Avant toute chose, je souhaite à tous mes lecteurs et lectrices de passage ou habitués une bonne année 2025. Que la culture nous aide à mieux vivre, voilà peut-être mon souhait le plus cher pour chacun de nous.
À propos de culture, voilà un livre qui parle fiction, narratologie, personnages, que j’ai dévoré entre la poire et le fromage pendant ces jours lourds de sucs divers qui entourent Noël. [La semaine entre Noël et jour de l’an, on dirait que la consigne gouvernementale « ne mangez pas trop gras ni trop sucré » est tacitement suspendue, on peut officiellement se « lâcher », soulager d’un cran sa ceinture et se faire pét*r la panse. C’est la trêve de Noël].

J’aime les écrivains qui lisent et analysent leurs lectures. Je me souviens avec bonheur de « L’art du roman » de Milan Kundera. Ici, Alice Zeniter sonde la raison d’être du roman – et plus largement de la fiction, puisqu’elle parle aussi de cinéma et de séries. « Toute une moitié du monde » peut désigner ce « pays de la fiction » bordant notre monde réel. Au début du premier confinement, durant ce temps suspendu et morcelé, elle ressent le besoin de lectures qui sortent du « roman as usual » : des romans pluralistes et polyphoniques, qui ouvrent à l’altérité, fassent écho plus que trouver des causes, mettent en relation plutôt que mettre en scène des antagonismes. Et ces fictions qui sortent des sentiers battus elle les trouve dans les marges de la littérature, tant du côté des créatures de papier que de leurs créateurs : les femmes, les peuples non-occidentaux, les animaux, la « nature ». Toute une moitié du monde, souvent escamotée.
L’autrice propose l’application du test de Bechdel, généralement utilisé pour les films, afin de mesurer la présence significative (ou pas) de femmes dans une oeuvre de fiction : l’oeuvre passe le test si deux personnages sont des femmes, si elles sont nommées (d’après Zeniter, ce n’est pas un critère déterminant car un personnage n’est pas obligé de trimballer tout son état-civil pour qu’on s’attache à lui) et si elles parlent entre elles d’autres sujets que les hommes.
Ainsi, elle questionne les récits qui mettent en scène un héros masculin triomphant de diverses péripéties linéaires et causales pour aboutir à une fin « finie ». À l’inverse, les femmes sont longtemps restées « nonstoried » car le matériau de leurs vies n’était pas jugé digne d’intérêt, et les femmes qui ont commencé à écrire dessus n’étaient pas considérées à l’égal de leurs homologues masculins (à qui on réserve les termes de « génie » ou « monstre sacré ») mais réputées faire des livres pour « bonnes femmes ». Il est frappant de voir que les femmes, mais aussi les auteurs non-occidentaux, ont beaucoup plus développé des styles de fictions sans intrigue (coucou Virginia Woolf) ou aux lignes narratives entremêlées.
Je me suis retrouvée dans certains passages. Cette petite lectrice que j’ai été moi aussi s’identifiait évidemment à d’Artagnan – ou à défaut en tombait amoureuse – et non à Constance Bonacieux (encore moins à la vénéneuse Milady, j’étais trop « gentille » pour le rôle). Alors, moi aussi je me pose la question. À quel personnage féminin de fiction me suis-je identifiée dans l’enfance ou l’adolescence ? La première réponse qui me vient à l’esprit c’est Laura Ingalls1, puisque La petite maison dans la prairie a été ma saga, mon horizon, ma « safe place » à moi durant toute ma jeunesse, relue d’innombrables fois. Mon attachement à cette série de livres est devenue mythique dans ma famille. Et finalement, je trouve que c’est une héroïne pas déshonorable. Bien qu’elle se plie aux us et coutumes de son milieu de pionniers américains corsetés, elle est courageuse et têtue, déterminée à tracer son sillon dans la vie. Not bad.2
Alice Zeniter montre que la place des autrices est encore aujourd’hui minorée dans l’économie du livre et le rayonnement culturel (expérience à l’appui) ; place qu’elle met en regard avec la « parade virile » des « vrais mecs de la littérature » dont le parangon est Ernest Hemingway (je tairai le nom des auteurs vivants qu’elle cite, mais certains peuvent aisément être devinés).
Il y a bien d’autres choses dans ce livre qui s’avère une lecture très stimulante, truffée de citations et de digressions. On lit avec gourmandise les citations de Toni Morrison et Umberto Eco, mais aussi d’auteurs moins connus, praticiens comme théoriciens de la fiction – y compris les auto-critiques de l’autrice sur sa propre pratique littéraires. On aime retrouver des oeuvres et personnages connus, des titres classiques et d’autres totalement inconnus au bataillon (pour ma part). J’ai noté beaucoup de noms d’auteurs et autrices que je me promets de lire… un jour.
C’est sûr, je n’aborderai plus mes lectures de manière naïve, mais Alice Zeniter a le chic de rendre cette réflexion séduisante grâce au ton direct qu’elle emploie, comme si elle menait une conversation à bâtons rompus avec nous.
Un plaisir, madame Zeniter.
« Toute une moitié du monde » d’Alice Zeniter, Flammarion, 233 p., 2023
- D’aucuns argueront que ce n’est pas tout-à-fait un personnage de fiction, puisque la vraie Laura Ingalls a vraiment existé. Mais son personnage a été largement réécrit par sa fille Rose Wilder, l’histoire de la famille Ingalls lissée, des personnages inventés (Nellie Oleson !) C’est justement cette réécriture qui est intéressante. Laura Ingalls serait-elle une pionnière de l’auto-fiction, en plus d’être une pionnière de l’Ouest ? ↩︎
- Alice Zeniter use et abuse des notes de bas de page pour digresser à loisir, et maintenant que je viens de découvrir la fonction sur mon éditeur wordpress, je vais probablement lui emboîter le pas. Ça me rappellera mes années de thèse. ↩︎
