement, on l’entend. Parce qu’on n’a plus le même âge, parce qu’on a le recul, parce que c’est bien amené. Parce qu’on était détendu et que ça ne sonne plus pareil l’oreille. Parce qu’il y a des choses qu’on n’arrive plus à accepter, ou juste à entendre, à un certain moment.
C’est sans doute ce qui m’a vraiment marquée, dans le spectacle. Peut-être davantage encore que ce pour quoi j’étais venue. J’étais venue pour entendre le procès, pour comprendre quelles options on a quand on est confronté à ce problème. Est-ce qu’on cherche à comprendre ? Est-ce qu’on revient sur ce qu’on a été ? Est-ce qu’on pardonne ? Est-ce qu’on fait avec ? Est-ce que c’est rédhibitoire ? Elles sont là, en filigrane, ces questions. Dans le présent, dans ce que j’appelle des scènes de « procès », on essaie d’avancer à travers ces réflexions. C’est parfois un peu didactique, un peu souligné. Ça tourne parfois un peu en rond, ne parvenant pas à trouver de porte de sortie. C’est un peu moins authentique que le reste. Peut-être parce que ça n’a pas été vécu. Ou peut-être parce qu’il est impossible de trouver une vraie réponse.
Remuée, c’est ça le mot ?
