Ces dernières semaines, je n’ai pas lu à un rythme soutenu mais avant de profiter de ces vacances de Noël, je vous parle brièvement (parce que c’est difficile de parler de coups de coeur) de ces deux romans :
Quatrième de couverture :
Domestique au service des bourgeois, elle est travailleuse, courageuse, dévouée. Mais ce week-end-là, elle redoute de se rendre chez les Daniel. Exceptionnellement, Madame a accepté d’aller prendre l’air à la campagne. Alors la petite bonne devra rester seule avec Monsieur, un ancien pianiste accablé d’amertume, gueule cassée de la bataille de la Somme. Il faudra cohabiter, le laver, le nourrir. Mais Monsieur a un autre projet en tête. Un plan irrévocable, sidérant. Et si elle acceptait ? Et si elle le défiait ? Et s’ils se surprenaient ?
Quand j’ai refermé ce roman, j’ai eu envie de le recommencer immédiatement pour mieux saisir la portée de certaines parties. Que d’émotions à fréquenter le temps de quelques pages la « petite bonne » et ses « maîtres ». Seule la patronne, l’épouse, est nommée : Alexandrine, jeune mariée qui s’est sacrifiée à son mari trop peu connu et revenu horriblement mutilé de la guerre de 14. On comprend très vite que de nombreuses années ont passé, on est déjà en train de sentir approcher le souffle de la seconde guerre mondiale, et le mari, incapable de mettre lui-même fin à ses jours, végète dans une insupportable attente. A l’occasion d’un week-end où enfin Alexandrine se donne un peu d’air, l’homme et la bonne s’observent, se jaugent, s’affrontent, se confrontent, se reconnaissent. Au terme de cette rencontre improbable, un final mené de main de maître par Bérénice Pichat dont le style, le choix d’écriture épouse parfaitement les contours de ce drame domestique. En vers libres, en prose, en décalage sur la page, nous suivons chaque personnage dans sa vérité intime. Un roman émouvant, une très belle réussite et une maison d’édition que je suivrai sans aucun doute.
« À ce petit jeu, tel est pris qui croyait prendre. Il ne s’attendait pas à ce qu’elle l’invite à sa table. Un point pour elle. Elle a compris qu’il jouait, elle est entrée dans la partie. Ce qu’elle ignore encore, c’est l’issue de ce jeu.
Elle se demande ce qu’elle doit faire
Après tout
elle n’est qu’une bonne
Pourquoi le maître
voudrait-il passer du temps
avec sa domestique
Dans les autres maisons
si jamais ça arrivait
elle serait méfiante
Chacun doit rester à sa place »
« Il y a cru. Un court instant, il s’est dit que ce serait possible, que cette petite aurait le cran nécessaire. Il a lu quelque chose d’inédit. Dans son regard, une détermination, une dureté qui lui a confirmé qu’elle comprenait. Pas seulement les mots. Il a senti que dans son corps, la bonne a déjà expérimenté la mort. »
Bérénice PICHAT, La Petite Bonne, Les Avrils, 2014

Présentation de l’éditeur :
Un matin de septembre 1890, un géomètre belge, mandaté par son Roi pour démanteler l’Afrique, quitte Léopoldville vers le Nord. Avec l’autorité des étoiles et quelques instruments savants, Pierre Claes a pour mission de matérialiser, à même les terres sauvages, le tracé exact de ce que l’Europe nomme alors le « progrès ». À bord du Fleur de Bruges, glissant sur le fleuve Congo, l’accompagnent des travailleurs bantous et Xi Xiao, un maître tatoueur chinois, bourreau spécialisé dans l’art de la découpe humaine. Celui-ci décèle l’avenir en toute chose : Xi Xiao sait quelle œuvre d’abomination est la colonisation, et il sait qu’il aimera le géomètre d’amour. Ténèbre est l’histoire d’une mutilation.
Kawczak présente un incroyable roman d’aventure traversé d’érotisme, un opéra de désir et de douleur tout empreint de réalisme magique, qui du Nord de l’Europe au cœur de l’Afrique coule comme une larme de sang sur la face de l’Histoire.
Pas du tout une lecture pour se mettre dans l’ambiance de Noël (pas plus que La Petite Bonne d’ailleurs), ce livre – pour lequel j’avais de gros doutes et presque le regret de l’avoir acheté – m’est tombé de ma PAL québécoise dans les mains et… quelle claque ! C’est d’abord un regard impitoyable sur la colonisation (la destruction) de l’Afrique et plus précisément du Congo belge (d’abord propriété personnelle du roi Léopold II avant que celui-ci cède le cadeau empoisonné à l’Etat belge), c’est ensuite l’histoire de quelques aventuriers venus dans ce pays soit pour une mission officielle comme le géomètre Pierre Claes, soit pour fuir l’Europe et venir y accomplir leur utopie, exercer leur rêve de puissance ou assouvir impunément leur violence. On croise dans ce roman un tatoueur découpeur, un pasteur aux théories érotico-communistes, un médecin lâche rongé par l’amour, un géomètre dont la tristesse atavique va trouver un exutoire de fièvre dans ce Congo où la chaleur, la malaria et la nature sauvage écrasent tous ceux qui ne sont pas de taille à les affronter. En parallèle à ces expéditions dans la jungle, Paul Kawczak nous conte l’origine et l’histoire de chacun des personnages, en Belgique, en Ecosse ou en Chine. Où l’auteur a-t-il puisé tant de destins contrastés ?! Quelle imagination débridée, quel style inimitable ! C’est halluciné et hallucinatoire, parcouru de violence, d’amour, de fièvre(s) et de passion, on rencontre Verlaine et Baudelaire, des vierges folles et des explorateurs enivrés de vin de palme. Le final tragique nous est annoncé à plusieurs reprises mais bien malin qui en devinera le scénario précis. Une vraie révélation que ce premier roman !
« Pierre Claes ne savait ainsi pas qu’en 1890, le taux de mortalité des agents territoriaux était de un pour trois, sans compter les handicaps majeurs, et parfois définitifs, qu’entrainaient les maladies équatoriales. En bon agent de l’Etat, il s’était avant tout concentré sur la bonne réussite de sa mission, fier d’aller au-devant de l’Aventure, qu’il imaginait piquante et belle comme dans les livres anglais qu’il avait avidement lus de quinze à vingt ans. Il quittait son pays sans mélancolie, gonflé, même, d’un léger orgueil. Il croyait au projet de civilisation de son pays, il croyait en sa jeunesse, en son roi, et le temps, ce jour-là, était au beau fixe. »
« Toute une civilisation bourgeoise, mâle et malade, étouffée de production, exsangue d’action, faisandée de rêves en chaque crâne, se dépensa avec érotisme et violence dans un fantasme de terre femelle et primitive, de nouvelle Eve noire à violer dans la nuit blanche, sans relâche, la saignant de toute ses richesses, bafouant sa tendresse de mère en criant la mort vide à sa face de déesse indolente. Des hommes féroces en remontèrent les fleuves, en traversèrent les déserts, les savanes et les forêts, et, fatalement, se rencontrèrent. »
« Le jardin d’Éden n’avait dû être qu’un simple brouillon comparé à la jungle africaine. À plusieurs reprises il se dit que son enfance eût été plus facile s’il avait eu connaissance de l’existence des fleurs qu’il voyait alors, s’il avait su qu’il y avait, quelque part sur la terre, un paradis plus mystérieux que la catéchèse, un lieu où pas une couleur n’était absente, où la mort même était extraordinaire, un lieu dont le calvaire quotidien de la chaleur et des insectes consacrait la beauté en vérité au lever du soleil. »
Paul KAWCZAK, Ténèbre, La Peuplade, 2020
—
Avec ces deux chroniques, je termine les billets 2024. J’ai programmé deux billets musicaux mais je vais profiter tranquillement de cette pause.
Rendez-vous en 2025.
Bonnes vacances à ceux qui ont la chance d’en avoir
et belles fêtes de fin d’année !
