Lorsqu’on parle des Beatles, il est impossible de dissocier John Lennon de Paul McCartney ou Paul McCartney de John Lennon. Les deux auteurs-compositeurs forment le tandem le plus influent de la musique pop du XXᵉ siècle. Ils se rencontrent au milieu des années 1950, lorsqu’ils ne sont encore que des adolescents à Liverpool, et commencent à écrire des chansons ensemble autour de la table de la cuisine, partageant leurs inspirations et leurs aspirations. Sans l’étincelle de cette complicité, on peut sérieusement douter que les Beatles auraient pris la forme iconique qui a déferlé sur le monde entier, déclenchant la « Beatlemania ».
Pourtant, derrière cette union créative hors normes, la relation entre Lennon et McCartney n’a pas toujours été un long fleuve tranquille. L’histoire du groupe est jalonnée de tensions, et vers la fin de leur parcours, leurs deux univers s’opposent de plus en plus violemment. Parmi les épisodes révélateurs de cette discorde figure la conception de l’ultime chef-d’œuvre des Beatles, Abbey Road, et plus particulièrement le fameux medley de la face B, une fresque musicale que Paul McCartney a façonnée en compagnie du producteur George Martin… malgré l’hostilité très prononcée de John Lennon.
Sommaire
- De la fusion créative à la séparation grandissante
- Let It Be puis Abbey Road : le chemin vers la fin
- « Abbey Road Medley », l’idée ambitieuse de McCartney et Martin
- John Lennon face au medley : l’opposition frontale
- Un ultime clou dans le cercueil de Lennon-McCartney
- Héritage d’un duo inséparable… malgré tout
De la fusion créative à la séparation grandissante
Dans les premières années, la collaboration Lennon-McCartney se déploie à un rythme effréné, nourrie par l’excitation de la Beatlemania et par l’urgence d’alimenter les hit-parades. Les albums s’enchaînent, parfois enregistrés en quelques jours ou même quelques heures. Le binôme se complète à merveille : John apporte une fougue, une spontanéité et un goût pour l’expérimentation avant-gardiste ; Paul, lui, se distingue par sa rigueur mélodique, sa discipline de travail et un sens pop affûté.
Avec le temps, cependant, ce duo symbiotique se heurte à des divergences artistiques. L’Album blanc (1968) en offre une première illustration éloquente : si l’on y retrouve le crédit « Lennon-McCartney » sur la quasi-totalité des morceaux, nombreux sont ceux qui ont, dans les faits, été composés séparément. Les Beatles ne font plus d’efforts pour fusionner leurs univers, et chaque membre cherche à pousser ses propres idées. L’ampleur de la liste de titres (30 chansons) ne fait qu’accentuer l’impression d’un groupe qui ne collabore quasiment plus.
Let It Be puis Abbey Road : le chemin vers la fin
Au début de 1969, les tensions atteignent leur paroxysme lors de l’enregistrement du projet Get Back, qui deviendra par la suite Let It Be (sorti en 1970). Avec l’ambition de revenir à un son plus dépouillé et de filmer leur processus de création, Paul McCartney tente de ressouder le groupe. La démarche se solde par des conflits innombrables : George Harrison quitte brièvement les séances, excédé par les divergences, et John Lennon se désintéresse en grande partie du projet, davantage occupé par son militantisme et sa relation avec Yoko Ono.
Pourtant, après ces sessions chaotiques, les Beatles ont un sursaut de fierté. Ils décident d’entrer une dernière fois en studio pour réaliser un ultime album digne de leur héritage. L’idée séduit suffisamment Lennon, McCartney, Harrison et Starr pour que l’ambiance soit plus légère, encouragée par George Martin, qui revient dans son rôle de producteur. C’est ce regain d’énergie collective qui va aboutir à Abbey Road, publié en septembre 1969, soit quelques mois avant la dissolution officielle du groupe.
« Abbey Road Medley », l’idée ambitieuse de McCartney et Martin
Conçu comme la pièce maîtresse de la face B d’Abbey Road, le medley est une suite de chansons inachevées, d’esquisses et de bribes mélodiques que Paul McCartney propose de relier afin d’en faire un ensemble cohérent et surprenant. Dans ce qui devient « Golden Slumbers / Carry That Weight / The End », on retrouve l’esprit d’aventure créative qui avait animé les Beatles à l’époque de Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band (1967). D’ailleurs, George Martin lui-même dira qu’il a encouragé Paul dans cette direction, souhaitant raviver la flamme de la collaboration et l’exigence artistique de la période Sgt. Pepper.
Les chansons de ce medley, telles que « You Never Give Me Your Money », « She Came In Through the Bathroom Window » ou encore « Golden Slumbers », s’enchaînent sur un mode quasi cinématographique. Tout culmine dans « The End », ultime morceau officiel enregistré par les Beatles, qui s’achève sur la phrase devenue mythique : « And in the end, the love you take is equal to the love you make ». Cette conclusion prend des allures de manifeste, comme si les Fab Four laissaient là leur testament artistique et adressaient un dernier message de paix et d’amour avant la séparation.
John Lennon face au medley : l’opposition frontale
À ce moment précis, le fossé qui sépare Lennon et McCartney devient difficile à ignorer. Tandis que McCartney, soutenu par Martin et par un Harrison relativement conciliant, investit beaucoup d’énergie dans ce collage musical, Lennon rejette catégoriquement l’idée. Pour lui, cette accumulation de chansons incomplètes ressemble à un artifice tape-à-l’œil qui trahit l’essence même du rock. Il ne cesse de qualifier le medley de « camelote », de « musique de mamies », et fait savoir qu’il n’est pas toujours prêt à jouer sur certains segments.
En réalité, Lennon est déjà tourné vers son propre univers, amorcé depuis « Revolution », « The Ballad of John and Yoko », et renforcé par son militantisme pacifiste et ses expérimentations avec Yoko Ono. Il n’adhère plus à la vision pop symphonique incarnée par McCartney et par Martin. Si le résultat d’Abbey Road fascine encore aujourd’hui les mélomanes et résume le génie collectif des Beatles, Lennon, quant à lui, vit cette période comme le chant du cygne d’un groupe qu’il ne reconnait plus tout à fait.
Un ultime clou dans le cercueil de Lennon-McCartney
Le refus catégorique de John Lennon vis-à-vis du medley et, plus largement, de toute tentative de ressusciter l’esprit unifié des Beatles, constitue l’un des motifs les plus évidents de la rupture définitive. Pour McCartney, cette idée d’enchaînement ambitieux était une façon de prouver que le groupe pouvait, malgré les disputes, offrir au public un dernier élan d’inventivité commune. Mais pour Lennon, déjà convaincu que le temps des Beatles était révolu, cette démarche sonne comme un ersatz du passé, sans le frisson de leurs jeunes années.
La sortie d’Abbey Road ne sera donc pas le symbole d’une réconciliation, mais plutôt le « point final » avant la parution posthume de Let It Be en 1970, qui scelle officiellement la fin du quatuor. Bien sûr, chacun entamera ou poursuivra une carrière individuelle, avec plus ou moins de succès. Mais la collaboration Lennon-McCartney, dont l’impact sur l’histoire de la musique reste colossal, ne s’en remettra jamais. L’opposition de Lennon à la grande fresque musicale sur la face B d’Abbey Road n’a fait qu’accélérer l’inéluctable séparation.
Héritage d’un duo inséparable… malgré tout
Même si John Lennon a toujours rejeté l’esthétique du medley de Abbey Road, cette pièce collective demeure l’un des joyaux artistiques des Beatles. Chaque jour, Paul McCartney poursuit l’hommage à cette période sur scène, clôturant fréquemment ses concerts avec une version de « Golden Slumbers » et « The End ». Ce faisant, il rappelle l’importance de ce moment charnière dans l’histoire du groupe, et réaffirme que, malgré les querelles, la force créative issue de la dualité Lennon-McCartney reste un trésor inégalé.
En fin de compte, il est impossible de séparer complètement Lennon de McCartney ou McCartney de Lennon. Leur rivalité, leur amitié et leurs divergences sont autant de pièces d’un puzzle sans lequel les Beatles n’auraient jamais bâti leur empire musical. L’épisode du medley d’Abbey Road illustre à la fois l’ingéniosité de Paul, désireux de réaliser une œuvre d’envergure, et la volonté de John de s’affranchir de cette vision. Dans le cadre d’un groupe voué à la dissolution, ce dernier clash créatif a entériné la fin d’une idylle musicale entamée un jour sur une table de cuisine à Liverpool. Mais l’empreinte qu’ils laissent ensemble reste, elle, intemporelle.
