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Belfast, Maine – Le cœur de l’Amérique

Par Le7cafe @le7cafe

Frederick Wiseman révèle dans une ville ordinaire un concentré d'humanité.

L'illustre documentariste Frederick Wiseman a fait de sa longue carrière une étude en long, en large et en travers des rouages de nos sociétés et des nombreuses institutions sur lesquelles elles reposent. À l'occasion de la rétrospective intégrale que lui consacre le Centre Pompidou jusqu'en mars 2025, retour sur l'un de ses chefs-d'œuvre ; portrait d'une communauté américaine ordinaire où il pose ses caméras à l'orée du nouveau millénaire et ausculte le cœur de l'humanité qui y résonne. Une petite ville appelée Belfast, Maine...

Belfast, Maine cœur l’Amérique

QUELQUE PART DANS LE MAINE

C'est une ville le long de la route 1, celle-là même que filmait Robert Kramer dans son éminent Route One / USA, qui suit la côte Est des États-Unis de la frontière canadienne à la pointe de la Floride. Des rues tranquilles dont le calme n'est momentanément rompu que par le passage d'un pick-up. Des bâtisses de briques rouges, des habitations cossues de style colonial américain, de modestes mobile-homes sur des parcelles de terrain vague. Quelques commerces, boulangeries, pressing, un cinéma, des restaurants. Dans le port, les bateaux tanguent doucement au rythme des vagues dans la brume.

Ce portrait pourrait être celui de bien des villes différentes. Peut-être est-ce précisément ce qui a poussé Frederick Wiseman à faire de Belfast sa muse, le temps d'un film. Avec ses presque 7000 habitants, Belfast atteint tout juste le podium des cinquante villes les plus peuplées de l'état du Maine, le plus au nord-est des États-Unis, porté principalement par l'agriculture et la pêche. Géographiquement plus proche de Montréal que de New York, la ville porte encore les marques d'un passé industriel nourri par les anciens chantiers navals et son port, encore incarné par quelques usines et ateliers de confection. En somme, rien de vraiment remarquable sinon sa banalité.

On connaît Wiseman principalement comme cinéaste des institutions. De l'hôpital psychiatrique de Titicut Follies (1967) au restaurant étoilé de la famille Troisgros dans Menus Plaisirs (2023), sa filmographie longue et riche s'est attachée à comprendre les rouages de la société et les innombrables facettes humaines qui font invariablement fonctionner les lieux derrière leurs façades. Sa caméra s'est posée aussi bien dans des espaces de culture ( Ex Libris, National Gallery, La Comédie Française), des instances politiques ( City Hall, State Legislature), des salles de classe ( High School I et II, At Berkeley), des établissements médicaux ( Near Death, Hospital), des administrations publiques ( Welfare, Juvenile Court)... Bref, une œuvre presque toujours marquée par une unité de lieu qui définit le cadre de son étude.

Exception faite, donc, en 1999, de Belfast, Maine - qui sera couplé plus tard avec Monrovia, Indiana et dans une certaine mesure In Jackson Heights - qui englobe cette fois le périmètre d'une ville entière, et reprend ainsi par touches impressionnistes l'ensemble des considérations institutionnelles auxquelles chaque autre film du maître documentariste se consacrait individuellement. Que dire alors de cette incartade inhabituelle ?

LE GESTE ET LA PAROLE

La pratique de Wiseman hérite d'une certaine approche de cinéma direct américain, que les anglophones qualifieraient de " fly on the wall " (mouche sur le mur) : un cinéma d'observation invisible, sans intervention, sans narration, sans musique d'accompagnement. Mais l'expression présuppose aussi une certaine distance qui, justement, est l'exact opposé du cinéma de Wiseman. Il serait plutôt l'éléphant dans la pièce, la maladresse en moins ; conservant le non-interventionnisme en étendard, mais plaçant sa caméra au cœur des scènes et au plus près de ses sujets. Il réserve les plans larges à ses plans de coupe et paysages illustratifs, pour ne conserver quasiment que les gros plans et plans resserrés lors des scènes qui forment la matrice de son portrait.

Avec une empathie et une patience admirables, le documentariste crée une proximité rare avec ses sujets et tisse un lien tangible entre personnages et spectateurs. Il s'applique à écouter la vie des Belfastois et Belfastoises, captant avec candeur des bribes d'existence ainsi préservées par la pellicule. Ce n'est jamais plus vrai que dans les multiples rendez-vous médicaux qui traversent le film : la rencontre entre une infirmière et une nonagénaire clouée au lit, une assistante sociale venue aider un rescapé d'AVC, une psychologue s'enquérant de l'évolution de sa patiente...

Son objectif scrute les visages sans jugement, mosaïque de tous âges et tous genres. Les gens de Belfast sont beaux ; d'une beauté simple et sans fard, pas celle des acteurs ou des célébrités, mais celle d'une humanité qui se présente à la caméra telle qu'elle est. Wiseman s'attarde aussi sur les mains de ses protagonistes, déployant une véritable litanie des gestes ordinaires. Ici les paumes puissantes du pâtissier qui pétrit sa pâte à donuts, là les doigts du musicien qui filent le long de son saxophone, la main d'une infirmière posant un stéthoscope sur la poitrine de son patient, ou encore le signe d'un prêtre offrant le baptême à un nourrisson. Plus que dans tout autre film du cinéaste, ces visages et ces corps n'ont pas besoin de paroles pour raconter une histoire en eux-mêmes.

À ce titre, la séquence la plus remarquable est celle de l'usine de sardines où la pêche du jour est préparée et mise en boîte par les ouvriers. C'est une expérience sensorielle avant tout, qui transmet à travers l'écran les reflets argents des poissons, le vrombissement des machines industrielles qui les transporte, le cliquetis des boîtes de conserve, même l'odeur d'huile et d'iode qu'on devine. En totale immersion, on observe la gestuelle orchestrée des ouvrières qui coupent au ciseau la tête et la queue des sardines d'un tour de main. Les rides d'une femme plus âgée disent les années qu'elle a passées sur cette ligne de production à parfaire son pantomime industriel, la vitesse d'exécution transmet le long apprentissage d'une dextérité inégalable, ou au contraire la récence relative d'une autre ouvrière dans le métier alors qu'elle effectue ses coupes un peu plus lentement que ses voisines. Les doigts pansés et enrubannés racontent autant de blessures accidentelles, de coups de ciseaux un peu trop vifs, un peu trop glissants. C'est une vie de labeur qui s'offre à nous, mécanique poétique sans paroles.

HUMANITÉ

Malgré ses quatre heures, rien n'est superflu dans Belfast, Maine. Chaque scène apporte quelque chose de nouveau, nourrit le propos du film et amplifie ses messages - même les rares scènes que je n'aime pas, comme l'abattage d'un coyote en bordure d'un champs. En refusant les concessions, Wiseman révèle l'ensemble des traits de cette communauté.

Aucune scène n'existe seule. Trois usines, deux pâtisseries, trois rendez-vous médicaux, deux échanges avec la psychologue, trois églises, une leçon au lycée mise en parallèle avec une conférence sur la Guerre de Sécession, une répétition théâtrale en miroir avec celle d'un orchestre, deux peintres, deux scènes de nuit rythmées par la musique... Loin de faire effet de répétition, ces parallèles permettent précisément de révéler l'identité, l'individualité et les spécificités de chaque situation, surpassant la portée symbolique de ce qui est filmé pour y apporter des caractéristiques distinctes. Les gestes des ouvrières de l'usine de sardines ne sont pas ceux de celles de l'usine de pommes de terre, la recette des donuts de la Weaver's Bakery n'est pas celle des petits pains de l'autre pâtisserie, les soucis de santé du vieux monsieur dans son fauteuil ne sont pas ceux de la petite fille à l'hôpital. Il en ressort aussi un fort sentiment communautaire d'union et de partage, où chaque scène en renvoie à une autre et où les personnes ne sont jamais (ou presque) filmées seules.

" People are amazing ", déclamait Charlie dans The Whale. Wiseman en fait un mantra. C'est vers le milieu du visionnage que j'ai réalisé ce qui me touchait autant dans ce film que dans l'œuvre d'un autre cinéaste comme Jonas Mekas et particulièrement As I Was Moving Ahead. Rien de ce qu'ils filment n'a d'importance. Ce ne sont que des gens ordinaires, vivant leur vie, travaillant, s'adonnant à leurs loisirs, s'occupant les uns des autres, faisant de leur mieux tandis qu'ils affrontent leurs obstacles quotidiens et les surmontent. C'est précisément parce que toutes ses choses n'importent pas que le film, au contraire, en devient essentiel : il fait acte de souvenir et offre l'éternité à ce qui, autrement, aurait été oublié.

Il est impossible de regarder Belfast, Maine 25 ans après et de ne pas y projeter les considérations contemporaines de ce que l'on sait être advenu dans l'intervalle. Quelques scènes font montre d'une prescience rare, comme le débat sur le mariage gay, le problème du découpage du littoral en terrains à vendre énoncé au conseil municipal, ou l'installation du tout nouveau campus de la banque MBNA. Le destin de Belfast est celui de tant d'autres villes post-industrielles et littorales, dont l'industrie s'essouffle ou s'automatise, dont les petits commerces disparaissent peu à peu (la majorité de ceux présentés dans le film n'existent plus en 2025), voyant le phénomène de gentrification pousser leur classe ouvrière hors de la ville au profit de classes plus aisées friandes d'une vie en front de mer.

Alors quelle est finalement l'institution que Frederick Wiseman documente ici ? C'est l'Amérique en son cœur, au moment-charnière de l'arrivée du XXIe siècle. C'est chroniquer un changement, sans savoir exactement de quoi il sera fait, mais percevoir que les choses ne seront plus comme avant. Et bien qu'il soit aisé d'en faire une lecture pessimiste, non sans pertinence, ce n'est pas le message qui reste. À l'inverse, c'est celui d'une profonde humanité, inarrêtable et inaliénable, qui continue de vivre, de partager, de s'attacher aux autres et d'en prendre soin. Les choses changent, oui, mais l'humain reste et restera toujours. Ainsi pour un bref instant d'éclat, Belfast, Maine devient la ville la plus importante du monde.

LE MOT DE LA FIN

Belfast, Maine trouve dans la petite ville éponyme un concentré d'humanité. À travers la litanie des gestes mondains et la mosaïque des visages ordinaires qu'il filme, Wiseman fait surgir le cœur battant d'une communauté américaine et fait de simples vies un extraordinaire triomphe.

Note : 9 / 10

- Arthur

Tous les gifs et images utilisés dans cet article appartiennent à Zipporah Films, et c'est très bien comme ça.
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