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Véronique Tadjo : Je remercie la nuit

Par Gangoueus @lareus
Véronique Tadjo remercie nuit

Il y a des romans qui vous marquent parce qu’ils touchent un épisode singulier de votre vie. Le critique honnête se doit de le signifier. Car d’une certaine manière, il est question de comprendre, de mettre en jeu, de questionner notre subjectivité et notre capacité à dire ou à commenter une œuvre...


Suis-je objectif ?

Seulement les critiques, les journalistes ne sont pas obligés de se mettre à poil devant nous, plus qu’il n’en faut. Je parlerai donc pour moi, blogueur exhibitionniste. Je remercie la nuit le nouveau roman de l’écrivaine ivoirienne Véronique Tadjo me percute. Il me replonge dans mes années faculté à Abidjan en Côte d’Ivoire. L’histoire sillonne le campus universitaire de Cocody où j’ai séjourné, il visite des lieux que je voyais de loin ou de près comme cette grande bibliothèque inter-universitaire vide. Il parle de ses restaurants universitaires servant sauces djoumbré, aubergine, arachide parfois avec riz... De ce temps où j’étais un étudiant étranger, dans ce pays, ou un rien m’impressionnait sur ce campus immense, héritage des années Houphouët, sur le plateau qui nous permettait de voir le quartier d'affaires du Plateau. Venu d’un pays où les syndicats estudiantins étaient gangrénés par les querelles mesquines et ethniques, j’étais impressionné par la toute puissance de la FESCI (Fédération des Elèves et Etudiants de Côte d'Ivoire), capable de faire des meetings de 20000 personnes (nous sommes entre 1995-1997). Du temps où Serges Kassy enflammait le campus... Certes, ce roman ne questionne pas tout à fait la même période puisque les étudiantes Flora et Yasmina se meuvent dans cet espace une quinzaine d’années plus tard. Mais, je me posais déjà l’époque les incohérences de la Fesci dans ses actions si je m’en tiens à la monumentale bibliothèque centrale dégarnie ou à la question des bourses des étudiants…

“La bibliothèque centrale s’était vidée au cours des années. Des rayons entiers avaient disparu ou n’abritaient plus que de vieux ouvrages. À cela s’ajoutait le fait que des étudiants ne rendaient jamais les livres qu’ils empruntaient.” (p.45)

Flora et Yasmina, une histoire d’amitié

J’ai construit de grandes amitiés durant mes études de Côte d’Ivoire. Des relations qui tiennent encore aujourd’hui, malgré les accidents de la vie, les directions prises parfois très différentes. Flora et Yasmina sont sur ce campus de Cocody, comme je l’ai été, quinze ans plus tôt. Elles partagent une chambre ensemble, elles veulent réussir. Même si elles sont très liées, elles ne se disent pas tout. Il y a des galères qu’on cache. Yasmina vient de Korhogo, dans le Nord Sénoufo de la Côte d’Ivoire. Sa présence pour étudier à Abidjan est un compromis, concédé par son père rigoriste, à la seule condition d'atterrir chez un proche résidant à Abidjan. Des conditions extrêmement complexes pour une étudiante. Flora voit la santé de son père se dégrader quelque part à Babi. Le campus est un refuge, un lieu de rupture, un espace safe pour apprendre et ne pas être confronté au quotidien aux contraintes du milieu social d’où elles viennent. Ces femmes savent ce qu’elles veulent, elles sont déterminées. Véronique Tadjo nous dit combien l’université de Côte d’Ivoire a été un tremplin, un lieu de rencontres pour des jeunes ivoiriens de tous les coins de ce pays.


La crise électorale

Yasmina vient du Nord. Flora est gouro, de l’Ouest. Le climat se détériore au fur et à mesure que les résultats de l’élection présidentielle qui oppose Alassane Ouattara au président Laurent Gbagbo. Nous en avons tous eu les images, ses délibérations rocambolesques, le refus des résultats, les deux présidents, l’assaut de la présidence par l’armée française qui fait suite au conflit armé.  Véronique Tadjo nous donne de mesurer l’impact de l’Histoire sur ces deux histoires singulières dont elle va révéler les limites. Le campus se radicalise. Yasmina est agressée et elle va devoir être rapatriée dans le Nord. Cette crise, nous l’avions vécu au Congo quinze ans plus tôt. Et nous avons été débarqués avec une centaine d’étudiants en Côte d’Ivoire. Ce qui est arrivé sur le campus était prévisible. Veillons-nous les uns sur les autres. Sommes-nous attentifs aux avertissements émis ?  Flora se bat seule à Abidjan, après le départ de son amie.  Elle va prendre une posture intenable qui va nécessiter une exfiltration vers l’Afrique du Sud.


Le pays de Mandela comme miroir


Ce que j’aime chez Véronique Tadjo, c’est le caractère subtil et profond de son analyse. Pour cela, il était nécessaire de délocaliser le match qu’elle décrit. L’expatriation de Flora vers Jo'burg est intéressante, brillante. C’est tout le second volet dont je ne vous donnerai que peu d’informations. Flora y découvre l’exil, une communauté ouest africaine avec ses solidarités et ses heurts, une Afrique du Sud en proie à une histoire de la violence beaucoup plus ancienne. Si Véronique Tadjo n’avait pas vécu longtemps en Afrique du Sud, on aurait pu penser que par ce roman, elle tente de mettre en miroir deux pays phares du continent Africain. Flora va être confrontée à un système universitaire extrêmement discriminatoire dans lequel, le défi pour un étudiant, est de savoir quand il en sera économique exclu. Que ce soit de la violence en politique ou de la survivance de la domination blanche sur qui accède à la performance et au haut niveau, l’Afrique du Sud est probablement l’exemple parfait pour relativiser ce que la Côte d’Ivoire a vécu ces deux dernières décennies. Il est difficile de savoir comment l’Afrique du Sud va s’extraire de la violence originelle, des inégalités qui ont été gravées dans le marbre, du fait de la durée de la colonisation anglaise et du régime d’apartheid. Les Ivoiriens peuvent éviter ce schéma.

“Réveillée en sursaut, elle alluma la lumière et but un grand verre  d’eau. Elle n’était qu’une étrangère perdue dans les dédales d’une ville qui lui tournait le dos. Joburg était laide et agressive, n’hésitant pas à tout broyer. À piétiner l’espoir.“ (p.235)

Ce que j’en pense, objectivement, de ce roman.

Dire que Véronique Tadjo est une écrivaine exceptionnelle, est une récurrence dans mon propos pour celles et ceux qui lisent mes articles. Dans chacun de ses romans, elle se renouvelle. Elle ne raconte jamais une histoire de la même manière. Il est difficile de dire “ Tiens c’est la patte de Véronique “ tellement chaque histoire est traitée avec une esthétique spécifique, une écriture propre et singulière. Ce texte est d’une apparente accessibilité. Si la rupture entre Abidjan, Korhogo puis Jo’burg et Le Cap pourra bousculer, la perspective du miroir, de mise en regard est une piste à saisir. Mais pour moi, c’est revivre l’atmosphère des études, c’est questionner l’amitié, ses limites, c’est rappeler que l’amour est un espace risqué de reconstruction qu’il faut explorer. Le traitement de ces personnages fragiles, sans réelle certitude sur l’avenir, à partir des espaces universitaires ou de l’art, est touchant. Et Tadjo sait toucher ses lecteurs. 

Véronique Tadjo, Je remercie la nuit

Editions Mémoire d'encrier, 2024, 303 pages



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